Qu'appelons nous Identité ?
20 décembre 2009

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FLORENTIN Thierry
Billets



En dépit des protestations de la puissante guilde des marchands d’Alsace et de Lorraine, la Révolution Française accorda en 1791 l’émancipation aux juifs.

Il fallait y voir la conséquence logique des textes fondateurs sur lesquels elle s’appuyait, et notamment l’universelle contenue dans l’article premier de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. "Tous les hommes" ne pouvait en effet souffrir l’exception.

Le 06 février 1807, Napoléon 1er prit l’initiative de faire venir de tout le pays, ainsi que des territoires italiens sous son contrôle, une poignée de notables juifs, à qui il enjoint de se réunir, et de donner au nom de leur peuple, une réponse précise à une série de questions qu’il leur soumettait, au sujet de leur loyauté à la Nation (1).

Aux questions affligeantes de méconnaissance et de préjugés et révélatrices de la défiance de l’Empereur à l’égard des Juifs, portant sur la compatibilité de leur religion avec l’exercice de la citoyenneté, ainsi qu’avec les dispositions du Code Civil, le Grand Sanhédrin, tel était le nom donné à cette assemblée, se mit en mesure d’apporter les réponses et les garanties suffisantes à Napoléon de la conformité des moeurs des juifs à la loi commune, ainsi que de leur fidélité à l’État.

Cette Assemblée qui prit pour devise "Religion et Patrie" mit en place les fondements de ce qu’on l’appela par la suite le judaïsme français, et qui sut traverser l’épreuve de la loi de 1905 sur la laïcité.

Les conclusions du Grand Sanhédrin n’altérèrent en rien les convictions de l’Empereur, qui imposa aux Juifs par décret en mars 1808 un ensemble de mesures restrictives de l’exercice de leurs droits civils, les tenant à part de leurs concitoyens chrétiens, lesquelles ne furent levées que dix ans plus tard, sous Louis XVIII.

Face aux fantasmes, aux accusations, et aux craintes, qui s’expriment aujourd’hui à l’encontre des populations immigrées, un Grand Sanhédrin de l’Identité Nationale et de l’Immigration serait-il entendu ?

Lors d’une récente réunion à l’ALI, Perla Dupuis s’étonnait ainsi qu’aucun psychanalyste n’ait été reçu par les instances ministérielles dans le débat actuel sur l’Identité Nationale, et que nul ne se soit enquis de leur silence, ni de leur mise à l’écart.

Car enfin, qu’appelons nous identité ?

Et pourquoi, la simple évocation de cette question fait elle autant crispation, et passion ?

Lors d’une intervention (2) dans le service de psychiatrie du Dr Féline, à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, en 1990, Charles Melman décomposait l’identité en quatre composantes.

Dans sa dimension imaginaire, nous disait-il, l’identité nous vient de l’Autre. Lorsque je suis en contact avec autrui, je suis obligé de me faire autre, afin de partager avec cet autrui une forme commune, et de ce fait, je me mets à l’égard de moi-même, de ma propre subjectivité, dans une position d’altérité. C’est cet autre là, le "faire comme tout le monde", qui devient mon moi, mon Moi-idéal, et qui assure ma socialisation. Plus je cherche à être moi-même, et plus je suis altéré par cette altérité qui m’agit, et qui va déclencher la rivalité et la jalousie, la haine, et le rejet, si je ne me trouve pas ressembler à l’image que me renvoie l’autre. C’est pourquoi Lacan disait que le moi est paranoïaque.

La dimension symbolique de l’identité me permet de ne pas céder totalement à la plasticité qu’exige l’identification imaginaire. Ce sont les éléments de mon histoire personnelle, de mes origines, tant familiales, que culturelles, géographiques, religieuses, sociales, patronymiques, etc…, éléments essentiellement représentatifs de la dette qu’il me faut payer vis-à-vis des générations qui m’ont précédé, et qui règlent d’une certaine manière l’assomption de mon identité sexuée.

Le désir, ou dimension réelle, en représente la troisième composante, comme cela en avait déjà été reconnu en son temps par Spinoza, "Le désir, c’est l’essence de l’homme", dont la maitrise lui échappe. En traversant les frontières, ce désir ne disparaît pas, l’homme ne peut le récuser et l’emporte avec lui.

Enfin, le symptôme en est la quatrième et dernière composante, venant organiser les modalités du script originel et ineffaçable de nos existences, dans la répétition, et dans l’échec, ou la réussite de la vie. Comme le désir, auquel il est lié, on ne peut ni le fuir, ni le récuser, et de ce fait, il est le témoignage le plus solide de notre identité.

Ainsi, il est frappant que notre identité, vis-à-vis de laquelle nous sommes sommés de nous définir, et de répondre, soit une partie de nous qui nous échappe à nous même, et ce de la façon la plus radicale qui soit.

De même, l’étranger ne nous est pas extérieur, il nous constitue à notre insu, à travers l’image qu’il nous renvoie de nous même, et qui nous sert de support. Soit nous relevons de la même identité symbolique, et partageons le même Idéal, et il nous apparaîtra sympathique, et nous serons tentés d’aimer notre image en lui, soit il relève d’une identité symbolique différente de la notre, et cela provoquera une antipathie insupportable, autant qu’irréparable.

Une fois affirmée la valeur de mirage imaginaire et aliénante de l’identité, nous sommes bien obligés d’admettre qu’il n’y a aucune substance dont un sujet puisse soutenir son être, ni son identité.

C’est qu’en vérité, l’identité est un lieu.

Le lieu d’où se soutient et s’énonce notre parole, singulière pour chacun.

Ce lieu n’a aucune localisation autre que la résultante des lois du langage, et celui qui s’y exerce doit en passer par l’autre pour s’y tenir.

C’est cela que les nationalistes et les fanatiques ne supportent pas. Il leur faut des frontières, qu’ils puissent défendre contre l’intrusion.

C’est cela aussi qui insupporte les cognitivistes, qui ont besoin de circonscrire à tout prix ce lieu dans les circonvolutions et les zones de notre cerveau.

Et il fallait Freud, un Juif sans territoire, pour pouvoir énoncer le premier ce lieu.

Alors ? Soyons ce que nous sommes, vivons, créons, aimons et travaillons, aussi loin que nous y autorise une psychanalyse aboutie, sans oublier que ce qui fait identité, qu’il s’agisse d’un couple, d’une Association de psychanalystes, ou d’une Nation, c’est ce trait Un qui est d’abord et avant tout le partage de valeurs communes, et d’un projet.

Notes :

(1) Lire par exemple Pierre Birnbaum, L’aigle et la synagogue Napoléon, les Juifs et l’État, Fayard, 2007.

(2) Réunie sous le titre "Les quatre composantes de l’identité"