Revue le Trimestre psychanalytique, Disparité clinique de l’oralité, 1997 n°3/4, ed. AFI
Jean Bergès
La disparité de l’oralité : j’espère qu’un cas d’anorexie va permettre de savoir ce que disparité veut dire ; le disparate, c’est l’extravagance, c’est l’hétérogène.
Selon les termes mêmes de la patiente dont il va être question, puisque c’est au moment où de l’anorexie elle passe à la décision de se nourrir, elle dit elle-même : «je suis passée à une nourriture extravagante». Patiente qui depuis deux ans et demi était en analyse, au moment où elle décide de se nourrir à nouveau. Cela a permis d’entendre certains points sur ce que l’anorexie pouvait nous apprendre sur l’oralité, et je vous propose de m’en tenir à ce qu’elle m’a appris au moment précis où après des vacances d’une semaine, j’ai été effrayé en la voyant dans la salle d’attente, image de la mort. Ce qui, au cours de la séance m’a amené à faire une interprétation sur laquelle je reviendrai et qui a été suivie d’un changement radical chez elle. J’utiliserai certains de ses dires au cours de cette deuxième période succédant à l’anorexie et sur ce qu’elle avait compris de ce qu’elle avait dit antérieurement et je tenterai d’étayer quelques points concernant l’oralité.
Abordons la question sous deux angles : la désintrication des pulsions et la disparité des demandes de la mère et de la fille.
Du côté de la pulsion : la faim
La faim chez cette patiente était intolérable, très douloureuse, la faim s’appliquant à l’objet du besoin ; les contractions aérophagiennes, gastriques, l’acidité de sa salive, en somme l’activité non érotisée de la musculature lisse remplaçant dans la douleur par l’extrême activité de la musculature par la marche, la gestuelle, les attitudes puisqu’elle était sans cesse en mouvement, comme si elle voulait battre des records : chose qui avait un peu cessé lorsque je lui avait fait remarquer qu’elle marchait pour sa mère qui avait une sclérose en plaques.
La fonction de dévoration altérée par son non-fonctionnement aboutissait à un appétit zéro : ce contraste entre la faim et l’appétit, entre la fonction de dévoration douloureusement présente et le non-fonctionnement de cette fonction, soit l’absence complète d’appétit me paraît du côté de la pulsion devoir être mis en place.
Du côté de la demande orale, du grand A de la mère, que Lacan résume dans une formule sensationnelle «laisse toi nourrir» : ce laisse toi nourrir, demande de la mère au nom de ce qu’elle sait, demande prise dans son désir ; donc ce qui est en jeu dans l’objet qui nourrit, ce n’est pas seulement l’objet de la pulsion orale, c’est l’objet mis en jeu dans la demande de la mère. En somme, il s’agit de ce en quoi cet objet, la nourriture, est parlé. Ainsi il s’élève au-dessus de la chose : parlé par la lecture de la posture nourricière : mouvement des lèvres que vous pouvez constater quand la mère met la cuillerée dans la bouche du bébé, accompagnant cette cuillerée des mouvements de sa propre bouche, et nourriture parlée parce qu’engageant le désir de la nourrice.
Dans le cas de cette patiente, le «laisse toi nourrir» était pour elle représenté par sa vocation qui était d’être le soir, seul repas où elle pouvait prendre quelque chose, la nourrice sèche de son mari. Toute la journée, elle pensait à ce qu’elle allait lui préparer le soir, elle faisait des courses à cet effet, elle cuisinait et, pour reprendre une expression déjà utilisée ici, elle attendait : dans l’attente de cet homme, le nourrir c’était là l’essentiel. Elle tenait lieu du désir maternel de nourrir ; d’ailleurs son mari est parti 48 heures après qu’elle ait recommencé à manger.
La pulsion anale et l’oralité dans la disparité
Ce que Lacan met bien en lumière de la demande anale en tant qu’elle est surveillance, que sa satisfaction passe par l’attente et la vue de l’objet fécal est ici détourné de toute dialectique du don chez cette patiente. Cet aspect de la question est mis en lumière par l’articulation qui se produit entre la période au cours de laquelle elle se remet à manger et ce qu’elle précise comme la question de son attente : dans sa période d’anorexie, l’attente est éprouvée sur le mode de la douleur, plus elle attend de s’octroyer ses misérables rations, plus elle souffre dans son corps. Tout le tractus digestif, la respiration, les muscles abdominaux, des bras sont le siège de douleurs aggravées par une constipation opiniâtre. Plus elle attend l’heure du dîner, plus elle attend de nourrir son mari, plus celui-ci la fait attendre, il rentre de plus en plus tard et finit par ne pas rentrer.
Retard qu’elle s’obstine à mettre douloureusement au compte de cette nécessité d’attendre. Sans soulever aucune autre hypothèse, en particulier sexuelle, bien qu’elle ait dit à plusieurs reprises que cet homme ne répond jamais a ses avances sur ce point, où il la fait aussi attendre.
On voit ainsi l’objet oral dans son glissement à l’objet de la demande anale de la mère et enfin, par l’attente, rejoindre l’objet sexuel. Ce qui paraît à souligner ici, c’est que la disparité n’est pas seulement du côté de ce que l’on peut appeler la désintrication des pulsions mais bien plutôt dans cette désintrication, l’importance centrale des glissements entre les objets de la demande de la patiente et ceux du désir de la mère.
Cette ambiguïté, cette disparité de l’objet a apparaît donc essentielle au fonctionnement de l ‘oralité et l’anorexie me paraît nous montrer à quel point dans la cure il faut être circonspect dès lors que l’analyste viendrait interpréter du côté de l’imaginaire.
Car ce en quoi toute interprétation serait périlleuse de ce côté, le serait à deux titres, du côté de l’imaginaire, du côté du corps :
– L’imaginaire, dans la mesure où l’axe «i de a» de l’image de la mère, de son corps, de son idéal du Moi n’est pas seul en cause puisque comme nous venons d’essayer de le montrer, c’est aussi de son désir pris dans le rapport à sa demande dans le domaine de l’oralité et dans le domaine de l’analité, qu’il s’agit : il y a donc là une disparité supplémentaire.
– Du corps, dans la mesure où celui-ci, tout du côté de l’imaginaire (et dans le cas qui nous occupe, le fait que sa mère soit dans un fauteuil roulant depuis que la patiente a douze ans, ne pouvait que m’obnubiler dans cette cure) dans la mesure donc où dans le schéma L de Lacan le corps est situé sur la ligne de l’identification imaginaire, l’interprétation pourrait masquer ce en quoi le corps de l’enfant peut n’avoir été rien d’autre que le prolongement de celui de la mère : aussi bien dans son image que dans son fonctionnement, dans la production des objets a de l’enfant considérés par la mère comme produits de ses fonctions à elle, ce qu’elles ont de phallique du côté du phallus imaginaire. Cette disparité entre les pulsions, les objets et les demandes entraîne une autre conséquence à savoir :
la problématique du sujet dans l’oralité
Notre patiente avait axé son fonctionnement oral sur le décompte. Toute nourriture était ramenée au comptage obsessionnel des calories. La despécification de toute nourriture était ainsi obtenue, le fait de compter était essentiel pour elle, au même titre que certains enfants ne peuvent avaler que de la nourriture moulinée : la bouillie. Et la question soulevée par les rapports entre la mastication et l’articulation souligne ce que l’on met habituellement au compte du sevrage.
C’est de cette despécification de l’objet de la pulsion orale qu’il s’agit, c’est l’objet lui-même qui est déspécifîé, mouliné, broyé, ici avec des calories : compter c ‘est s’opposer à la demande orale de la mère : « laisse toi nourrir », « laisse moi compter ».
Et cette femme avait parfaitement compris qu’elle espérait compter pour son mari en comptant les calories.
C’est donc là s’opposer à la demande de la mère «laisse toi nourrir», ainsi qu’à la dialectique du don de l’objet anal, qui suppose que ce don est fait sans compter, c’est cette double négation qui porte donc dans deux champs. Elle ne porte pas seulement sur la dynamique de l’objet oral, mais sur le fait que cet objet est indissociable de l’objet du désir, de la demande orale de la mère. Ce en quoi la mère apparaît comme «la grande bouche» on comprend bien que cela tient par là. Cette destruction, ce morcellement, doivent être regardés comme ne se rapportant pas seulement à l’objet, mais aussi à l ‘objet cause du désir de la mère de l’anorexique.
Le corps de l’enfant, par rapport au corps de la mère peut se trouver dans le prolongement, dans l’imaginaire, ou comme un réel pour elle, pour donner ces deux exemples. Mais en tous les cas le corps n’est pas symbolisé par la parole de la mère.
Dans le cas qui nous occupe, il s’agissait d’une bouillie qui par le comptage tentait d’être thérapeutique, d’aborder la signification sinon la symbolisation, par ce comptage.
Il semble que ce soit une approche du même ordre lorsque l’on hospitalise les anorexiques : en effet, les pesées, les vérifications consistent à situer ce comptage du côté de l’Autre. C’est sur ce point qu’avait porté mon interprétation quand j’avais constaté avec inquiétude son extrême maigreur après des vacances. Alors qu’elle faisait état d’un comptage méticuleux de la nourriture en centaines de calories, j’avais lancé : il ne s’agit pas des cents, il s’agit des mille. Et elle-même quelques mois plus tard avait dit qu’elle ne comptait plus les calories, mais les hommes.
DISCUSSION
J.-L. Cacciali : Je remercie beaucoup J. Berges. … Est-ce que vous pouvez préciser sur cette question de l’objet oral déspécifié, mouliné, broyé. N’est-ce pas toujours le statut de l’objet oral ? Quand Lacan fait la remarque que le fantasme fondamental de morcellement est un fantasme très fréquent du fait de l’oralité ?
J. Berges : Oui, seulement le fantasme de morcellement aussi est fréquent, je veux dire là en l’occurrence ce qu’il y avait de particulier c’est que cette déspécification se faisait avec le comptage, c’est ça que j’ai trouvé intéressant. C’était un appel à ce en quoi le comptage a quelque chose à faire avec le symbolique… et c’était voué à l’échec mais c’était un accrochage. Parce que ce qui me paraît à discuter dans ce que vous venez de dire, c’est que si en effet, et peut-être ce que vous avez avancé de Lacan, c’est qu’en effet cette déspécification de l’objet oral, mais il est déspécifié d’emblée, puisque l’objet oral, qui répond à : «j’ai faim, nourris-moi», précisément c’est le même objet que celui de la demande orale de la mère, c’est-à-dire du désir de la mère de nourrir. Cette déspécification d’emblée, si je peux dire, ne se situe pas seulement dans ce que j’appellerais la dynamique de l’objet oral, elle se situe aussi dans le fait qu’il est indissociable, cet objet oral, de l’objet du désir de la demande orale de la mère. Alors ce en quoi la mère apparaît comme la grande bouche, on comprend bien que ça tient par là. On comprend bien qu’en effet cette destruction, ce morcellement, c’est un morcellement dont il ne faut pas le regarder comme propre, comme se rapportant seulement à l’objet, il se rapporte aussi à l’objet du désir de la mère. Alors évidemment, selon que le corps de l’enfant et le corps de la mère se trouvent dans une situation de prolongement, dans l’imaginaire, de réel par rapport à la mère… en tout cas de non symbolisé par la parole de celle-ci, et dans le cas qui nous occupe, c’était une tentative. C’est pour cela que je pense qu’en l’occurrence c’était une bouillie mais une bouillie qui essayait d’être thérapeutique, le fait qu’elle comptait sans cesse ses calories. Et il me semble que c’est ce qu’on fait en effet quand les gens sont à l’hôpital, on les pèse, on leur dit : «vous avez pris ça…», autrement dit on met ce compte du côté de l’Autre.
J.-J. Tyszler : … je rappelle qu’avec Freud on est embarrassé puisqu’il situe objet, but et source. Alors avec le jeu syntaxique que tu proposes, pourquoi ne pourrait-on dire côté but pulsionnel que plutôt objet, ou les deux ? Pourquoi n’emploies-tu pas le terme de but ?
J. Berges : Parce que le but… du côté de la mère ce n’est pas une pulsion, c’est une demande. Est-ce que la demande a un but au sens de Freud ? Voilà, c’est la difficulté qu’on rencontre sans cesse mais enfin là, il me semble que dans l’oralité, c’est une difficulté à côté de laquelle nous passons volontiers. C’est qu’à un moment donné on ne peut pas parler justement du but de la mère et du but de l’enfant. Ce serait bien si on pouvait dire ça. C’est ce qui m’a semblé intéressant dans le mot disparité, parce que – j’en profite puisque tu parles de but – mon but, c’était d’arriver à la bigarrure, les bigarrures du Seigneur des Accords, c’est le titre qu’il met à son bouquin pour parler des tropes, des tropes de toutes les figures de style. Justement, cette disparité de l’oralité c’est pris dans les figures de style, dans les tropes divers dans lesquels, à mon sens, si la parole de la mère n’est pas rentrée aucune métaphore n’est possible. C’est un dispositif à mon sens qui nous oblige à tenir sans cesse compte – parce que lorsque Lacan aborde dans le transfert cette question de la demande anale et de la demande orale, il oppose les deux côtés. Mais je crois que je ne veux pas trop en parler parce que Gabriel va parler aussi de ce passage… Mais enfin il y a un point là assez important à mon sens.
J.-L. Cacciali : Il y a déjà ce point : que la demande n’est pas du même côté, la demande orale est du côté du sujet et la demande anale est du côté de l’Autre…
M. Caumel : Je me demandais ce qu’il y avait à partir de ce que vous ameniez en particulier sur la question des tropes, parce que je vais vous dire, toute votre observation m’a fait entendre qu’il y avait justement eu chez ce sujet quelque chose qui s’était passé pour elle où la lecture qu’elle avait faite sur le : «laisse-toi nourrir», avait été «laisse-toi mourir». C’est sur ce moment clé de la cure vous tombez sur cette question et vous faites passer là le comptage dans la question métaphorique et non plus dans la question métonymique. Il me semble que de ce côté-là vous avez donné au sujet la possibilité de se compter autrement que dans le registre métonymique.
J. Berges : Oui, avec cette petite différence qu’évidemment dans le cas qui nous occupe le «laisse-toi nourrir» c’était elle qui s’en était emparé pour l’appliquer à son mari. C’est-à-dire qu’elle était à la fois celle, l’anorexique, qui est la marque du conflit dans l’oralité entre «à manger/laisse-toi nourrir», elle avait pris la place de la mère vis à vis du mari dont elle était la nourrice sèche. Elle était arrivée par ce système à devenir apte à entendre ce que vous venez de dire. Le sujet n’est pas l’anorexie, c’est l’oralité mais on comprend, me semble-t-il, que ce qu’il en est de la disparité de l’oralité ce soit justement ce qui rend possible que de l’anorexie on puisse s’en sortir. C’est précisément parce qu’il y a une disparité parce que s’il n’y en avait pas, s’il n’y avait pas la possibilité pour le sujet dans son aphanisis de passer de «laisse-toi nourrir» à «laisse-toi mourir»… pourquoi pas et s’il n’y a pas ça, c’est cuit. Alors c’est pour ça que l’analyste, s’il reste dans des interprétations à, base de corps, de remplissage, de vidage, de plein, de vide, de trou, de machins… alors là il ne peut pas s’en sortir, c’est complètement exclu. En quoi ça me paraissait intéressant justement, ce qui apparaît c’est le modelage qui vient remplacer le comptage, dit-elle. Alors je suis d’accord avec ce que vous venez de dire mais dans la cure c’est important de tenir compte de ça.
P. Arel : Il y a un point qui me fait difficulté, je vais vous demander des précisions là-dessus. C’est cette question de l’aphanisis qui vient suivre l’interprétation puisque je n’arrive pas à entendre sur quelle subjectivité cette interprétation vient faire aphanisis, puisque ce qui semblerait à entendre ce que vous avez développé, c’est que de sujet, il n’y en avait pas dans cet automatisme de répétition, ce pur automatisme du comptage. Sur quelle subjectivité l’interprétation vient faire aphanisis ?
J. Berges : Alors, je n’ai jamais dit que le comptage était automatique, j’ai dit que le comptage faisait partie de la bouillie. Justement il tendait à déspécifier l’objet, ce n’était plus de la nourriture, c’était des calories. Ce n’est pas du tout automatique, au contraire c’était l’objet d’un travail incessant cette histoire de comptage. Je vous dorme un exemple. Alors qu’elle n’avait cessé de compter, elle disait : «eh bien, le gâteau que je devais manger, le soir, je l’ai mangé le matin parce que ce soir je vais voir un homme», voilà une fois que c’est allé un peu mieux. Autrement dit ça n’était pas automatique. En ce qui concerne l’aphanisis du sujet, je n’ai pas voulu faire trop de citations, mais c’est elle qui a expliqué, à partir du moment où elle a décidé d’arrêter de compter, du même coup elle s’est aperçue que son père ne s’était jamais inquiété de voir la situation dans laquelle elle était. En même temps elle s’est aperçue que son mari qui l’avait quittée trois ou quatre jours avant, s’appelait comme il s’appelait, c’est-à-dire un mot qui veut dire exactement «bouffe», à l’infinitif «bouffer», disons ça comme ça. Alors, c’est en ce sens qu’à mon avis elle n’a pas seulement inversé tous les mécanismes de comptage etc… elle a aussi destitué ces deux signifiants. Deux signifiants qui lui permettaient d’être déterminée comme sujet et elle en a pris d’autres mais je ne suis pas rentré dans les détails parce que j’ai trouvé que c’était déjà assez long. Votre remarque montre que je n’ai pas bien montré ça. Voilà, mais ce n’est pas du côté de l’automatisme et du non-sujet. A aucun moment elle m’est apparue comme absente, comme n’ayant pas une place de sujet.