A propos de Neurosciences un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités, François Gonon, Champ social Editions (2024)
« Prouvé scientifiquement » fut d’abord un slogan publicitaire pour des lessives ou des crèmes anti-rides (pardon : régénérescentes.) Or voici qu’il est devenu le leitmotiv des théories neuro psychologiques envahissant le champ des sciences humaines par un discours à prétention scientifique qui suppose des déterminants neurobiologiques, implicitement génétiques, tant pour des « troubles » psychiatriques que pour des difficultés scolaires voire des inégalités sociales. C’est dans ces trois registres que François Gonon se livre à une analyse fouillée et minutieuse des publications censées étayer cette vision de l’humain1. Vision largement relayée dans les media par des propagandistes à coup d’affirmations péremptoires (« La science dit que… » ou « je ne peux pas vous dire précisément mais je sais que c’est démontré scientifiquement ! ») sans que ne soit jamais amené un argumentaire pour en étayer l’affirmation2. A l’inverse, François Gonon le rappelle : « C’est honorer la science que de rappeler qu’elle n’est pas une opinion, mais un discours argumenté tentant de décrire les choses et les êtres au plus près de ce que l’on considère comme vrai. » (p.20)
Neurobiologiste au CNRS, François Gonon fut un jour interpelé par des psychologues sur l’affirmation que le TDAH était du à un déficit en dopamine. N’ayant étudié les effets de la dopamine que sur les rats, il se mit en quête du millier d’articles publié sur la question pour constater que cette affirmation ne repose que sur une supposition qu’aucune observation ne confirme. D’où son intérêt pour tenter de comprendre cet écart considérable entre les observations scientifiques solidement validées et les discours destinés au grand public où « les conceptions neuro-essentialistes prennent une place croissante […] alors que les apports réels des neurosciences sont plutôt minces. » (p.19) et relèvent essentiellement d’une « rhétorique de la promesse. » (p.29)
Neuropsychiatrie
L’examen serré de la littérature sur la dépression, le TDAH, la schizophrénie montre clairement de nombreux biais (de publication, de citation, de significativité statistique, de présentation des résultats …) et l’imputation abusive de liens de causalité à partir de corrélations, souvent mineures d’ailleurs. « Ceci explique que l’immense majorité des études réalisées dans les années 1990 et 2000 et rapportant une association significative entre une mutation génétique sélectionnée a priori et une pathologie mentale ont été invalidées par les études ultérieures. » (p.48) Pourtant, par exemple, le fait que le taille de l’amygdale soit trouvée inférieure de 1,5% chez des patients diagnostiqués TDAH, alors que la variabilité spontanée dans le groupe témoin est de 9,4%, n’empêche pas les auteurs de claironner : « Nos données particulièrement puissantes, confirment que le cerveau des patients atteints de TDAH est anormal. » (p.55) La surestimation des résultats par les chercheurs, voire la fraude caractérisée, suivie d’un emballement médiatique pour le sensationnel entraine la pénétration, notamment par la télévision, de cette idéologie essentialiste des troubles psychiques dans le public. En effet, même invalidés, ces résultats ne sont jamais démentis par la presse qui en a fait ses gros titres Si bien qu’ils persistent dans l’esprit de la plupart des gens. Alors que : « il est maintenant certain que le gène de la schizophrénie (ou de n’importe quel autre trouble) n’existe pas. » (p.66) De même les thèses selon lesquelles un déficit en sérotonine expliquerait la dépression tandis qu’un déficit en dopamine expliquerait le TDAH ont été invalidées. Au demeurant, même lorsque des différences mineures sont observées, elles n’ont aucune portée pratique, la part imputable à une histoire individuelle en lien avec des facteurs culturels et environnementaux y étant largement prépondérante.
Neuro-pédagogie
Il en va de même pour la « neuro pédagogie » supposée dégager, à partir d’observations sur le fonctionnement biologique du cerveau, de nouvelles méthodes d’enseignement scolaire. En effet, l’examen de la littérature montre que ces études « se limitent en fait à décrire les corrélats cérébraux de situation d’apprentissage précédemment décrites par les études comportementales et cognitives. » Mais « aucune de ces études n’a débouché sur une nouvelle méthode d’enseignement. » (p.75) Même Stanislas Dehaene3 le reconnait : « …il n’existe aucun modèle vraiment satisfaisant des réseaux de neurones qui sous-tendent l’acquisition du langage ou des règles mathématiques. » (p.76) François Gonon relève au passage que celui-ci « n’évoque plus de causes génétiques à l’origine de la dyslexie, mais n’informe pas ses lecteurs de l’invalidation des études génétiques qu’il avait précédemment mises en avant. » (p.93)
On retrouve par ailleurs dans toutes ces études, les mêmes défauts méthodologiques que dans celles sur la neuropsychiatrie : biais de confirmation, confusion cause/conséquence, surestimation de l’héritabilité par la méthode des jumeaux, conclusions hâtives à partir de différences significatives minimes, faciles à obtenir sur de très grands échantillons4…) « Au total, les études en neuro-génétique n’ont pas débouché sur la mise au point de biomarqueurs utilisables pour le diagnostic des troubles d’apprentissage ou pour l’identification préventive des sujets à risque ». (p.87). C’est qu’en fait, « la distance épidémiologique entre les neurosciences et la pédagogie est trop importante pour que les premières puissent éclairer directement la deuxième. » (p.95) Tandis que les études d’évaluation en conditions réelles des méthodes d’apprentissage ont montré clairement que « l’expérience et les qualités humaines de l’enseignant étaient plus déterminantes que la méthode utilisée. » (p.95)
Neurobiologie de la pauvreté
Oui, certains ont osés le terme, c’est même à ça qu’on les reconnait nous dirait Michel Audiard. L’ambition de cette discipline serait d’objectiver, par l’électro-encéphalographie ou l’imagerie cérébrale les anomalies de développement cérébral chez les enfants exposés à des conditions économiques défavorables. Avec la meilleure intention apparemment : proposer « des interventions éducatives ciblées susceptibles de corriger ce développement cérébral défectueux. » (p.97) Outre les problèmes méthodologiques présentés par ces études, elles ne font que confirmer ce que l’on sait déjà sur les conséquences cognitives de la pauvreté. La plupart ne prennent d’ailleurs pas en compte les conditions ce vie sociale de ces enfants dans des quartiers défavorisés où le système scolaire est dégradé, ni les alternatives intelligentes parallèles, non recensées par les tests, qui y sont développées. Quant à l’interprétation des résultats d’éventuels liens entre statut socio-économique et performances scolaires (causation sociale ou sélection sociale ?), il ressort nettement que « la transmission du niveau d’études ne dépend que faiblement des caractéristiques génétiques. » (p.105) et que le meilleur moyen d’améliorer les conditions d’apprentissage des enfants est d’améliorer leurs conditions sociales. Reste que les gouvernements néolibéraux investissent plutôt dans l’éducation parentale, supposée déficiente, que dans le soutien social.
Le discours des neurosciences et l’idéologie libérale
Dans une seconde partie du livre, François Gonon se propose donc d’analyser les raisons du succès de ce discours et en trouve la principale en ce qu’il favorise les politiques néolibérales. Dans le domaine de la psychiatrie comme dans celui de l’éducation ou des inégalités sociales, il transforme un problème social en un problème individuel et médical. A chacun de « gérer son stress » et de maitriser ses « troubles neurodéveloppementaux », il y a pour cela la méditation de pleine conscience et l’industrie pharmaceutique qui fournit, entre autres, la ritaline à nos enfants. Que les neurosciences soutiennent une vision libérale de la société est également attesté par l’examen de leurs échos dans la presse, en France, en Grande Bretagne, aux Etats unis, où les point de vue sont clairement politiquement polarisés entre la presse conservatrice et la presse social-démocrate. Ainsi dans l’Express une tribune intitulée : « Pierre Bourdieu avait tort », en affirmant que l’accès à l’enseignement supérieur était essentiellement du à des facteurs culturels, alors que : « on sait aujourd’hui que l’ADN détermine plus de 50% de notre intelligence. L’école et la culture familiale ne pèsent pas beaucoup face au poids décisif de la génétique. » (p.153) Affirmation démentie par d’autres études montrant, par exemple, que des enfants adoptés entre 4 et 6 ans voient leur QI progresser significativement corrélativement au niveau socio-économique des familles d’accueil. Et, Françoise Clerget dans La Croix fait remarquer que « les mêmes arguments génétiques ont longtemps été mis en avant pour expliquer que les femmes sont moins intelligentes que les hommes. », alors qu’aujourd’hui, dans tous les pays développés les filles réussissent mieux scolairement que les garçons. (p.156). Ce que Marcel Gauchet explique par le fait que « la fin de la domination masculine a rendu plus difficile pour chaque garçon la construction de son identité sexuée alors qu’elle a plutôt facilité celle des filles. » (p.176)
Reste que le lobbying influence clairement le financement public de la recherche biomédicale dans le sens des neurosciences et oriente la carrière des chercheurs. François Gonon n’en espère pas moins que ce livre permettra au lecteur de trouver des réponses à Jean-Michel Blanquer « que ce n’est pas forcément du néo-obscurantisme que de questionner le discours des neurosciences. » (p.193)
On espère, avec Bernard Golse qui signe la postface, que ce livre documenté et énergique fournira à la psychopathologie « des arguments rigoureux et profonds pour lutter contre une vision des choses à l’évidence réductrice et dommageable pour le soin psychique. » (p.203) Car, comme l’énonce, cité dans l’introduction, Edouard Zarifian, critique vigoureux de la psychiatrie biologique en laquelle il avait mis d’abord beaucoup d’espoirs 5 : « Chaque homme est avant tout une histoire vécue de manière unique dans la plus totale subjectivité [..] le psychisme ne s’exprime que par la parole et ne peut être abordé que par un autre psychisme. » (p.24)
Nancy, le 3 juin 2025
Notes
1 Merci à Pascale Belot Fourcade de nous avoir signalé ce livre nécessaire.
2 Cf., N. Bon, 2018, « La psychanalyse versus vraie et fausse science », Le journal des psychologues, 354, p.70-77.
3 Neurobiologiste renommé, prosélyte de la psychologie cognitive, nommé président du Conseil supérieur de l’éducation nationale en 2018.
4 Plus la taille des échantillons est grande, plus il est facile d’obtenir des différences statistiquement significatives bien que très faibles entre la population ciblée et la population témoin. C’est pourquoi il convient de les comparer à la dispersion des valeurs à l’intérieur de l’échantillon témoin.
5 E. Zarifian, Le prix du bien-être. Psychotropes et société, Odile Jacob, 1996.