Psychanalyste en institution, avec quelles modalités logiques ?
30 septembre 2006

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DE SAINT-JUST Jean-Luc
Textes
Pratique de la psychanalyse

 

« Ayant l’occasion, avec l’Ecole Psychanalytique de Bretagne, de dire quelque chose de nos instituions contemporaines, c’est avec les fils de mes expériences de travail au sein de plusieurs institutions et dans la filiation des trames de nombreux collègues de l’ALI ayant écrit sur ce thème que je me suis essayé à en tisser quelque chose. Une tentative d’élaboration qui n’a d’autre visée qu’à être remise sur le métier* afin de participer, par un nécessaire travail de « dénouage », de cette chaîne signifiante. » *(cf. cercle d’étude, département de travail social).

À ma connaissance, dans son enseignement, Jacques Lacan a dit ou écrit peu de choses concernant l’institution. Il n’était pourtant pas sans être pleinement engagé dans plusieurs d’entres elles, mais de sa place de psychanalyste il ne me semble pas qu’il ait autrement ouvert la question des rapports entre psychanalyse et institution qu’en nous fournissant les formidables outils que sont d’une part une référence à l’institution familiale en tant que « complexe » et d’autre part les quatre discours en tant que « lien » qui fonde le collectif (1). Au-delà de cet héritage positif, il nous a également transmis une expérience en creux, l’expérience d’un ratage qu’il appelait son « échec de la passe ». Un ratage qui a précédé « la dissolution » de son école (2).

Aussi, la question qu’il me semble nécessaire de poser quand il s’agit de parler d’institution est celle de savoir si cette expérience, entre autres, est marque d’une contingence ou d’un impossible. Ce n’est peut-être pas sans importance dans ce que nous engageons de notre pratique lorsque que celle-ci s’articule à une institution.

Nombreux sont ceux qui travaillent dans ou pour des institutions sous le signifiant de psychanalyste, soit au titre d’une pratique clinique auprès d’enfants, d’adolescents ou d’adultes, soit au titre d’interventions auprès d’équipes soignantes, éducatives ou sociales. C’est à partir de mon expérience dans ce dernier cas de figure que je me suis interrogé, dans un espace de pratique où très directement le discours dont se soutient le psychanalyste et le discours dont se soutient l’institution se rencontrent ou ne se rencontrent pas : ont ou n’ont pas quelques conséquences sur les pratiques de ces équipes ! (3)

Ce qui a conduit ma réflexion a été d’essayer d’extraire de cette expérience, à partir de ce que les professionnels que j’ai rencontrés m’ont enseigné des difficultés auxquelles ils sont confrontés, ce qui pouvait être repéré comme les points d’impossible de la rencontre de ces deux discours, non pas dans une perspective de positionnement idéologique d’un pour ou contre de la référence à la psychanalyse dans les institutions et plus particulièrement celles du secteur sanitaire et social (4) , mais davantage dans la visée d’acquérir quelques points de repères structuraux quant aux conditions requises pour un praticable de cette rencontre.

Le moins que l’on puisse dire, me semble-t-il, c’est que l’intervention d’un psychanalyste dans une institution, cela ne va pas de soi. Elle a quelque chose d’étrange, de singulier, que nombre de professionnels travailleurs sociaux décrivent par la formule d’un écart radical entre « la réalité et la parole », que nous pourrions reprendre sur les registres de la réalité et de la vérité. Cet écart s’illustre particulièrement bien dans nombre de situations cliniques mises au travail par ces équipes.

Une personne handicapée se plaint de mauvais traitements de la part de ses collègues de travail. Les travailleurs sociaux sont nécessairement dans l’impasse dès qu’il s’agit de savoir quelle est la réalité de ces mauvais traitements. La perspective d’une lecture dans une logique de vérité, une vérité du dire de cette personne handicapée, ce qu’elle signifie de sa rencontre de l’autre au-delà de toute référence à une réalité, est ce qui a permis à cette équipe d’entendre une autre demande, une énonciation qui n’était pas sans dire la posture dans laquelle se situait cette personne dans son rapport à l’autre.

Il n’est pas rare que cet écart, ce pas de côté, ne soit pas entendable par l’ensemble ou par une partie de l’équipe. Pour ceux-ci, il n’est pas envisageable de renoncer à la jouissance d’une réalité instituée. Celle qui ne se lit qu’en référence à un idéal de bonheur. Cela ne signifie pas que tout aille bien pour eux, que ceux-ci n’expriment pas une réelle souffrance quotidienne, mais qu’ils sont pris dans une jouissance dont ils ne veulent pas se défaire. Ils ratent des séances de travail, sont malades, ou, même présents, n’ont rien à dire. Un mutisme qui résiste coûte que coûte à toutes les invitations, sollicitations, ou provocations de leurs collègues. Le risque d’une parole qui les engage représente manifestement un coût qui n’a pas de commune mesure avec celui des difficultés, parfois incommensurables, de leur pratique. Il n’est pas rare, dans ces cas-là, que cette prise de la jouissance les amène quelquefois à certaines extrémités particulièrement mortifères (médications, passages à l’acte).

Pour autant, cet écart, ce pas de côté, est parfois possible avec certaines équipes et cette rencontre d’une altérité, d’une autre modalité logique, permet dans ces circonstances des ouvertures, des perspectives de travail. Cela ne nécessite d’ailleurs aucunement une référence de ces derniers à la psychanalyse comme modèle théorique, mais à l’occasion crée un intérêt, voire donne accès à des lectures jusque là considérées comme inaccessibles.

Cependant, l’ouverture de ce possible n’est pas sans poser également question quant au destin de ce pas de côté, de cette autre modalité logique. Ce qu’il s’agit de repérer, dans un second temps, c’est comment cette ouverture discursive va être reprise par l’institution, s’articuler à un discours institué.

L’enjeu de cette articulation est en partie celui de la distinction que faisait Lacan entre un « tas », produit des effets de groupe, et un discours qui fait lien dans un collectif. Un « tas » c’est ce qui fait collusion dans un groupe, au nom d’un idéal de bonheur vis-à-vis duquel aucun prix n’est assez cher payé, y compris celui de sa subjectivité. Le psychanalyste, pris à témoin des misères des uns et des autres, de l’institution, est invité à s’y associer, à s’en faire complice. Pour reprendre le propos de Lacan dans Télévision : « Il est certain que se coltiner la misère, comme vous dites, c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester » (5). Cela arrive, parfois, de voir des psychanalystes faire alliance, dans le discours de la plainte, avec les travailleurs sociaux. Ils font « tas ». Un « tas » a à voir avec l’illusion ou la revendication d’une satisfaction de la demande adressée à l’Autre, au grand Autre institutionnel. A l’instar du sein maternel, cela inscrit le sujet sous l’auspice d’une exigence de toute satisfaction, dans une logique de besoins qui recouvre la dialectique du désir dans son écart avec la demande.

Lorsqu’une institution ou une équipe ne sait plus à quel « Saint » se vouer, sur quelle référence prendre appui pour guider leurs pratiques, l’intervention d’un psychanalyste peut être attendue sur le registre du « sein » idéal. Ce n’est pas autre chose qui est décrit lorsqu’il est demandé « des apports » à « comprendre ». Lorsque aucun discours ne fait autorité dans le collectif, pour soutenir la dimension de l’impossible, ce sont des réponses satisfaisantes qui sont exigées. Pour un discours, faire autorité cela ne signifie pas que c’est en référence à un idéal du discours, encore moins à un discours comme pouvoir, mais qu’un discours se fonde sur une distinction et une dissymétrie des places dans l’interlocution.

Cela ne signifie pas pour autant que nombre de professionnels n’est pas en mesure de faire avec cette dimension de l’impossible, mais qu’ils sont en grande difficulté à soutenir leur pratique de cet impossible. Tout simplement à soutenir leur pratique d’un discours qui fasse autorité. C’est dans ce contexte que le psychanalyste a à faire avec une articulation de la demande qui n’est pas toujours inscrite dans un préalable de discours, de discours qui fasse lien dans le collectif, de discours qui soit en mesure de maintenir ouverte les mâchoires du « grand Autre maternel ». Un grand Autre maternel de l’institution qui se déploie aujourd’hui sous la forme emblématique du « gestionnaire », de celui qui n’est plus à une place distincte, mais « qui gère ». Le « gestionnaire » est pris dans cette logique de devoir répondre à toute demande, mais plus encore de devoir satisfaire toute demande. C’est dans le rapport à cet impératif que bien souvent la demande s’articule. De fait, la réponse qui est exigée de la part du grand Autre institutionnel, pour satisfaire à cet impératif, se doit nécessairement de court-circuiter tout discours.

Une équipe éducative aux prises avec les passages à l’acte récurrents d’un enfant, confrontés à un insupportable des réactions en miroir dans lesquelles ils sont pris, se refuse à toute opération discursive à propos de l’accompagnement de cet enfant. Plusieurs de cette équipe réclament de l’institution « un traitement qui l’assomme », et les autres se taisent. Leur parole, à propos des violences de cet enfant, ou d’autres enfants, ne s’inscrit dans aucun discours. Ils se refusent même à toute inscription discursive, à ce qui leur aurait permis d’entendre de leur énonciation, une autre lecture de leur pratique. Ce n’est pas simplement qu’ils ne voulaient rien en savoir, mais en amont de cela, ils ne veulent rien en articuler, ils ne veulent rien en perdre.

Ce que je suis amené à constater aujourd’hui, à partir de ce que nous enseigne le travail avec les professionnels exerçant dans ces institutions, c’est ce trait manifestement commun à de nombreuses institutions. Elles sont confrontées à cette difficulté de ne pas pouvoir faire référence à un discours qui fasse autorité pour le collectif. Y compris pour les professionnels qui engagent leur parole dans ces groupes de travail, ils butent systématiquement sur ce point de structure qui a le plus souvent pour effet de rendre leur exercice professionnel « impraticable ».

Une professionnelle exerçant dans un service social depuis de nombreuses années explique comme sa pratique est devenue extrêmement difficile, voire impossible à tenir. Rien de bien nouveau pourtant dans ce service, si ce n’est le changement du mode de rapport au langage, au signifiant. Le « nommé à » s’est substitué à la nomination. L’assistante sociale ou la psychologue sont devenus des « agents » remplissant une fonction définie par un profil de poste. La référence du « nom » qui gouverne les pratiques de ces professionnelles, référence phallique inaccessible par définition, devant permettre d’inscrire une pratique dans un discours, de lui donner un sens, est remplacée par une série de procédures. Les possibles de chacun s’en trouvent extrêmement réduits et la valeur attribuée à une pratique est remplacée par la conformité de ce qui se fait au regard de la procédure correspondante. Le jugement et l’appréciation subjective sont le reste de cette opération. Il sont laissés à chacun et ne trouvent le plus souvent d’autres références que la satisfaction narcissique et son corollaire d’agressivité.

Les quelques occasions où Lacan évoque directement les institutions, souvent psychanalytiques, c’est pour y fustiger les effets de groupes, « les tas », que l’on peut tout aussi bien entendre dans ce que nous apprennent les situations institutionnelles évoquées comme « l’état institué » où il est impératif que rien ne bouge (c’est d’ailleurs pour cela que les changements y sont souvent répétitifs dans la reproduction du même), mais il évoque également les institutions pour y désigner sa visée collective, celle de son enseignement de la psychanalyse par son séminaire. Cet apparent paradoxe entre le groupe et le collectif, il l’éclaire dans cette formule « je mesure l’effet de groupe à ce qu’il rajoute d’obscénité imaginaire à l’effet de discours » (6).

Le collectif qui est visé par Lacan dans son enseignement est celui d’un effet de discours qui ne ferait pas « tas », « masse », ou encore, en terme plus freudien qui ne ferait pas « foule ». Un discours psychanalytique que Lacan, en tant que psychanalyste puisqu’il ne s’autorisait que de cette place à tenir son discours, fondait sur le fait d’en situer comme l’agent l’objet a, ce qui fait trou, butée de la parole. Un discours qui ne peut donc se maintenir qu’à rester ouvert, à ne pas être rebouché par un savoir, un maître ou un sujet. Cela fait retour pour nous à la question de savoir quel peut être le destin de ce discours dans une institution, de savoir si ce discours peut se maintenir ouvert sans qu’il soit nécessairement, logiquement, refermé par une « obscénité imaginaire ». Ceci dans un contexte, pour le moins, structurellement particulier puisque en amont de la question d’un possible du discours de la psychanalyse, les quelques situations présentées ici nous conduisent à devoir poser cette question du possible pour tout discours. Ce qui se trouve interrogé dans nombre d’institutions, c’est qu’une possibilité discursive en tant que telle puisse se soutenir dans sa fonction de support de la dimension de l’impossible.

À la relecture de l’article d’Eric Laurent « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution » (7) , je me suis posé la question de savoir si la dénonciation systématique de tout idéal dans le discours de certains analystes, n’avait pas participé à précipiter dans le même mouvement la chute de toute référence phallique, puisque celle-ci, pour le sujet ne peut se soutenir que d’une fiction, d’un imaginaire.

Il est important de rappeler et de soutenir que le tout imaginaire du grand Autre institutionnel est une impasse qui a conduit au pire, celui des grandes idéologies. Cependant, une fonction symbolique désarrimée de son support imaginaire est sans doute intenable et ne peut conduire qu’au dénouement borroméen de son instance, de cette fonction comme de toute institution civilisatrice, pour reprendre les propos de Charles Melman lors des journées de l’ALI sur le phallus (8).

En 1992, Eric Laurent soutenait l’immuable de l’institution, y compris dans la rue. Or, force est de constater, qu’y compris dans la rue, l’institution ne fait plus le poids face aux exigences individuelles ou à la jouissance des groupes. La référence au particulier soutenue par Eric Laurent dans cet article a été transformée en particularisme, en oubli ou effacement de la dimension subjective qui, nous l’a appris Lacan, ne relève pas de ce particulier, n’en déplaise au narcissisme de chacun, mais d’un universel du sujet parlant.

Au sein d’un service spécialisé dans l’accompagnement de personnes handicapées, les professionnelles sont confrontées à des pathologies de plus en plus lourdes (envahissements délirants, schizophrénie). Se pose alors la question de la limite de ces accompagnements, dans une logique où plus rien ne semble commander que l’impératif de donner réponse satisfaisante à toute demande. Faire du chiffre devient ainsi ce qui vient court-circuiter tout discours possible et devant l’inquiétude des professionnelles confrontées à un impossible de leur tâche, au réel, la réponse gestionnaire sera celle d’une parole médicale soutenant le « tout est possible ». Ce qui est effacé dans cette situation institutionnelle, c’est la dimension même d’une limite symbolique qui vienne border pour chacun sa rencontre avec le réel. Limite qui ne peut se soutenir que d’un discours, un discours qui ferait référence. La limite, ainsi exclue du symbolique, glisse sur le seul registre imaginaire de l’impuissance et a maintenant toutes les chances de faire retour, dans le réel.

Le psychanalyste se retrouve ainsi dans cette posture, toujours singulière mais néanmoins pas sans référence à une structure, de se confronter soit à une parole sans discours, sans consentement à ce que cette parole s’inscrive dans une opération discursive, une logique signifiante, face à un silence ou un blabla qui interdisent toute conséquence quant à une perte de jouissance, soit à une parole qui n’est pas sans s’inscrire dans un discours, mais dont ce dernier ne vient plus soutenir sa fonction de référence, sa fonction phallique dirons-nous.

Cela me semble quelque peu différent de ce à quoi le psychanalyste était confronté par le passé;aux enjeux d’une confrontation de son discours à son envers, le discours du maître, ou encore de celui de l’hystérique et leur corrélat « d’idéalismes absolu ».

Ce n’est pas que cette dimension de ce qui pourrait faire autorité ne puisse être repérée par les professionnels comme ce qui rend leur exercice praticable, c’est davantage que cette dimension semble relever d’un virtuel sans virtualité, sans puissance. Un : oui, oui, bien sûr, sans qu’ils sachent comment s’y prendre, ou plutôt sans qu’ils y croient vraiment.

Le discours du psychanalyste peut alors aisément, dans le transfert, être appelé à prendre place de S1, de point de repère, de ce qui rend praticable et vient soutenir l’institution comme discours du maître. C’est ce qui se passe dès que ce que dit l’analyste devient directement ou indirectement prescriptif.

Cette opération consiste en un glissement de l’endroit à l’envers comme pour cette institution, dite de référence lacanienne où le psychiatre, d’être de l’institution, n’a pu que produire l’envers du discours de l’analyste, un discours du maître. Mais un discours du maître qui se refusait à en avoir la consistance de celui qui donne le sens, qui gouverne. Pris dans cette impasse logique, la conséquence en fut une rupture sous la forme d’une démission.

N’est-ce pas une opération similaire qu’aurait rencontrée Lacan, d’être de l’institution, puisqu’il en était le fondateur ? Son discours ne pouvait être repris par cette institution, que comme discours du maître ? Lacan n’a pas eu d’autre choix, dans sa visée, que de la dissoudre.

Si cette lecture a quelque pertinence, le connecteur logique opérant dans l’articulation entre psychanalyste et institution ne me semble pas sans importance quant à ses effets de structure. Sur le registre du discours, puisque c’est bien là que nous nous situons, il n’est peut-être pas étonnant que l’articulation même des signifiants « psychanalyste et institution » apparaît d’emblée comme quelque chose d’énigmatique. Cette copule à la place du « et », sans être un verbe, pose néanmoins la question de savoir ce qui pourrait bien faire articulation entre ces deux signifiants. Quel en serait l’opérateur logique en quelque sorte ? Qu’est-ce qui se tient : « Psychanalyste de l’institution », « psychanalyste en institution », voire « psychanalyste dans l’institution », ou encore « psychanalyste ou institution » qui devrait plutôt s’écrire : « ou psychanalyste, ou institution » (9)… ? Cela s’entend très bien, ce n’est pas la même chose du tout et cela nous introduit de fait dans une logique propositionnelle, du possible et de l’impossible, du nécessaire et du contingent. Cette logique pourrait bien nous donner quelques indications quant aux modalités de cette articulation. Je ne la développerai pas en détail dans ce texte, mais y prendrai quand même appui pour soumettre à la lecture quelques propositions logiques.

Ce que je vais amener demandera un déploiement ultérieur, mais enfin, nous savons que toute institution se fonde sur ce qui est établi. C’est son étymologie qui nous le confirme. Une institution se soutient d’un signifiant qui fait « Un ». Non pas « Un » de la collusion imaginaire d’un idéal de totalité, de la complétude ou de l’absolu du tout, mais un « Un » de distinction, de séparation. Un signifiant maître ou encore, sur le versant du désir, le toujours voilé d’un signifiant phallique qui prend place d’agent et fonde la structure de l’institution sur le mode du discours. C’est, semble t-il, un nécessaire pour qu’une institution se maintienne. Au-delà de ceux que j’ai évoqués dans mon propos, nombreux sont les exemples qui permettent de constater que la chute de ce signifiant maître n’a pas d’autre conséquence que la chute de l’institution qu’il soutient. C’est comme si nous étions passés d’un S1 absolu et intolérable, à plus de S1 repérable. Ainsi, la famille comme l’école ne sont plus des institutions à partir du moment où elles sont dépendantes du bon vouloir de chacun. Ce qui leur donne leur sens et les gouverne, non pas « au nom de », mais par la fonction même du « nom » qui les fonde, n’est plus établi.

C’est la référence à la « nomination », à ce signifiant qui comme tel soutient l’équivoque, qui vient tenir la gueule ouverte au grand Autre institutionnel. Sans cette référence à cette « nomination » le grand Autre n’est qu’un « nommé à… » dont la place d’exception n’est plus assurée, plus supportée par la fiction qui y fait croire. Le grand Autre sans médiation métaphorique en devient insupportable. Cette place qui faisait autorité parce que tout simplement distincte, sans référence ne se maintient que sur le registre du pouvoir. D’un pourvoir d’autant plus coercitif qu’il n’est plus barré par le signifiant qui légitimait cette place d’exception. Ces effets d’insupportable ne sont pas de l’ordre d’une réalité, de la réalité du travail dans ces institutions, mais de l’ordre de la subjectivité, d’une intersubjectivité sans référence symbolique qui tienne, qui se noue, dans une sortie du pacte symbolique qui la pacifie.

C’est la mise sous la barre de ce signifiant phallique qui a conduit toute une institution, aux prises avec un conflit social, à prendre le risque de son effondrement. Ce n’est que dans un second temps, celui de l’angoisse faisant immédiatement suite à la jouissance de la perspective d’une chute de la place d’exception, que le collectif a su consentir à une perte de jouissance et rétablir une dissymétrie des places pour s’inscrire de nouveau sous ce signifiant. Tous les collectifs ne sont pas en mesure de procéder à une telle opération, à en payer le prix. Ce qui a permis ce franchissement c’est l’horreur rencontrée par la plupart d’un effet de folie quant à la fonction de la parole. Puisque la parole de chacun valait autant que celle de l’autre, plus rien ne venait servir de référence à la parole au sein du collectif. Ils avaient affaire à une « parole folle ». Celle-ci a, de plus, pris la forme d’une écriture qui situait une telle indistinction des places, qu’elle a eu pour effet une demande collective que les choses soient remisent à leur place, distinctes. Ce n’est pas un hasard si c’est justement à ce moment là que la référence au signifiant phallique fut de nouveau énonçable dans une « nomination » de ce qui faisait lien symbolique entre eux. Le travail réalisé avec les équipes de cette institution a permis que ce qui « avait cessé de s’écrire » puisse à nouveau « ne pas cesser de s’écrire ». Cependant, il ne me semble pas qu’il s’agisse là d’un travail relevant du discours du psychanalyste, mais plutôt d’un préalable à ce que ce discours puisse trouver à s’articuler à un autre discours, un préalable à ce qu’il y ait un discours qui tienne, que la métaphore soit de nouveau à l’oeuvre dans les pratiques des uns et des autres.

Ce qui est l’envers de ce processus, mais pas le contraire, c’est que le psychanalyste, de se soutenir de son discours dans une institution, ne peut qu’opérer à creuser une demande qui, si elle ne rencontre pas de réponse de l’Autre, ne sera pas sans s’associer à une autre demande, à un procès métaphorique, à un défilé de la demande ouvrant ainsi la béance de ce qui justement « ne cesse pas de ne pas s’écrire », le réel sur lequel le sujet bute de façon tout à fait répétitive.

Ce n’est que lorsque le signifiant maître peut être ouvert, mais non destitué, troué, mais bien opérant, que le discours de la psychanalyse peut trouver à s’articuler. Ce qui est insupportable pour un grand Autre institutionnel qui ne serait pas régi par sa référence à une nomination, à un signifiant phallique, l’est pour un grand Autre institutionnel barré par une référence phallique, porté par un « nom » qui lui donne sa légitimité, comme le sens de son action. Un « nom » qui le distingue et duquel il exerce une autorité, non un pouvoir, mais qui également le barre et le limite.

C’est justement là que, topologiquement, le discours du psychanalyste peut se soutenir dans ses conséquences, sur ce qui fait bord de l’institution. De là où il est possible que ce qui marque le sujet et le détermine dans les impasses de ses répétitions « cesse de s’écrire », sans pour autant le désinscrire. Là encore, il est manifeste que si le psychanalyste ne se soutient pas de ce bord, c’est nécessairement à la place d’un maître dans l’institution qu’il se trouve convoqué. Particulièrement au sein d’institutions qui n’ont pas seulement mis sous la barre, mais bel et bien perdu toute distinction de place venant permettre une référence phallique. C’est, me semble-t-il, immanquablement à cette figure du maître que les professionnels vont adresser leur demande, leur plainte, une plainte « qui ne cessera pas de s’écrire ».

Comme nous l’avons vu précédemment, c’est l’impasse dans laquelle plusieurs psychiatres ou psychologues se trouvent. Se réclamant de la psychanalyse, mais eux-mêmes inscrits dans une institution, nécessairement à une place de sujet supposé savoir, ils n’ont pas pu produire autre chose qu’un discours de maître dont ils ont pu jouir, ou ne pas jouir, en quittant l’institution. Parce qu’elle est nécessairement institutionnelle, leur parole ne pouvait être entendue que de cette place. Leur mi-dire ne pouvait venir que la renforcer sur le registre d’une plainte, celle d’un maître qui ne soutient pas le nécessaire d’un collectif, qui ne soutient pas le discours de sa place, qui ne donne pas le sens.

Pour que cette plainte « cesse de s’écrire » à cette adresse, le psychanalyste doit sans doute consentir à un impossible du discours de la psychanalyse comme discours de l’institution. Ce que j’ai appris des équipes auprès desquelles je suis intervenu, c’est que ce n’est qu’à ce prix, celui de la reconnaissance d’un impossible de ce discours, qu’une contingence peut se faire jour et que « cesse de ne pas s’écrire » une pratique qui en devient dès lors quelque peu praticable. C’est-à-dire d’une pratique créative, inventive, où la métaphore ouvre à des possibles.

Cette dit-mension de l’impossible dans l’articulation entre psychanalyste et institution, autrement dit dans le rapport d’endroit et d’envers entre le discours du psychanalyste et le discours du maître, ne me semble pas non plus étrangère à ce qui caractérise les demandes d’interventions qui me sont adressées, le plus souvent par les directions des établissements. Il n’est pas improbable que ce rapport si particulier participe au fait que c’est justement à un psychanalyste que ces demandes sont adressées.

Ce dont ces directions témoignent, c’est de leur désarroi face à des groupes qui ne font plus collectifs, des groupes qui ne parviennent plus à travailler ensemble. Un désarroi qui fait écho à celui d’équipes qui errent et n’y croient plus, où plutôt « qui errent justement parce qu’ils n’y croient plus ». Ce à quoi ils ne croient plus, ce n’est pas à une réponse satisfaisante à leur demande -ils ne sont pas sans savoir l’impossible de cette satisfaction-, c’est à l’émergence d’un signifiant phallique qui leur permette de se soutenir collectivement (10).

Ce qui ne cesse de m’étonner dans ces expériences, c’est que ce soit justement à des psychanalystes que ces directions font appel. Sans doute ne sont-elles pas sans savoir que c’est de ce bord que quelque chose peut opérer. A moins, que l’illusion dure encore de penser que la psychanalyse, comme discours, pourrait se soutenir de prendre la place du discours du maître dans une institution, y compris et surtout si elle s’en défend ?

Bien sûr, ce que j’ai tenté de présenter dans ce petit texte n’est qu’un premier pas dans ce qui reste grandement à défricher à partir de cette question logique des modalités d’articulation entre psychanalyse et institution. Ce texte n’a d’autre visée que d’engager un questionnement et de permettre qu’un travail puisse se déployer à partir de ce qui pourrait peut- être avoir fonction de repères. La suite de notre dialogue en répondra…

Notes

(1) Jacques Lacan, Les complexes familiaux, in Autres écrits, Paris, Seuil, pp.23 à 84 et Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, séminaire livre XVII, Paris, Seuil. Les deux ont été repris par Eric Laurent dans ses articles : « Eros associatif » et « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution », in Les feuillets psychanalytiques du Courtil, numéro 4 d’avril 1992, pp.5 à 20.

(2) Jacques Lacan, « Lettre de dissolution », in Autres écrits, Paris, Seuil, pp.317 à 319

(3) La question de savoir s’il s’agit d’un « ou » inclusif ou d’un « ou » exclusif n’est pas encore déterminée à cette étape, mais inaugure tout l’enjeu de ce texte entre logique et topologie qu’ouvre le « où ».

(4) Au sein du département « Psychanalyse et travail social », plusieurs ont déjà posé cette question. Entre autres, Nazir Hamad et Louis Sciara dont les articles sont disponibles sur le site de l’ALI : www.a-l-i.org/freud.

(5) Jacques Lacan, Télévision, Paris, Seuil, p.25

(6) Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris, Seuil, p.474

(7) Eric Laurent, ibidem.

(8) Que savons-nous encore du Phallus ? Journées des 03 et 04 décembre 2005 organisées à la Salpêtrière à Paris.

(9) Il s’agit du « ou » exclusif, contrairement à ce que désigne le « et ».

(10) Là encore, la distinction entre la fonction d’un « nom » en tant que signifiant et le « au nom de » en tant qu’idéal, est fort utile pour que la fiction du « nom » vienne soutenir cette fonction sans la recouvrir.