La règle fondamentale est de mise dans la cure analytique. Elle s’énonce
au moment de la mise en place du contrat. Freud la précise dans l’article
Le début du traitement (p 94 de la technique psychanalytique).
Je cite : » une chose encore avant que vous commenciez. Votre récit
doit différer, sur un point, d’une conversation ordinaire. Tandis que
vous cherchez généralement, comme il se doit, à ne pas
perdre le fil de votre récit et à éliminer toutes les pensées,
toutes les idées secondaires qui gêneraient votre exposé
et qui vous feraient remonter au déluge, en analyse vous procéderez
autrement. Vous allez observer que, pendant votre récit, diverses idées
vont surgir, des idées que vous voudriez bien rejeter parce qu’elles
ont passé par le crible de votre critique… Ne cédez pas à
cette critique et parlez malgré tout, même quand vous répugnez
à le faire ou justement à cause de celà. Vous verrez
et comprendrez plus tard pourquoi je vous impose cette règle, la seule
d’ailleurs que vous deviez suivre. «
Lacan ne dit pas autrement dans La direction de la cure. (p 586 des
Écrits) :
» Elle consiste d’abord à faire appliquer par le sujet la règle
analytique… «
plus loin, toujours dans les Écrits (p 616 ) :
» L’analyste est l’homme à qui l’on parle et à qui l’on parle
librement. Il est là pour ça. Qu’est-ce que cela veut dire ?…Le
sujet invité à parler dans l’analyse ne montre pas dans ce qu’il
dit, à vrai dire, une liberté bien grande. Non pas qu’il soit
enchaîné par la rigueur de ses associations : sans doute elles
l’oppriment, mais c’est plutôt qu’elles débouchent sur une libre
parole, sur une parole pleine qui lui serait pénible. »
Mais c’est déjà parler de ce qui empêche un patient d’accéder
à une parole libre, ce qui ne peut être dissocié de celui
à qui elle s’adresse, de l’analyste.
Et je ne voyais pas comment Melle G., la patiente dont je vais vous parler,
allait bien pouvoir faire une analyse puisque cette règle d’or, elle
ne l’appliquait pas. C’était pour moi un obstacle majeur, attachée
que j’étais au fait que seule cette règle permettait une ouverture
sur son inconscient, l’apparition d’une énonciation, de cette deuxième
chaîne signifiante dont la tendance à déranger le discours
courant signe l’échec du refoulement et l’insistance du désir
à être reconnu.
J’attendais donc que ma patiente se mette à associer. Cette règle
me faisait défaut autant qu’à elle, au point que dans un premier
temps, j’ai fini par me dire qu’elle ne faisait pas une analyse, me demandant
quand elle voudrait bien s’y mettre surtout que je lui avais clairement précisé
cette règle. Melle G., elle, ne l’entendait pas de cette oreille et continuait
patiemment de venir à ses séances.
Je vous parlerai d’abord du déroulement des séances, puis des
symptômes de la patiente pour revenir sur ma place dans le transfert.
Lorsque Melle G. a commencé sa cure, les séances se déroulaient
de façon stéréotypées :
cinq minutes de silence, puis la séance commençait attachée
à la précédente par un » la dernière foi j’avais
dit que…« . Elle est restée un fois silencieuse tout le temps de
sa séance parce qu’elle avait été absente à la séance
précédente, donc rien à dire à la séance
d’après, comme si les séances étaient enchaînées
l’une à l’autre. Elle aborde un thème par séance, son discours
est clair, sans ratés d’aucun ordre, (lapsus, néologismes ou erreurs
syntaxiques). Elle parle au passé simple ou à l’imparfait, me
livrant les associations qu’elle a faites entre les séances. Simplement
parfois son discours s’interrompt et il y a un blanc, seul moment où
se crée un écart entre ses pensées et son discours en tant
qu’absent.
Par moment aussi son discours se fait plus hésitant, elle est moins
sûre de ce qu’elle dit, ce qui donne une sorte de bégaiement :
» Je, je crois que… Je me demande si, si » de redoublement du je
dont Lacan a défini le sens dans la deuxième leçon de son
séminaire Le désir et son interprétation. » Je de
l’énoncé et je de l’énonciation, présents
dans cette phrase « je le dis et je le répète », articulés
dans le graphe du désir dont le but, dit-il, est de montrer les
rapports du sujet parlant avec le signifiant. «
Tous ses propos sont en rapport avec ses symptômes, non sans pertinence,
ce qui m’a particulièrement gênée. Elle se remémore
les souvenirs et différents moments de son histoire, les relie à
ses symptômes et c’est vrai que ça donne un sens à tout
l’édifice, d’ailleurs elle souffre moins, certains symptômes ayant
disparu.
Bref cette patiente parle juste, parle vrai, tant et si bien qu’il n’y aurait
plus à chercher du côté de l’énonciation, l’énoncé
se suffirait à lui-même, plus besoin de mise à l’épreuve
de son inconscient .
Quant au sujet de cet inconscient, ce sujet barré, présent dans
la coupure du discours, pourquoi ne doit-il jamais se faire entendre, pourquoi
n’est-il jamais engagé dans cet ensemble de significations ?
J’ai donc commencé par essayer de lui faire appliquer la règle,
à interroger ses silences : » dites à quoi vous pensez » ;
mais rien d’autre ne venait qu’une suite aux propos qu’elle avait précédemment
tenus.
Quant à relever certains signifiants, à essayer d’introduire
la patiente à l’ambiguïté de son discours, ça a plutôt
eu des effets contraires aux effets recherchés ; c’est-à-dire
que la patiente réorientait ses propos selon la nouvelle signification
entendue comme si une nouvelle vérité s’offrait à elle
qu’elle tenait enfin, ou alors ça restait lettre morte ; nous étions
loin de ce que Lacan préconise dans Fonction et champ de la parole
et du langage (p. 251 des Écrits) :
Trop préoccupée par les effets attendus de cette fameuse règle,
attachée au signifiant avant tout, je méconnaissais l’importance
de ce que la mise en jeu de la règle signifiait quant à la place
du sujet, à ses rapports avec le grand autre, tout ce que je ne pouvais
saisir qu’à me pencher un tant soit peu sur le transfert et sur la place
que j’occupais pour ma patiente :
Quelle valeur pouvait bien avoir ce sujet supposé savoir mis en place
dans la cure, pourquoi ce savoir supposé à l’analyste ne devait
en aucun cas être interrogé par Melle G.?
Au cours du premier entretien, elle pose en quelques phrases l’essentiel de
ses symptômes, ce pourquoi elle demande à faire une cure. Entre
pensées obsédantes, phobies, problèmes de poids, aucune
étiquette diagnostique ne s’impose.
Premier symptôme : Elle se plaint d’être angoissée par l’idée
suivante : elle a peur d’apprendre la mort d’un proche et de ne pas savoir qu’il
était mort alors que les autres le savent. Ce qui compte c’est la culpabilité
qu’elle ressent de ne pas le savoir alors que les autres le savent. Elle a surtout
éprouvé cette pensée au sujet du petit ami qu’elle avait
au début de sa cure.
Que dire de ce symptôme :
qu’il commence seulement à être un peu moins énigmatique
qu’il s’est éclairé dans le transfert
qu’il désigne ce qui soutient la parole de la patiente.
Il met en scène trois termes : elle, un proche mort, et les autres.
Un chiffre trois qui se retrouve tout le temps, et d’abord dans l’enchaînement
des générations : elle a deux soeurs, sa mère a deux soeurs,
sa grand-mère a aussi deux soeurs. Elle conclut d’ailleurs son premier
entretien en disant que son affaire » c’est une affaire de femmes « .
Plusieurs explications apparaissent autour de ce symptôme qui met en
jeu cette question du savoir : savoir du grand Autre auquel elle reste aliénée,
savoir en tant qu’il inscrit une différence entre les êtres.
Tout d’abord une explication au sujet de la mort de cette grand-mère
maternelle :
Cette grand-mère maternelle a vécu avec eux et Melle G. lui était
très attachée. Elle avait huit ans quand elle est morte mais le
matin de sa mort, son père l’a emmenée à l’école
sans rien lui dire, alors qu’elle avait deviné le drame. » Il était
blanc comme un linge, il ne disait rien, je savais bien pourquoi . » Elle
ne le questionne pas, elle le sent fragile. Ici on retrouve la structure de
son symptôme : il y a un mort, elle qui le sait sans y être autorisée,
ses parents qui ne savent pas qu’elle sait.
Par rapport à son symptôme, les rôles sont ici inversés
mais est présent un temps où elle sait et ses parents non, quant
à la grand-mère, elle joue le rôle du mort.
C’est sa mère à la sortie de l’école, qui leur a annoncé
la nouvelle. » La tête de ma mère, c’était un véritable
scandale. » Sa mère lui est parue soulagée d’une mort qui
mettait un terme à une longue maladie, empêchant Melle G. d’exprimer
son chagrin. Elle dit alors qu’en signe de protestation, elle n’a rien mangé
pendant plusieurs jours. C’est un point essentiel : sa mère, pas question
de la contredire. Sa toute-puissance ne peut être entamée par un
différent, quel qu’il soit. Or c’est de cette toute-puissance que l’enfant
doit se défaire, accepter que ses parents ne sachent pas tout, qu’ils
soient castrés symboliquement, troués par un savoir qui leur échappe.
Autre symptôme, qui illustre la place que Melle G. assigne à cette
mère et qui renvoie aussi à cette pensée angoissante :
la phobie des microbes. Melle G. craint beaucoup les microbes, infections en
tout genre. Les microbes entrent par la bouche ou par les organes génitaux.Elle
parle de ces craintes en les associant à la phobie maternelle : elle
m’explique un jour sa crainte d’avoir attrapé une cystite, sa mère
lui ayant toujours dit que les rapports sexuels favorisaient cela. Elle est
tellement sûre que cette peur lui vient de sa mère qu’il n’y a
pas lieu de s’inquiéter puisqu’il s’agit de la phobie maternelle, elle
n’est sûrement pas infectée. Mais enfin, elle va quand même
se faire faire des prélèvements. Et alors là, sa surprise
est totale : elle a une cystite.
Les angines aussi lui très peur, elles sont pour elle une menace de
mort: Elles ont une place particulière dans la famille maternelle puisqu’une
des soeurs de la grand-mère maternelle est morte des complications d’une
angine et que Melle G. ayant eu une angine vers l’âge de sept ans, sa
mère lui avait interdit d’en parler à sa grand-mère qui
vivait alors avec eux et qui était très malade. »Ma mère
me disait que si je parlais de ça à ma grand-mère, je risquais
de la tuer, à cause du souvenir de sa soeur morte. »
Melle G. a cru sa mère et respecté son interdiction de parler
pour protéger ce troisième terme, la grand-mère qui ne
doit pas savoir.Si sa mère lui demande aujourd’hui de respecter un secret,
elle le fait même si elle est contre ; elle dit que c’est « sans appel« .
Mais chose étrange, une fois ce souvenir évoqué en séance,
une fois dite son agressivité à l’égard de sa mère,
voilà que la patiente envisage d’aller sur la tombe de sa grand-mère
maternelle pour lui dire son secret, pour, dit-elle, se débarrasser définitivement
de cette interdiction.
Seulement elle se dit que ça ne sert plus à rien, puisque sa
grand-mère est morte. Ça me paraissait complètement absurde,
et il m’a fallu un certain temps avant de penser que peut-être c’était
le savoir qu’elle possédait qui venait inscrire une différence
et que cette différence s’évanouissait si sa grand-mère
savait la même chose qu’elle. Elles seraient à égalité
devant la mère. Or ce qui angoisse Melle G.dans son symptôme, c’est
cette différence, ceux qui savent, ceux qui ne savent pas, instaurée
par un mort entre elles et les autres amis du mort. Elle règle son désir
sur le désir maternel et celui-ci, au lieu d’être ordonné,
vectorisé par un mari en bonne place, est sans cesse occupé ailleurs.
Car la mère de Melle G. est une femme déprimée, malheureuse
en ménage, angoissée par les maladies ou autres catastrophes qui
pourraient toucher les membres de la famille, c’est-à-dire la grand-mère,
mais aussi les soeurs. Donc pas moyen pour Melle G. d’être tranquille
et de venir symboliser toute seule dans le regard maternel le phallus, sans
être immédiatement liée à un autre objet par une
parole de la mère, entre autres à ses soeurs.
Ce qui entraîne ce montage fantasmatique particulier, où Melle
G. doit maintenir le gage qu’elle maîtrise le désir maternel qu’elle
vaut autant que l’autre auquel sa mère se réfère toujours
dans sa parole. Il devient ,du fait de cette multiplicité des images
très difficile de s’y retrouver dans ces générations avec
toutes ces femmes que Melle G. ne nomme jamais par leur prénom mais toujours
par la place qu’elles ont par rapport à elle : » Ma petite soeur,
ma grande soeur, la mère de ma mère et ainsi de suite » toutes
sont identiques, rivales, comme sont venus le confirmer les rêves de jalousie
faits par Melle G. au moment où sa petite soeur a été enceinte.
Melle G. vient elle-même cet été d’avoir une fille prénommée
Emma. Elle pose aujourd’hui cette question : comment faire pour que ça
ne se transmette pas, ce qu’elle explique ainsi : il ne faut pas que les enfants
soient pris dans des secrets comme elle l’a été, ce qui l’a fait
tant souffrir. A la naissance de son enfant, elle a décidé de
tout noter dans un carnet de façon à ce que sa fille puisse disposer
de tous les souvenirs et qu’elles puissent en discuter.Mais là où
ça cloche, c’est qu’elle a réalisé qu’au début,
elle notait toutes les heures des tétées ce qui ne lui paraît
pas très passionnant et elle dit : » Des fois je ne notais pas tout
de suite et je ne me souvenais pas ; ça me mettait mal à l’aise,
je n’aime pas qu’il y ait un trou. » Elle a d’ailleurs été
» folle de rage « , ce sont ses mots, parce qu’à l’évocation
de leur mariage, son mari ne se souvenait plus qu’elle était enceinte
avant le mariage, qu’ils le savaient tous les deux. Et elle a eu peur que ça
puisse être oublié.En fait d’oubli, il s’agit bien d’un souvenir
refoulé par son mari.
A ma demande, elle s’explique un peu plus sur la question et trouve la métaphore
suivante : » c’est comme si ma tête c’était une boîte
noire avec mes souvenirs ; moi je n’ai que mes souvenirs dedans, personne ne
m’a rien dit ; elle, elle aura mes souvenirs et les siens. »
Enfant, elle n’osait pas poser de questions, alors si tout est écrit,
si rien n’est oublié, il n’y aura plus rien à demander, plus d’erreur
possible. Pas question de refouler quoi que ce soit ; ce qui est combattu, c’est
ce savoir inconscient, celui qui troue le grand Autre et qui fait énigme
à l’enfant à partir du moment où il réalise que
ce qui lui tient lieu de grand Autre, c’est-à-dire la mère, ne
sait pas tout.
Comment pourra-t-elle sortir de cette impasse où la met la castration
maternelle autrement qu’avec son symptôme comme seule réponse,
réponse pour le moins défaillante puisque l’angoisse n’est pas
loin ?
Un autre symptôme qui s’articule autour du signifiant » bouffon » devrait
lui permettre d’avancer car il met en question son père dans la fonction
qu’il ne soutient pas, celle d’être l’agent de la castration pour Melle
G.
De quoi se plaint-elle ?
« J’en ai marre de faire le bouffon, de devoir jouer le jeu,de faire
le clown. » Ce signifiant » bouffon « , présent d’emblée dans
l’énoncé, m’a frappée par son caractère surdéterminé.
Du côté de la signification du mot, c’est-à-dire celui qui
est chargé de faire rire, un personnage de théâtre, celui
aussi qui est l’objet de moqueries. La patiente le sait mais elle ignore que
ce trait est commun à son père et à elle, et pourquoi elle
le partage avec lui. Elle passe pour parler de ce père par le discours
maternel sans donner son avis sur la question. Elle dit de cet homme qu’il a
toujours été dévalorisé par sa femme, de santé
fragile, – il a eu une encéphalite étant petit -, on craint pour
sa santé mentale, surtout avec ses crises de colère, peut-être
pourrait-il devenir fou et partir.
Socialement, il est de condition inférieure à sa femme qui est
directrice d’un établissement scolaire. Il est actuellement au chômage.
Tous les hommes de la lignée paternelle sont fragiles : un oncle fou
qui mène une vie végétative et marginale ; il ne donne
pas souvent de nouvelles, on est pas toujours sûr qu’il soit vivant, en
plus, il aurait eu un comportement incestueux avec la soeur aînée
de Melle G.qui ne veut plus en entendre parler. Des cousins instables, alcooliques.
L’homme de la famille, c’est le grand-père maternel que sa mère
admire : » ma mère dit que c’est lui qui tenait sa femme et ses trois
filles à bout de bras ; elle est très fière de lui. «
L’autre homme admiré, c’est un médecin dont elle était
amoureuse avant d’épouser son mari.
Autre facette de ce » bouffon « , il comprend le mot bouffe, signifiant refoulé
qui réapparaît doublement :
Premièrement dans un symptôme : Melle G. a des problèmes
de poids, elle dit qu’elle est trop grosse.
Deuxièmement, » gros » constitue la première partie de son nom
propre. Ça pourrait se découper comme ça : » quand
on bouffe, on est gros. «
Un si joli signifiant, je me demandais comment elle découvrirait toutes
ses implications, surtout qu’il était lié au nom propre. Le poids,
Melle G. dit que c’est depuis l’enfance.Un jour, un médecin a dit à
sa mère qu’elle était trop grosse et depuis les régimes
se sont succédés. A ma question pourquoi acceptait-elle de maigrir,
elle répond que c’était pour faire plaisir à sa mère.
Sa surcharge pondérale réelle lui créait des douleurs au
dos qu’elle accentuait auprès de sa mère pour la monopoliser.
Un jour qu’elle me parle du poids qu’elle voudrait perdre parce qu’elle a pris
20 kg. pendant sa grossesse, elle me dit : » C’est dur de maigrir en mangeant
. »
C’est ainsi que j’apprend que pour maigrir le plus vite possible, elle ne mange
plus du tout pendant plusieurs jours, ce qu’elle ne peut en ce moment pas faire
car elle allaite son enfant. De toutes façons, elle n’effacera pas ce
signifiant » gros » en perdant du poids.
Voilà comment elle a mis ce signifiant à l’oeuvre et c’est ça
qui est intéressant, ce n’est pas seulement qu’elle en prenne conscience,
c’est comment ça s’est énoncé.Et ça l’a été
à partir d’une question que je lui ai posée alors qu’elle me parlait
de son poids et que sa parole était suspendue dans un de ses silences
:
» – Votre mère a-t-elle des problèmes de poids ?
– Non, dit-elle, elle est très mince… »
Puis elle dit cette chose : » ma mère, elle a la phobie des sujets
gros. » Je ne peux pas vous dire les termes exacts parce que ça
reviendrait à vous dire son nom, mais c’est tout simplement comme si
elle s’appelait » Grosujet « . Elle développe alors le fait que sa mère
enquiquine son père et tous les membres de sa famille de son père
en leur disant qu’ils mangent trop, ça la dégoûte, ces sujets
gros.
Sa séance s’est terminée sur ma question : » – Quel est votre
nom de jeune fille ?
– « Grosujet » pourquoi ? »
A la séance suivante elle me dit : » Je sais pourquoi vous m’avez
posé cette question, c’est parce que j’ai dit que ma mère avait
la phobie des sujets gros ; mais ça j’ai l’impression de le savoir déjà,
ça m’avance sans m’avancer. »
Effectivement elle n’articule pas son état de gros au discours
maternel, ni au signifiant paternel. Simplement il se présente pour la
première fois dans son discours d’une façon déplacée,
à partir de ma question concernant sa mère. Elle l’a abordé
à partir du discours de son père d’une autre façon. Elle
raconte qu’un jour de réunion familiale, son père avait dit à
propos d’un membre de sa famille : » ça, on ne peut pas se tromper,
c’est une « Grosujet ». « Elle n’a pas osé lui demander ce que ça
signifiait, comment ça se reconnaissait, une Grosujet, » ça
serait venu comme un cheveu sur la soupe. » Elle ne peut pas questionner
son père.
Le registre du sexuel reste quasiment absent de son discours ; peut-être
parce que sa présence nécessiterait la mise en jeu du quatrième
terme, le phallus circulant alors non pas dans un registre imaginaire entre
elle et un petit autre dans le regard maternel mais dans un registre symbolique
impliquant la castration maternelle dans une référence au nom
du père.
A partir de tout ça, rien d’étonnant à ce que le sujet
supposé savoir auquel la patiente s’adresse dans sa cure doive n’être
dérangé à aucun prix, ne doive pas se faire entendre, ne
doive pas être questionné. L’analyste, c’est aussi bien le mort
de son symptôme, que la mère divinement vénérée,
que le petit autre dont elle ne doit pas être différente.
Une fois le contrat analytique passé, elle en a respecté les
règles au-delà de ce que j’aurais pu attendre .
Par exemple, ayant accouché cet été, elle me téléphone
le lendemain de son accouchement pour me dire que tout s’est bien passé,
qu’elle ne pense pas pouvoir venir à sa prochaine séance mais
à la suivante sûrement. Elle vient effectivement comme elle l’avait
prévu, c’est-à-dire une semaine après son accouchement
et alors qu’elle allaite son enfant ; elle paye sans discuter, sans rien dire,
ses séances manquées. C’est une affaire réglée d’avance.
Sa grossesse a succédé à la mienne, nous rendant pareilles,
dans une visée possible uniquement dans le registre de l’imaginaire,
registre du regard sans paroles, mais non pas sans pensées.
Elle ne me questionne jamais, ne fait aucun commentaire sur la situation analytique.
Si elle vient parler, c’est pour éviter que ne se répète
entre elle et sa fille ce qui s’est passé dans les trois générations
précédentes. Ce qu’elle me demande, c’est de faire arrêt
en l’écoutant, arrêt à sa toute-puissance de mère.
Ses sentiments à mon égard restent voilés dans une distance
respectueuse, silencieuse.
Que ressort-il de ce cas clinique à partir de cette question de départ
concernant la règle fondamentale ? D’abord qu’il n’est pas toujours très
simple d’introduire un patient à la fonction signifiante de son discours,
surtout si ce qui prévaut chez l’analyste, c’est une position de principe.
Dans ce cas, la patiente a été heureusement déterminée
à poursuivre sa cure, malgré mon insistance à vouloir lui
faire appliquer cette règle. Ça aurait pu avoir les effets décourageants
chez elle, comme d’ailleurs chez moi, d’un idéal non respecté.
L’obstacle principal est ici chez l’analyste.
Ensuite, c’est sûrement une règle impossible à respecter,
simplement parce que ce qui soutient le discours est le manque et qu’à
le rencontrer on ne peut que se taire.La limite ne dépend donc pas d’une
quelconque bonne volonté, mais de la structure de celui qui parle. La
façon dont chaque analysant met en oeuvre cette règle constitue
un indice plus ou moins apparent de sa structure.
C’est peut-être ici un indice plus parlant que de s’appuyer sur les symptômes
présentés par Melle G. pour essayer de définir un type
clinique particulier. Si nous évoquons la phobie, que dire de cette crainte
des microbes, qui n’entraîne chez la patiente aucune conduite d’évitement
ou de phobie du contact ; ce n’est pas l’espace qui est photogène, rien
ne se matérialise dans le champ du regard qui provoque l’angoisse.
Peut-on pourtant éliminer une organisation phobique sachant que pour
éviter d’être dévorée par les paroles maternelles,
par les microbes, elle se soutient d’un petit autre que l’on retrouve à
chaque point de son discours, maintenant un écart .
Que dire aussi de cette pensée angoissante qui dit cette peur de l’ignorance,
qui n’a pas le caractère intrusif de la pensée obsessionnelle
contre laquelle le sujet lutte ? Elle n’entraîne aucun rituel particulier,
de même qu’il n’y a aucun rituel de lavage qui viendrait débarrasser
Melle G. de son obsession des microbes, aucune action compulsionnelle. Aucun
doute ne vient envahir sa pensée.
Bien sûr il y a cette mise à l’écart de ce qui pourrait
déranger, ce maintien d’un ordre, ce perfectionisme, mais dans une tentative
de réaliser la demande maternelle, comme pour prévenir toute défaillance
de son côté.
En quoi le diagnostic de névrose obsessionnelle peut-il être retenu
?
Aucun diagnostic arrêté ne permet de se soutenir pour conduire
la cure de cette patiente.
C’est la question de la règle qui a fait appui et qui a permis une progression
dans le travail de la cure. L’impossibilité pour cette patiente à
appliquer la règle ne signifie pas qu’elle n’associe pas, mais que cette
opération ne peut se faire en présence de l’analyste, et nécessite
le recours à un troisième. C’est ce repérage de ce chiffre
trois qui m’a servi de guide. Je ne crois pas qu’il est à entendre dans
une triangulation oedipienne qui comprend quatre termes. Pour me parler,
Melle G. introduit toujours le désir d’un autre : mère, soeur,
mari. C’est de l’énoncer pour un autre qui lui permet de l’énoncer
pour elle (cf. la naissance de son mari qui n’était pas le » bien venu
« , peut-être comme elle ).
S’il n’y avait pas ce petit autre évoqué par la mère,
auprès de qui rivaliser pour la combler, une brèche s’ouvrirait
dans le désir maternel et donc sur ce dont elle pourrait manquer, avec
le père dans la ligne de mire, mis en question dans le signifiant » bouffon
« . Ce qui me permet d’interroger son discours peut-être autrement, en
appuyant mes questions sur mes propres associations, c’est-à-dire en
faisant valoir la présence de cette deuxième chaîne signifiante
inconsciente qui fait que lorsqu’elle me parle, des questions lui reviennent
dans un enchaînement qui lui échappe peut-être. Essayer de
faire valoir la place d’où je lui parle plutôt que ce que je lui
dis, de lui rendre sensible cette différence. En même temps c’est
sur mes questions qu’elle s’appuie et que sa parole s’ouvre et se fait plus
hardie, plus libre, que des signifiants apparaissent, des souvenirs qui n’étaient
pas prévus au départ.
C’est ainsi qu’à partir d’une question sur sa mère dont elle
ne parlait pas, elle a pu concernant son poids parler de la phobie maternelle
des » Grosujet » et introduire ce signifiant dans ce qu’elle pense être
le discours maternel. Non pas qu’il faille renoncer chez cette patiente à
faire usage du signifiant, surtout avec cette affaire de bouffon et de nom propre.
Aucune signification ne saurait se passer du signifiant .Il faut en passer
par là pour qu’il y ait analyse, sous peine de se cantonner aux explications
qui n’ont jamais rien changé aux rapports que chacun entretient avec
son symptôme. C’est cette mise en jeu de l’inconscient qui est problématique.
Est-ce que la patiente arrivera à questionner la place qu’elle m’attribue
dans la cure et donc la sienne propre ? Arrivera-t-elle à parler pour
son propre compte, à accepter d’être menée par son inconscient
pour en connaître les déterminants ?