Pulsion invocante et chant des Sirènes
26 octobre 2011

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Hervé BENTATA
Textes
Lacan

 

Pulsion invocante et chant des Sirènes

Je me propose d\’aborder la question de la Voix et de la pulsion invocante, telle que Lacan la nomme.  Et pour faire travailler cette question, je vais me montrer moins scientifique mais plus récréatif. En effet, pour évoquer cet « être mythique » de la pulsion, mon chemin suivra moins le logos, le chemin de la connaissance, que justement la voie du mythos. Je vous convie à suivre Ulysse dans son antique périple et dans sa rencontre avec le fabuleux de la Voix. En effet, Homère, dans l\’Odyssée, nous conte la rencontre d\’Ulysse avec les Sirènes, et le pouvoir mortifère de leur chant. Si, comme nous le dit Lacan dans Télévision, « le mythe, c\’est… la tentative de donner forme épique à ce qui opère de la structure », alors quelle consistance et quels enseignements l\’Odyssée peut-elle apporter aux psychanalystes sur la voix et sa pulsion? Ce pouvoir de capture irrésistible sur autrui de la voix des Sirènes nous intéresse en tant que cliniciens, ne serait-ce qu\’à voir comment les enfants autistes se détournent de la présence d\’autrui, et notamment de la voix humaine. Comment comprendre ce pouvoir, d\’un côté de si grande attraction et, de l\’autre de si grande répulsion, de la voix humaine? S\’agit-il d\’effets opposés résultant d\’une même pulsion, comme un aimant peut, à l\’égard de son objet, provoquer tout à la fois attraction et répulsion, simplement en inversant son champ?

La voix des Sirènes

Venons-en d\’abord à la Voix comme objet de la pulsion invocante. Les occurrences et les développements concernant la « pulsion invocante » sont à ma connaissance peu fréquents chez Lacan, même s\’il semble lui accorder de l\’importance. Dans les Séminaires elle apparaît deux fois quand il traite de la pulsion, et une fois dans le Séminaire XXIV [l\’Insuccès de l’unebévue…] au cours de l\’exposé d\’Alain Didier Weil sur la question de la musique, de l\’auditeur et de sa jouissance. Les indications que Lacan nous donne concernent d\’abord sa nomination comme telle à côté de la pulsion scopique : « j\’ajoute, nous dit-il, la pulsion scopique et celle qu\’il faudrait presque appeler la pulsion invocante  qui a », rajoute-t-il « … ce privilège de ne pas pouvoir se fermer ». Cette dernière indication paraît d\’ailleurs contradictoire avec ce qu\’il vient de préciser du troisième temps de la pulsion, donc de son bouclage, à savoir: « … Après le \ »se faire voir\ », j\’en amènerai un autre, le \ »se faire entendre\ » dont [Freud] ne nous parle même pas. » Il ajoute : « …je vous indique cette différence qu\’il y a [avec le] se faire voir.. en marquant que le \ »se faire entendre\ » va vers l\’autre, si le \ »se faire voir\ » va vers le sujet. »  

C\’est ainsi dire, me semble-t-il, surtout que dans le « se faire voir » c\’est toujours moi qui me montre, alors que dans le « se faire entendre » c\’est toujours l\’autre qui m\’écoute. Une telle façon de construire cette pulsion promeut, en fait, à côté du regard pour la pulsion scopique, l\’écoute plutôt que la voix comme objet de la pulsion invocante. Seul Alain Didier Weil semble avoir perçu cette dualité de l\’objet quand il parle du « circuit pulsionnel… [qui] serait quelque chose de l\’ordre de la pulsion invocante et de son retournement en pulsion d\’écoute ». 

Mais, pour revenir à l\’objet primitif de la pulsion, avant son retournement, à savoir la Voix, sa situation comme objet pulsionnel est particulièrement complexe, car l\’organe phonatoire se trouve en position de produire son propre objet sans intervention de l\’Autre. Du coup, la différenciation de qui produit la voix du Sujet ou de l\’Autre est parfois problématique, comme dans les hallucinations. Lacan nous donne quelques indications sur la Voix. Je retiendrai notamment celle du Séminaire l\’Angoisse où il affirme, concernant le son du schofar comme voix de Dieu, que nous sommes là « en présence d\’une certaine forme de l\’objet a …[voix] dans sa face enfin dévoilée sous sa forme séparable ».  

Quant au chant des Sirènes,  quelle définition pourrions-nous donner de leurs Voix? « La voix qui prend corps » paraît une définition intéressante car elle rend bien compte de la dimension pulsionnelle attachée au sonore, à la voix. C\’est aussi une définition littérale de cette voix séductrice des Sirènes qui, de leur rocher hèlent les marins.  Car, s\’il est une voix qui attire, qui mène l\’homme au ravissement, c\’est bien celles des Sirènes.

 

En fait, les Sirènes de l\’Antiquité, n\’étaient pas des poissons, ni mêmes des femmes poissons. Elles n\’avaient pas de queue, mais des ailes. C\’était des femmes oiseaux, littéralement des dames-oiselles. Or, ces Sirènes, tous les marins qui les ont approchées, n\’en ont pas réchappé. Sauf deux, Ulysse et, encore avant lui, Orphée, celui de la Toison d\’or . Orphée, pour en  réchapper, couvrit leur voix du son de sa lyre. 

Pour les enfants autistes, qu\’on pourrait qualifier de « rebelles » à la voix de l\’Autre,  nous en avons tous entendu plus d\’un couvrir par des mélopées et des amodiations de leur voix, la voix de l\’Autre, un peu donc à la manière d\’Orphée. Quant à Ulysse, si, pour ainsi dire, il n\’était pas le premier auprès de ces dames-oiselles, à échapper à leurs griffes, il fut de fait le premier à pouvoir jouir de leurs voix. 

Dans le texte d\’Homère, les Sirènes charment les marins par la douceur de leur chant : elles sont, nous dit-il, « assises dans une prairie, autour d\’un grand amas d\’ossements d\’hommes et de peaux en putréfaction ». « Il est perdu », prédit Circé à Ulysse, « celui qui, par imprudence, écoute leur chant ». Et, pour qu\’Ulysse échappe à cette mort sans sépulture, elle lui recommande de boucher les oreilles de ses compagnons avec de la cire, et lui-même, de se faire lier au mât du navire. 

La rencontre avec les Sirènes fait suite à la fameuse traversée des Enfers. Des ombres qu\’Ulysse rencontrent au cours de ce voyage aux Enfers, je retiendrai les trois premières, car elles préfigurent, chacune, une des trois dimensions structurales que je vais décrire pour la voix des Sirènes, à savoir les dimensions Réelle, Imaginaire et Symbolique. C\’est ainsi qu\’Ulysse rencontre, en son compagnon Elphénor, la mort sans sépulture ; avec sa mère morte du chagrin de son absence, la douceur des retrouvailles; avec le devin Tirésias, la lumière du savoir.

 

En effet, ces dimensions structurales se retrouvent avec trois signifiants qui alternent dans le texte grec pour qualifier le chant séducteur des Sirènes. Ces trois expressions grecques qui désignent leur voix, sont, « phthoggos », « op\’s » et « aoïde ». Voyons le sens grec de ces trois mots :

 – Phthoggos désigne le chant en tant que cri ; il peut n\’être qu\’un pur son, voire désigner le grognement du cyclope ; il porte en lui de l\’inarticulé, il est associé à la mort. 

Op\’s au contraire fait toujours peu ou prou référence à la parole, il tire vers la séduction ; \ »dans ce terme prédomine le sens physique avec une forte connotation d\’harmonie et une fréquente récurrence pour désigner une voix de femme… 

– Aoïde, enfin,  n\’est pas un contenant mais un contenu : ce n\’est pas la voix mais « l\’hymne lui-même.\ » Il s\’associe au savoir promis, à une transmission symbolique.

Ces trois consistances accordées à la voix qui correspondent aux trois consistances du nœud borroméen, accompagneront mon propos, tout en sachant qu\’il y a un va et vient constant entre ces différentes qualités données à la voix.

Phthoggos : le cri, l\’inarticulé

Dans la voix ravissante des Sirènes, il y a une dimension de la voix comme inarticulée, c\’est celle du cri. Le cri de ces damoiselles que sont les Sirènes déchirent le silence. Est-ce ce cri, repéré dans le texte grec sous le terme de phthoggos, qui les rend irrésistibles ? Michel Poizat montre bien dans son travail sur l\’opéra que la pâmoison du spectateur tient à cette désarticulation de la voix. Au sommet du chant, la voix de la cantatrice se désarticule dans un cri ; c\’est ce cri de la Diva qui provoque l\’émoi au plus haut point de l\’auditeur.

Il semble qu\’au cœur de ce cri, il y ait l\’extrême de la jouissance et de la mort. Le cri me paraît renvoyer à la dimension réelle de la voix. Ce passage à l\’inarticulé qui réduit toute la signifiance à un cri, coagule une jouissance qui confond la vie et la mort. C\’est aussi bien le râle de l\’agonie dans sa raucité que celui de l\’orgasme. 

Avec phthoggos, ce cri essentiel au pouvoir des Sirènes, la voix se déploie comme organe de la séduction qui promet une jouissance sans bornes. Mais outre l\’affect et la jouissance que le cri peut provoquer, il faut rajouter sa fonction d\’appel impératif qu\’il fait à la présence de l\’Autre. Le cri des Sirènes subjugue les marins et les attirent à elles, inexorablement.

Au niveau de la relation maman/bébé, c\’est en tout cas ce que l\’on constate habituellement concernant les effets des cris des bébés sur leur entourage et leur mère particulièrement. Les cris du bébé ont un effet impératif sur leur mère : quelle mère peut-elle résister à l\’appel de son enfant ? Là, les bébés sont en position de Sirènes… Mais, qu\’est-ce qui nous étreint, nous serre le cœur dans tout vagissement infantile et ne peut pas nous laisser sans réaction ?  Cela tient-il à de l\’inné ? En tout cas, très vite, les bébés utilisent leur cri comme un appel, une façon de faire venir leur mère à eux. Et, pour paraphraser le propos de Saint Augustin concernant l\’invidia, j\’ai vu, de mes yeux vu, un tout jeune bébé qui n\’avait pas 6 semaines, et qui s\’amusait à appeler sa mère, mimant des pleurs. Il souriait dès qu\’elle venait, la laissait partir et recommençait peu après, dans un jeu ayant quelque ressemblance avec le fameux jeu de la bobine décrit par Freud, mais là avec une mère réelle…

On voit qu\’avec l\’appel, la dimension symbolique de la voix est déjà totalement présente et que donc, la dimension réelle pure de la voix, celle du cri, ne dure qu\’un temps très bref. 

A l\’inverse d\’un cri qui déchire réellement le silence, se pourrait-il que la voix si puissante et si désirée des Sirènes n\’ait été une voix ouïe que par le seul Ulysse, et cela dans le silence le plus total? Cette voix hallucinée, qui parle à plus d\’un de ceux que nous nommons fous et qu\’ils sont seuls avec eux-mêmes à entendre, cette voix de leur propre désir en retour, était-ce cela la voix des Sirènes? C\’est ce que soutient Kafka. Pour lui, les Sirènes se seraient tues au passage d\’Ulysse, car aucun lien ne saurait résister à la passion. Simplement, Ulysse a cru entendre leur chant, il a cru entendre ce qu\’il craignait d\’entendre, c\’est-à-dire, l\’objet de son désir. 

La mère dans sa préoccupation maternelle primaire tend en permanence l\’oreille vers son bébé. Plus de cent fois, elle l\’entend gazouiller, appeler, se retourner dans le berceau. A distance, elle est avec lui, dans sa chambre. Vingt fois, elle s\’est levée car elle croit qu\’il l\’appelle; mais en fait, il dort.  Winnicott parle de la folie maternelle… à propos de la préoccupation maternelle primaire. En retour, que bébé fait-il de sa voix à elle, pendant ses temps de rêves diurnes ou nocturnes ? S\’en fait-il une hallucination, comme celle canonique du sein ?

 Op\’sla voix douce,  la parole

Le rapprochement structural que j\’ai tenté entre les rencontres d\’Ulysse aux Enfers et les trois modalités de la voix des Sirènes fait coïncider op\’s, la voix douce à la rencontre d\’Ulysse avec sa défunte mère. Op\’s serait ainsi cette voix ancestrale, du début, d\’avant le sevrage, en un temps où rien encore n\’était perdu. Comme il a été déjà mentionné, le terme grec d\’op\’s renvoie à une voix parlée douce, harmonieuse voire chantée, volontiers une voix de femme. Dans op\’s, la voix douce, il y a de la séduction. Op\’s correspond bien à la dimension imaginaire de la Voix. 

Alors, cette voix enchanteresse aurait-elle quelque rapport avec la langue que parlent les mamans à leur bébé? En effet, la mère fournit sa voix au nourrisson dès la naissance, et dans sa folie maternante, elle lui parle le mamanais. Toutes les mères parlent le mamanais, le motherese à leurs nourrissons. C\’est la langue universelle des mères, une sorte d\’espéranto. Le mamanais est une sorte de dialecte spécial aux jeunes mamans. Il fait tressaillir et défaillir les nourrissons qui l\’entendent. C\’est donc ainsi une sorte de chant des Sirènes: il attire irrésistiblement les nourrissons qui passent inopinément à portée de voix. En l\’entendant, le nourrisson est très excité pulsionnellement, et se met à téter compulsivement.

 Mais en quoi consiste ce mamanais, comment se parle-t-il ? Écoutez une maman parler à son bébé : elle lui parle sur un air chantant, lentement en détachant les mots. La chanson de sa voix est pleine de pics prosodiques. Les pics prosodiques du mamanais se retrouvent aussi dans le cri modulé de  la surprise et de l\’admiration extrêmes. Avec sa chanson, la mère attire le bébé à elle pour se l\’attacher. Lui, ça le rend fou amoureux d\’elle. Et pourtant, son parler lent et en détachant les mots, c\’est comme des pointillés. Il n’y a plus qu\’à les suivre après pour couper : ça prépare déjà le bébé à la coupure du signifiant, et par là-même à son détachement d\’elle

Ainsi, avec op\’s, la voix de la sirène évoque cet enchantement du temps jadis de la voix maternelle, lorsque le signifiant de la présence maternelle équivalait à la survenue de sa voix. La voix du grand Autre maternel succèdait au cri de l\’appel. Et l\’un se mêlait à l\’autre comme dans le chant des Sirènes.

 

Le mamanais serait ainsi cette langue particulière à la relation précoce maman/bébé et qui correspondrait aux trois caractères particuliers du chant des Sirènes, décrits dans l\’Odyssée : l\’enfant criait, – phthoggos, et la mère répondait, – op\’s mais aussi – aoïde, c\’est-à-dire : « che vuoï? », « que veux-tu mon chéri? ». 

AoïdeLe savoir promis

La voix douce de la mère s\’articule donc aussi d\’emblée à la dimension symbolique de la Voix, qui correspond au terme grec d\’aoïde, c\’est-à-dire au savoir, à un contenu signifiant.

Mais que promet donc le chant des Sirènes? A l\’approche d\’Ulysse, les Sirènes le charment par la promesse d\’un savoir. Voici leur appel :

« Viens, ô Ulysse fameux, …

« Aucun homme n\’a dépassé notre île… sans écouter notre douce voix 

« puis il s\’éloigne, plein de joie et sachant De nombreuses choses. »

Or, grâce à la ruse que lui a indiquée Circé, Ulysse va avoir accès à ce savoir que les Sirènes promettent.  Quel est ce savoir ? Il nous a semblé que cela pouvait concerner un savoir sur le Nom et l\’Origine. Car, en effet, c\’est avec cette épreuve du chant des Sirènes, qu\’Ulysse se nomme,  va Devenir le narrateur de son histoire et que s’ouvre à lui le champ du retour à Ithaque, à son Origine. Cette nomination, je la saisis comme un effet de subjectivation qui en passe par la Voix de l\’Autre. Cela correspond bien à la conception lacanienne du sujet qui se constitue au lieu de l\’Autre.

Le parcours d’Ulysse comme boucle pulsionnelle

Après cette rencontre d\’Ulysse avec le chant des Sirènes comme métaphorique de la rencontre d\’un sujet avec la Voix comme objet a, venons-en à situer cette épreuve de la voix dans le parcours d\’Ulysse. 

Dans le premier temps de son périple, Ulysse  a déjà subi de nombreuses épreuves dont la traversée des Enfers que nous avons déjà évoquée. Dans l\’Odyssée, la rencontre d\’Ulysse et des Sirènes survient non seulement à l\’exact milieu du poème mais aussi au milieu du voyage d\’Ulysse. Son voyage traduit une sorte de désarrimage symbolique qui le précipite dans une errance où chaque lieu constitue le point d\’une nouvelle épreuve. A ce moment là, Ulysse est au fond de l\’abîme, étrillé par les catastrophes qui se sont abattues sur ses compagnons et lui-même. Recueilli par Nausicaa et son père, il accepte à ce moment précis de se nommer et entreprend de raconter son histoire, se faisant par là-même lui-même Aède. Jusque là, il était resté anonyme, disant au cyclope avec un jeu de mot sur son nom : « je m\’appelle Personne ». Cette épreuve du chant des Sirènes apparaît donc comme un moment de bascule, déterminant subjectivement pour Ulysse, et qui lui ouvre la voie du retour vers Ithaque. Il s\’agit donc d\’un point de réversion dans son voyage.

Ainsi, à suivre cette errance d\’Ulysse avec une oreille d\’analyste, elle peut apparaître comme une matérialisation par le voyage, de la boucle du circuit pulsionnel notamment de la pulsion invocante. En effet, le circuit de la pulsion avec sa réversion à partir de l\’objet vers le sujet lui-même peut se recouvrir avec le parcours d\’Ulysse, réversion qui s\’entame justement avec la rencontre des Sirènes, pour lui ouvrir le retour à Ithaque.

A partir de là, si cette lecture du récit mythique de l\’Odyssée comme circuit pulsionnel a quelque pertinence, ce serait de nous indiquer que le bouclage du circuit pulsionnel de la voix est déterminant pour la subjectivation, pour devenir un Sujet. En effet, dans l\’Odyssée, c\’est à partir de ce moment qu\’Ulysse peut se nommer et que devenant ainsi dupe de son nom, il cesse d\’errer. Je fais là, bien sûr, référence au Nom-du-Père.

Amené à poursuivre son chemin au-delà du rocher des Sirènes, Ulysse y fait-il d\’autres rencontres pulsionnelles ? En fait, a peine réchappé des Sirènes, Ulysse se trouve confronté à Charybde et Scylla. Or, à suivre de près les qualificatifs d\’engloutissement et d\’expulsion qui les qualifient, ces épreuves de Charybde et de Sylla paraissent renvoyer nettement à une expérience pulsionnelle respectivement orale et anale. 

Survient enfin une dernière épreuve particulièrement illustrative au plan structural, c\’est l\’interdiction de toucher aux Bœufs d\’Hélios. Ici se déploie un monde discursif, régi par des commandements à ne pas transgresser. Dans cette épreuve, quelque chose d\’une loi est posé, et il s\’agit d\’un registre similaire à celui du fruit défendu dans la Genèse : « tu n\’en mangeras point ». C\’est alors que la transgression des compagnons d\’Ulysse à l\’égard de ces bœufs, ramène une voix, cette fois bien différente de celle des Sirènes. Cette voix qui se déploie dans le Réel a un caractère d\’hallucination. En voici le texte : 

« les peaux rampaient comme des serpents, 

et les chairs mugissaient autour des broches, 

…on eût dit les voix des bœufs eux-mêmes. »

Or, cette voix détachée qui « se fait entendre », ce mugissement de Bœuf, n\’est pas sans rapport avec le son du schofar, cette corne de bélier utilisé dans la religion juive. Reik l\’identifie à la voix de Dieu à travers le mugissement d\’agonie de l\’ancienne divinité animale du Taureau dans une dialectique complexuelle père/fils articulée par le meurtre du père. Autrement dit, cette dernière épreuve d\’Ulysse, avec son mugissement d\’agonie du Bœuf sacré, semble bien cette fois nous renvoyer, à travers la transgression de la Loi, au complexe du Meurtre du Père et à la voix de l\’impératif surmoïque. 

Ainsi, l\’Odyssée serait-elle aussi le récit mythique de la mise en place des pulsions et de la construction d\’un Sujet?

En tout cas, si, comme nous l\’indique Lacan « il n\’y a aucun rapport d\’engendrement d\’une des pulsions partielles à la suivante, [et que] le passage … ne se produit pas par la maturation.. », toutefois la suite des épreuves que rencontre Ulysse dans cette période critique du milieu de son voyage, met structurellement comme inaugurale l\’expérience de la Voix. Celle de l\’oral, de l\’anal puis de l\’Œdipe ne viennent ensuite que dans une sorte d\’après-coup, rendu possible par cette première expérience. 

Le chemin d\’Ulysse serait alors semblable à celui de l\’Infans qui, pour se nommer, se subjectiver doit impérativement franchir la passe difficile du montage pulsionnel de la voix. Et c\’est probablement, au plan clinique, la difficulté majeure pour le très jeune autiste, que de pouvoir se lier au mât et souffrir la voix enjôleuse maternelle, dans une traversée qui lui permettrait de se l\’approprier, de « se la faire sienne ». 

Au terme de ce parcours de déclinaison des objets pulsionnels que le chemin d\’Ulysse traverserait, où nous avons retrouvé les différents objets a, dont le regard qui se situe au moment de la traversée des Enfers, il serait intéressant de savoir comment ils se combinent. L’Odyssée semble présenter d\’abord une articulation du scopique à la voix, puis seulement après l\’articulation de l\’oral avec l\’anal pour aboutir enfin à la Voix du Surmoi. Or ce type d’articulation de l’objet a voix au regard nous intéressent cliniquement plus particulièrement car c\’est elle qui échoue pour ces enfants en difficulté radicale de subjectivation que sont les enfants autistes. L\’enfant autiste n\’arrive pas à articuler le regard avec la voix. Cela éclate dans les films familiaux des enfants autistes déjà tout jeunes. De la même manière, on note que la situation de retrait du regard est maximum pendant les soins, le change, la tétée, le bain. Il semble en outre que certains enfants autistes ne peuvent répondre à la voix notamment maternelle que quand elle vient de derrière, c\’est-à-dire de l\’extrême limite du champ de leur regard. 

Cette impossibilité de l\’autiste à cet entrecroisement pulsionnel est à rapprocher de son incapacité au bouclage du troisième temps du circuit pulsionnel, comme pathognomonique de la difficulté autistique. L\’enfant autiste, serait celui qui ne saurait  se faire ni voir, ni entendre, ni sucer, ni chier. Et encore moins l\’un avec l\’autre…

En conclusion je dirai, plus poétiquement, que l\’enfant autiste, n\’est-il pas comme Ulysse avant le Chant des Sirènes, c\’est-à-dire au creux de l\’Abîme? A nous de lui ouvrir le chemin du retour vers Ithaque…