Psychosomatique, un signifiant pas vraiment commode
24 novembre 2023

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ESTENNE Marc
Journées des cartels
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J’interviens au nom du cartel Corps et psychanalyse que nous avons constitué en 2019 dans le prolongement d’un séjour de travail à Rio avec Claude Jamart, Anne Joos et Juliana Castro. Deux collègues nous ont rejoint depuis la précédente journée des cartels : Natalia Gorlenko il y a un an (elle travaille à Bruxelles et est membre de l’AfB et de l’ALI) et Elie Francis au printemps dernier (il travaille à Paris et est membre de l’ALI). Dès sa fondation notre cartel a été marqué par un certain rapport à l’hétérogène, à l’altérité ; l’arrivée de ces deux collègues le renforce puisque Natalia est d’origine russe et Elie d’origine libanaise. Et tous deux, comme moi, ont eu des parcours de formation et des activités professionnelle variés avant de venir à la psychanalyse.

Au cours de l’année écoulée nous avons centré notre travail sur les phénomènes psychosomatiques (PPS) ; nous avons lu un certain nombre d’articles – écrits notamment par des collègues de l’association – et les avons mis au travail en articulation avec la lecture du séminaire Encore. Avant de vous présenter brièvement six propositions qui ressortent de ce travail, je vous donne un mot d’explication sur le titre que nous avons choisi. Psychosomatique est un signifiant « pas vraiment commode » parce qu’il nous vient de la médecine et se réfère à une épistémologie qui sépare le corps de l’esprit, sauf dans certains cas spécifiques comme les PPS où ils seraient à nouveau réunis, en l’occurrence par le biais d’une logique causale explicative – des enjeux subjectifs seraient ici à l’origine de symptômes physiques et de maladies. Ce n’est bien sûr pas à cette épistémologie que se réfère la psychanalyse. La faille dont il s’agit est celle que Lacan nomme « épistémo-somatique » : alors que la médecine a affaire au « corps dans son registre purifié » c’est-à-dire à un organisme, il existe aussi le corps du sujet parlant et désirant qui est fait pour jouir et dont elle ne veut rien savoir. C. Melman proposait de parler de souffrances d’expression somatique plutôt que de PPS ; le bénéfice de cette nomination est qu’elle n’implique pas de relation causale mais sa limite est qu’elle est trop large pour permettre des distinctions entre structures cliniques.

J’en viens aux six propositions que nous soumettons à la discussion :

1)      Suite à un défaut de mobilisation de la fonction phallique ou suite à désamorçage partiel de la métaphore paternelle (par déni, récusation, forclusion etc.), il n’y a pas de consentement à la castration symbolique. Avec pour conséquence l’absence de coupure entre S1 et S2 qui se trouvent gélifiés dans une holophrase empêchant que le sujet puisse être représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Suite à l’échec du Réel à séparer langage (S1) du corps (S2), une continuité s’installe aux dépends du sujet provoquant une incidence directe du signifiant sur le corps.

2)      Plutôt que de chuter dans l’intervalle S1-S2 et de s’organiser comme perte, l’objet a fait stase dans l’Autre et ne prend pas son sens sexuel. Le sujet se trouve dès lors encombré par un corps vécu comme étranger (Unheimlich) parce qu’il n’a pas bénéficié de cette opération discursive censée le mettre à sa place en S2 comme pur trou. Opération qui le rend habitable du fait d’être dès lors habité par le langage (corpsification). Le signifiant du manque dans l’Autre n’étant pas opérant suite à la coalescence de a avec A (Encore, Leçon du 13 mars 1973), le sujet se retrouve sans la possibilité de se barrer face à la jouissance de l’Autre qui se fixe sur un organe spécifique. Jouissance hors langage (pas prise dans les interdits de la loi) et non articulée à la jouissance phallique suite au ratage (partiel) de la fonction du Nom-du-Père.

3)      La défaillance du réel qui est en jeu empêche toute inscription de l’impossible du rapport ; à sa place prévaut la catégorie modale du nécessaire qui, en l’occurrence, prend la forme de « ce qui ne cesse pas de s’écrire » dans le corps. Écriture d’une trace laissée par un événement hautement symbolique auquel le sujet n’a pas pu répondre, d’une signature, ou encore d’un nom crypté à la façon d’un hiéroglyphe. Une écriture énigmatique que nous ne savons ni lire ni comprendre.

4)      On peut faire l’hypothèse d’un lien entre la fréquence actuelle des PPS et ce que nous appelons la clinique contemporaine. La mise à mal de la logique signifiante qui est à l’œuvre dans ces phénomènes (le signifiant y perd sa qualité fondamentale d’être purement différentiel et agit comme un signe) peut en effet faire écho à la défiance généralisée à l’égard de l’Autre que nous constatons aujourd’hui. Dès 1997 C. Melman faisait l’hypothèse que le XXIe siècle pourrait bien être marqué par une faillite du discours (Le XXIe siècle sera lacanien ou barbare, in : Lacan tout contre Freud pp 377-395). Peut-on encore faire crédit au langage, à la parole, au signifiant ? La langue positivée de la communication numérique qui nous envahit massivement porte en effet en elle la haine de la faille, du Réel qui habite le langage. L’économie de la jouissance que convoque Internet est celle d’un accès sans limite à une satisfaction complète et immédiate, jouissance originelle de l’Autre qui, comme celle en jeu dans les PPS, maintient le sujet aliéné dans une sorte de nostalgie de la fusion avec la mère. Ce dont il s’agit sont les avatars que peut connaître le nouage qui existe entre corps (I), langage (S) et jouissance (R), nouage qui est précisément l’objet de notre cartel.

5)      À la suite de Freud, différents auteurs ont postulé l’existence d’une jouissance mortelle qui échappe, en tout ou en partie, à l’emprise de la signification sexuelle (par exemple S. André, No sex, no future, Lormont, Le Bord de l’eau, 2011). Il s’agit d’une jouissance de la destruction qui ne se prête pas à l’habillage du semblant phallique et du fantasme et ne trouve son ultime limite que dans la mort. Ne peut-on pas se demander si cette jouissance qui trouve son expression dans différents champs cliniques (notamment celui des addictions) ne serait pas apparentée à celle qui est à l’œuvre dans les PPS ? La haine du langage évoquée plus haut est tout aussi bien une haine du sexuel et du corps.

6)      Dans la clinique des PPS, on observe souvent que celui/celle qui vient nous consulter a des difficultés pour s’engager dans le transfert, pour adresser sa parole dans une énonciation qui le divise, qui permette que son dire porte son symptôme à la dignité d’une énigme qui fasse trou et le décomplète. Cette clinique nous oblige donc à mettre au travail ce que pourrait être un maniement du transfert qui soutienne la constitution d’une telle adresse, qui permette la mise en place d’un espace de réceptivité qui réponde à la topologie du cross-cap plutôt qu’à celle des tores enlacés ou de la sphère ; c’est-à-dire un espace dans lequel le mouvement du processus signifiant réalise la découpe en huit intérieur qui produit le sujet et l’objet a. Question éminemment clinique qui concerne le champ des PPS, mais bien plus largement l’engagement des sujets contemporains dans un travail à proprement parler analytique.

Marc Estenne