Psychanalyse : ici, aujourd'hui
08 septembre 2009

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MELMAN Charles,ROELENS Tania
Billets



– En 2001-2002 vous vous êtes proposé de clôturer par une « introduction » le séminaire public que vous aviez soutenu pendant 20 ans. Vous invitez alors à une relecture des « Conférences d’introduction à la psychanalyse » de Sigmund Freud, tandis qu’en 2002 également, l’association que vous animez, l’Association Freudienne Internationale devient Association Lacanienne Internationale. Vous dites qu’il faut du courage pour parler de psychanalyse car son objet toujours se dérobe et qu’en 1916  Freud se proposait de « convaincre un large public de l’existence d’une autre scène inconsciente en tant que recours du sujet pour dire « non! » et identifier son désir ». Pensez-vous qu’introduire à la psychanalyse actuellement représente un enjeu comparable ? Peut-on encore parler d’inconscient freudien ? Comment caractériser ce grand pas franchi des mythes freudiens aux écritures lacaniennes ?

– En 1916, Freud écrivait son introduction à une époque où les esprits et les coeurs étaient beaucoup plus occupés par la guerre et par les destin collectif, que par les destins individuels. On sait d’ailleurs combien les névroses, ces maladies de la singularité, ont tendance à se faire oublier au cours de ces grandes catastrophes collectives. Aujourd’hui nous vivons sous une forme tout à fait différente ce qui n’est pas moins une catastrophe collective et qui est l’idéologie propre à l’économie libérale c’est à dire celle d’une solution apportée au problème de l’insatisfaction propre à l’espèce humaine, solution apportée par les excès, la richesse, la diversité, la qualité de la consommation, et on voit de la même manière de quelle façon les singularités, en particulier celles du désir, s’oublient, se perdent, derrière ce qui est le souci de satisfaire ce qui est encore un idéal collectif : être consommateur émérite, celui que distingue la propriété d’objets de luxe,  et qui le rend prince des consommateurs. Le moment semble donc plutôt bienvenu pour de nouveau essayer d’appâter, de séduire, de frapper un éventuel lecteur par le rappel des conditions qui sont celles de l’humanité, et qui font qu’il ne pourra jamais trouver son salut que dans la mise en ordre de ces conditions. Cela d’autant que l’inconscient aujourd’hui, à cette époque qui est bien plus marquée par la liberté des moeurs que par le refoulement, l’inconscient a toutes les raisons d’avoir perdu son incidence sexuelle, d’être le support d’un désir sexuel, qu’à l’époque de Freud. Ce qui fait qu’aujourd’hui, les patients qui viennent chez l’analyste peuvent très facilement se distinguer en deux groupes, les uns traditionnels, fidèles suiveurs des règles morales qui firent le succès de l’inconscient freudien, et l’autre groupe qui est donc beaucoup moins soucieux de libérer son désir que de trouver ce qui serait en propre, non plus donc dans la sujétion à l’endroit de l’idéal collectif, mais dans ce qui serait la singularité de l’individu. Et je trouve qu’écrire aujourd’hui une introduction à la psychanalyse est une gageure qui mériterait d’être le devoir propre aux divers groupes d’analystes existants de par le monde, car ce bilan et cette appréciation de l’époque présente permettrait immédiatement d’avoir un panorama juste sur l’évolution de ces groupes, à partir de Freud et à coté, avec Lacan.

– Cette variété de positions par rapport à la demande d’analyse serait-elle en rapport avec la coexistence de différents fonctionnements sociaux, pas seulement traditionnels et modernes, mais aussi pré-modernes ou postmodernes. Or vous dites que le sujet de le sujet de l’inconscient naît avec l’opération cartésienne du cogito… Il serait intéressant de revenir sur les diverses modalités du rapport à la religion, à la science et aux formes du pouvoir, pas seulement à titre d’importation, mais aussi de création. Peut-être y a-t-il également une expression de cette variation en ce qui concerne le matriarcat et ses différentes formes. Le patriarcat est-il un accident d’Occident ? Peut-on dire que la fonction phallique existe dans le matriarcat, peut-on encore parler de métaphore paternelle ? N’y aurait-il pas lieu de distinguer entre les matriarcats ceux qui sont marqués par le culte pour la mère et ceux où l’amour maternel est menacé, ainsi que vous l’avez signalé à propos de la post-modernité ?

– L’Amérique Latine, tout comme l’Amérique du Nord d’ailleurs, a la particularité d’être faite de populations qui pour vivre ensemble, ont dû renoncer à leurs filiations propres, que ce soit spontanément, volontairement, ou qu’elles aient été décapitées par   l’envahisseur. Il y a dans ce contexte une nostalgie résiduelle très forte dans la quête d’une paternité, d’une reconstitution de l’histoire qui est impossible, mais qui du même coup expose ces populations à tous les prophètes et tous les thaumaturges que l’on connaît. Le matriarcat qui a permis à la vie de se perpétuer dans les groupes malgré ce désastre, le matriarcat entretient certes la valeur phallique mais une valeur phallique que l’on pourrait dire réservée, confinée à sa fonction de perpétuer la vie, le sexe n’y étant plus qu’accessoire, occasionnel, hasardeux, passager. Il s’en suit un dispositif logique très différent de celui du patriarcat, situation qu’il ne m’appartient pas de développer ici dans cette question, mais qui rend compte des particularités subjectives dans ces contrées. Il y a de la place pour s’opposer à un père, une mère n’en laisse aucune pour s’opposer à elle. La  situation en ce qui concerne l’indépendance des générations futures, comment gagner cette indépendance, est beaucoup plus délicate; de même la question de la succession des générations qui se pose dans le court terme, au maximum trois générations, elle ne vise pas au-delà, grand-mère, mère, enfant.

– Vous avez parlé de sociétés de frères ou de maîtres, en contraste avec une société de fils et de pères. On peut en reconnaître certaines caractéristiques, cette manière de privilégier la vie, le bonheur, toujours aller de l’avant, souvent en accord avec Dieu d’ailleurs et puis également des phénomènes de violence ou d’exclusion radicales, par exemple dans la rue, les bidonvilles, dans la forêt ou l’extrême misère. Est ce que cette configuration du lien social n’amène pas à développer une clinique du narcissisme et du moi, mais aussi, vu que tout le monde n’y est pas délirant, délinquant ou errant, comment y repérer ce qui tient lieu de référent symbolique, qui ferait bord, coupure ? Et comment la psychanalyse peut-elle être différente d’une ego psychology ?

– Vous avez parfaitement raison. Ce dispositif privilégie dans la constitution du sujet ce fameux schéma L de Lacan où l’image du corps propre se constitue dans la relation en miroir à une image idéale. Il est clair que c’est aujourd’hui le grand moyen de la constitution du moi, et il y a entre l’idéal et l’image du corps propre -et c’est sans doute ce qui protège de la folie- il subsiste un hiatus infranchissable, et qui confine l’individu à devoir supporter son infériorité définitive eu égard à des images souveraines comme celles aujourd’hui des vedettes auxquelles il est rendu un culte qui mériterait qu’on s’y intéresse davantage. Qu’est-ce qu’une société de mimesis où ce sont les vedettes du spectacle qui sont ainsi en position d’idéal, au point que les politiques ou les religieux doivent les imiter pour acquérir quelque crédit auprès de leurs publics. L’image du corps propre est destinée à rester en position d’infériorité, la promotion sociale consistant dès aujourd’hui dans ces téléréalités, c’est à dire la propulsion sur la scène du spectacle de celui qui était jusque là en position de spectateur.

– En Amérique Latine, on se reconnaît volontiers dans le métissage, le syncrétisme, oxymorons et hybrides, un certain polythéisme, dans le carnaval…, c’est à dire dans un brassage accéléré de signifiants multiples, dans une dispersion où tout opère en même temps avec la même valeur et sans hiérarchie. Est-ce que cela modifie ce qu’on peut dire en ce qui concerne le grand Autre et la notion de signifiant maître ?

– Le métissage des sociétés latino-américaines et aussi nord-américaine d’ailleurs, serait un progrès considérable s’il était conceptualisé correctement, c’est à dire s’il n’aboutissait pas à l’exacerbation de nationalismes spécifiques inéluctablement, soit dit en passant, antagonistes, mais à créer correctement ce qui en est du rapport imaginaire au père, pour la ramener à la dimension de père symbolique qui elle se passe de toute détermination nationaliste ou ethnique et qui donc vaudrait de façon égale pour chaque peuple. La religion a loupé l’universalisme de Dieu, il serait temps que la laïcité puisse penser correctement l’universalité de la fonction paternelle.

– Quelles implications à partir de là pour les associations d’analystes et la transmission de la psychanalyse.

– Les associations de psychanalystes se reconnaissent facilement, non pas par les particularités de leurs leaders, mais par les modalités de leur rapport au textes fondateurs. En général on rencontre soit des dévots soit des hérétiques. Un bon analyste n’est ni l’un ni l’autre, puisque le but d’une cure c’est l’apprentissage d’une lecture correcte, et d’abord de son propre inconscient, et une façon donc de lui être moins soumis afin d’éprouver pleinement les possibilités du désir.

Paris le 26 février 2009.