Présentation du dernier livre de Jean Bergès et de Gabriel Balbo
14 juin 2004

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JEANVOINE Michel
Notes de lecture



C’est à un véritable coup de force que je viens de consentir (*). En effet Jean Bergès m’a fait demander de bien vouloir présenter ce livre publié aux éditions Érès dont il est l’auteur avec Gabriel Balbo et qui a pour titre Psychothérapie d’enfants, enfants en analyse. J’ai accepté ce pari pensant que cette lecture, et vous en rendre compte, pouvaient ne pas être sans effets. Je les en remercie.

C’est sous ce titre, une présentation, que je suis amené à parler et à vrai dire – et c’est ce qu’il me venait à l’instant à l’esprit – ce titre tombe bien puisqu’il va s’agir d’une véritable présentation au sens où J.Lacan pouvait en parler tout à la fin de son enseignement à savoir cette présentation du Réel avec les noeuds. En effet, ce livre se révèle être tissé, construit comme une étoffe, et c’est à cette étoffe, à ce tissage, que j’ai d’abord été sensible. Voici comment.

Il faut dire également que ce livre se propose à la vente avec un bandeau qui évoque l’amendement Accoyer et que ce livre a d’abord pour intention de proposer quelques repères avec lesquels s’orienter dans ce qui différencie radicalement psychothérapie et psychanalyse, voire même ce qui vient régler leur hétérogénéité absolue. Et ceci dans tous les temps et les aspects du travail que ce soit les entretiens préliminaires, le ressort du travail, la place et la fonction de l’analyste ou du thérapeute, la conduite du travail, le parcours effectué, sa conclusion… et ceci à partir de la rencontre et des surprises liées au travail analytique avec les enfants.

Et, ce qui mérite d’être souligné, ce livre ne fait pas de cette question de l’analyse de l’enfant un domaine spécifique mais il tire de ce travail des conséquences qui concernent le champ analytique dans son ensemble. Il s’agit, là, d’un véritable livre de psychanalyse que nous pouvons, sans hésiter, situer entre les travaux d’Anna Freud et ceux de Mélanie Klein dont quelques thèses sont discutées.

La rédaction de cet ouvrage reste marquée- je trouve pour ma part que c’est très bien ainsi- par la dimension parlée de ce travail. En effet il est la retranscription à peine retravaillée de l’enseignement tenu dans le cadre de leur séminaire sur ce thème. Par ailleurs je voudrais ajouter que ce livre, de par sa construction non seulement se prête très bien, mais appelle à un travail en cartel.

C’est donc cette hétérogénéité radicale entre psychothérapie et psychanalyse qui se trouve là dépliée et explorée. Elle l’est à partir d’un certain nombre de points de vue ordonnés, à chaque fois, par la mise au travail d’un certain nombre de concepts freudiens ou lacaniens que ceux-ci déplient et viennent faire jouer avec quelques autres.

Ainsi ce livre s’inaugure par une réflexion sur "l’association libre", cette "association libre" de Freud et Anna O. avec laquelle s’invente, en quittant le domaine de l’hypnose et celui de la psychothérapie, ce signifiant nouveau et cette pratique nouvelle: la psychanalyse.

La succession de ces différents concepts ordonne et structure le livre dans ses différents chapitres. Ainsi après celui sur la "demande et l’association libre" se proposent celui sur la "ponctuation" et ce "poinçon" qui organise l’articulation entre $ et a , puis "la construction en psychanalyse" telle que Freud a pu l’introduire, "la persuasion", "la suggestion", "le transfert et la dénégation", "le transitivisme, le corps et grand Autre", "la temporalité", la question "du cadre", celui sur "la syntaxe, la lettre et le refoulement", sur "le regard" et puis celui sur ce qui peut spécifier une fin de cure.

Il me faut vous les citer pour vous donner à entendre comment le lecteur est ainsi amené à un véritable travail d’assouplissement, un assouplissement de l’imaginaire qui n’est pas sans rappeler celui provoqué par la manipulation des noeuds.

Si j’évoque ces fameux noeuds et le tissage c’est tout simplement parce que ces têtes de chapitres que je viens de prendre la peine d’évoquer devant vous, ces signifiants freudiens et lacaniens, viennent là se proposer comme les fils d’une trame. Fils d’une trame noués à chaque fois à un autre fil qui les enchaîne et qu’il faut bien nommer une thèse, une même thèse, la thèse centrale de ce livre. À savoir ce transitivisme réévoqué sous différentes déclinaisons dans quasiment tous les chapitres et qui soutient et nous présente comment la psychanalyse n’est pas la psychothérapie, et ceci pour des raisons de structure qui seules peuvent rendre compte de leur hétérogénéité radicale.

Je dispose de peu de temps pour vous parler de ce livre et j’ai fait le choix, en vous laissant la surprise et la découverte de ses autres fils, d’interroger cette thèse centrale qui traverse l’ensemble de cet ouvrage et lui donne corps : celle du transitivisme.

Vous savez certainement que J.Lacan avait été amené à réécrire ce fameux article sur le stade du miroir pour mieux prendre en compte – me semble-t-il – pour mieux ordonner, ce moment structural autour de ce qu’il avait pu dégager de sa réflexion et de son travail sur le temps logique : cette logique qui donne son rythme temporel à l’instant du regard, au temps pour comprendre et à ce moment de conclure qui s’impose dans l’anticipation et la précipitation. Cette logique des temps règle et caractérise la découpe de l’objet, soit la production d’un nouveau sujet sous un nouveau signifiant.

Ce stade du miroir, dans sa version finale, fait de la mise en place de cette image spéculaire, un moment structural d’identification réglé par ce type de temporalité où l’enfant s’identifie dans l’anticipation et la précipitation l’image venue du point de vue de l’autre dans le miroir: l’image spéculaire. C’est là que gisent l’anticipation et la précipitation. Et c’est dans ce véritable nouage entre des coordonnées imaginaires, symboliques et réelles que le corps se construit et se construit comme troué. Il y a là un lien transitivé entre cet enfant et ce premier Autre qui n’est pas quelconque puisque, comme le soulignent Jean et Gabriel, ceci nécessite de la part de cet Autre une hypothèse concernant cet enfant, une anticipation – véritable coup de force – seule capable d’introduire cet enfant au rang des êtres parlants. C’est seulement par le défilé de l’anticipation liée à cette hypothèse que le corps de cet enfant entre comme un Un dans le langage, mais comme un Un troué.

Ce livre ne reprend pas tous ces développements que je réevoque brièvement. Mais il fait, en suivant J. Lacan, des enjeux structuraux de ce premier moment transitivé – moment logique – la matrice du lien de l’enfant à l’Autre : qu’à cette place de l’Autre viennent aussi bien s’y prêter – sans s’y identifier, et c’est à ce prix que ce nouage opère – la mère ou l’analyste.

C’est avec cette matrice, et cette lecture, que sont noués ces différents fils évoqués tout à l’heure.

Ainsi une "démarche" et une "position" transitiviste devraient permettre à l’analyste, en faisant l’hypothèse anticipée d’une demande chez cet enfant, l’introduction de cet enfant, ou plutôt sa réintroduction d’une manière un peu plus juste à l’ordre symbolique. C’est par le biais de cette "position transitiviste" que du tiers se trouve introduit. Et cette "position transitiviste" caractérise la position de l’analyste par opposition à celle du psychothérapeute qui méconnaît la dimension structurale de cette anticipation fondatrice.

Cette hypothèse qui spécifie le transitivisme est bien autre chose qu’une simple suggestion. Hypothèse est faite – hypothèse anticipée dans ce coup de force comme aiment à nous le dire les deux auteurs – qu’un savoir habite cet analysant qui nous parle ; et un savoir qui concerne les lois du langage et de la parole pourrait-on ajouter.

Mais quel est le ressort qui spécifie cette hypothèse dans son efficace ? Et comment le travail de cette hypothèse est-il à même de laisser une place vide où du sujet puisse advenir ? Mieux encore: comment une telle fonction – celle qui spécifie le sujet – est-elle capable de s’y trouver déposée ou réactivée ? C’est la question que nous pourrions poser à nos deux amis. Et à cette question ils amènent quelques éléments de réponse ; des éléments logiques.

Ils remettent au travail cette formalisation de J.Lacan, à savoir cette écriture du fantasme $<>a où ce poinçon pourrait passer pour le parent pauvre de cette triade. Celui-ci y tient pourtant une place cruciale puisqu’il y vient symboliser cette opération capable, par la coupure, de produire du sujet en découpant l’objet a. À lire donc : $ coupure de a. Il y symbolise cette fonction qui règle cette opération de coupure.

Il nous faut alors pouvoir penser ce poinçon comme étant constitué, tout autant que constitutif, de cette hypothèse que peut soutenir une mère à l’endroit de la demande de son enfant et à supposer celui-ci – qui dès lors est entendu comme s’adressant à elle – animé par du désir et un savoir. Et nous disent-ils "ce poinçon n’est que l’après coup conceptuel d’un processus que le transitivisme anticipait".

Et puis il y a là une remarque, glissée discrètement, qui concerne la lettre et sur laquelle je reviendrai. Il faut que je vous la cite car elle toute son importance : "Si le transitivisme se soutient d’un discours maternel que l’enfant s’identifie, ce n’est pas seulement d’un objet réel qu’il s’agit à propos de l’objet a, mais ce qui, de la lettre, est constitutif de la coupure pour le sujet qu’est l’enfant".

Et nos amis de poser la question de savoir si la construction en analyse – et si celle-ci relève bien de ce mécanisme – ne serait pas elle-même une forme de suggestion ? À cette question où J.Lacan déjà répondait pas la négative en soutenant que là où il y avait suggestion il n’y avait pas poinçon, je pourrai faire la remarque que celui-ci semble bien spécifier une fonction ; cette fonction capable de faire de la coupure, c’est-à-dire aussi découper le bord d’un trou. Nous pourrions peut-être alors, assez facilement, soutenir que l’absence de ce trou spécifie la suggestion :absence de cet effet de bord où du sujet nouveau se trouve appelé.

Dire alors que cette hypothèse maternelle, ou celle de l’analyste dans sa position "transitiviste, est habitée par le poinçon c’est dire aussi – et c’en est une conséquence logique – que le désir de la mère et celui de l’analyste – si ceux-ci trouvent bien leurs effets – sont habités par cette fonction vive capable de faire bord.

Le discours maternel habité, rythmé, par le battement de la parole paternelle se présente ainsi comme habité par un "pas tout. C’est-à-dire aussi marqué par cette fonction paternelle signifiante du manque dans le grand Autre.

Ces "coups de force symboliques, avec leur hypothèse anticipée, sont marqués de cette fonction et mettent ainsi l’enfant sur la voie de se constituer son propre grand Autre.

Rien de tout cela dans la psychothérapie où l’identification reste projective, où l’enfant reste prisonnier des identifications de son psychothérapeute.

Pourrait-on en conclure que l’identification dite "transitive caractériserait le travail de l’analyste ? Et alors y aurait-il un au-delà de cette identification transitive ?

Et puis reste cette question centrale sur laquelle la topologie – celle de la bande de Moebius, des tores et des écritures borroméennes – pourrait apporter un éclairage : comment le jeu de cette lettre qui fait bord est-elle capable de déposer chez ce futur sujet cette fonction qui va faire de lui un possible sujet, à savoir ce poinçon, c’est-à-dire cette fonction capable de faire bord à son tour ?

Voilà quelques-unes des questions qui me sont venues à la lecture de cet ouvrage – ou mieux – en me laissant prendre au jeu de ses entrelacs. Ce livre, véritable tissu, se présente en effet comme habité par une topologie du bord qui n’est pas sans susciter chez le lecteur, chez celui qui accepte d’y entrer, sa propre mise au travail, ses propres hypothèses, voire également ses désaccords.

Un grand merci pour ce travail à Jean Bergès et Gabriel Balbo.