Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse – Leçon I
17 octobre 2023

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ALLIOT Julien
Préparation au séminaire d'été
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Préparation au Séminaire d’été 2024
Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)
Mardi 17 octobre 2023
Président-Discutant : Pierre-Christophe Cathelineau
Leçon I du 26 novembre 1969
Julien Alliot
Je vais donc vous proposer une lecture de cette première leçon de L’Envers [de la psychanalyse], la leçon du 26 novembre 1969.
Et pour commencer, j’aimerais souligner ce fait que le séminaire de préparation au séminaire d’été a fait l’objet cette année d’un déplacement : un déplacement sur Zoom. C’est un déplacement qui autorise plus de monde à participer, mais qui modifie un peu les modalités du rapport à l’Autre. En faisant varier la focale, le Zoom offre des conditions de présence et d’adresse bien particulières. Nous y sommes avant tout représentés par notre corps réduit à une image en deux dimensions, ou bien par notre nom (ou celui de notre téléphone) écrit en blanc sur fond noir, et enfin, si nous ouvrons notre micro, par notre parole qui n’est audible que si tous les autres micros sont fermés.
Lors de la première séance il y a deux semaines, il était question de la place de l’impossible dans les discours. Il me semble que cette dimension est très palpable dans les modalités d’échange via Zoom du fait de cet engagement particulier du corps dans la parole.
Si je souligne d’emblée ce déplacement pour parler de la première leçon de L’Envers, c’est parce que la question du lieu, du déplacement, m’est apparue essentielle dans cette leçon. Dès le début de la leçon, Lacan raconte : « Un jour, une personne, qui est peut-être ici et qui ne se signalera pas, m’a abordé dans la rue » « Est-ce que c’est vous, le Dr Lacan ? – Que oui, lui dis-je, et pourquoi ? – Est-ce que vous reprenez votre séminaire ? – Bien sûr ! – Et où ? » Et là, sans doute que j’avais pour cela mes raisons, elle voudra bien m’en croire, je lui ai répondu : « Vous le verrez ! ».
C’est donc cette question, « et où ? », qui a fait partir Lacan au quart de tour, si j’ose dire…
Je suivrai donc comme fil rouge de cette première leçon la question du lieu, du déplacement, de l’endroit et de l’envers. La faculté de droit du Panthéon va permettre à Lacan de « prendre la psychanalyse à l’envers » (p. 18). Prendre la psychanalyse à l’envers pour y faire émerger une nouvelle topique : non plus une topique consistant à représenter le fonctionnement psychique comme tel, mais une topique revenant à la structure du discours lui-même. Cette structure, ces invariants discursifs, ces différentes modalités du lien social, Lacan va tenter de leur donner une forme par l’écriture, en commençant par le discours du Maître.
1.         « Et où ? » : nouveau lieu, nouvelle adresse.
Lacan ouvre son séminaire en relevant que son assistance le suit « dans un troisième » déplacement (p. 11). Il fait très vite entendre que le lieu géographique n’est pas sans incidence sur son adresse (c’est-à-dire son auditoire mais aussi son adresse comme style). À la page 17, il affirme que le « lieu a toujours eu son poids pour faire le style de ce que j’ai appelé cette manifestation ». Revenons brièvement sur ces déplacements successifs tels que Lacan les évoque :
–           À Sainte-Anne, de 1953 à 1963, « la corde qui vibrait vraiment, c’était la rigolade », nous dit Lacan, soulignant que son travail sur le Mot d’Esprit a fini par aigrir les esprits.
–           Puis, suite à son excommunication de la Société Française de Psychanalyse en 1963, Lacan est invité à continuer son enseignement à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. L’ENS, l’ens, est le lieu de « l’étant », nous dit-il. ENS : « c’est les trois premières lettres du mot enseigner » (p. 17). Cette nouvelle « base » pour son enseignement, base « en un sens local, voire militaire » explique-t-il dans la première leçon des Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, lui donne l’occasion d’interroger la base, les fondements de la psychanalyse.
–           Mais son enseignement est finalement jugé trop anti-universitaire par la direction de l’ENS, et Lacan est contraint à un nouveau déplacement. Il continuera son séminaire à la faculté de droit du Panthéon, mais annonce également des Impromptus à Vincennes. Il s’agira alors pour lui d’interroger ce que son propos a d’anti-universitaire, et précisément de distinguer le discours Universitaire du discours de l’Analyste.
Finalement, pour Lacan comme pour l’inconscient, le déplacement est ce qui permet de déjouer la censure. Au-delà du simple changement d’endroit, il y a un jeu possible dans le déplacement, et c’est de cette possibilité de jeu, de ces permutations de places que Lacan va extraire une écriture des discours.
2.         Un nouvel en-droit pour « prendre la psychanalyse à l’envers » (18).
J’en arrive donc à mon deuxième point, sur le fait que ce nouvel en-droit va permettre à Lacan de « prendre la psychanalyse à l’envers » (p. 18). Mais avant de proposer son écriture, Lacan en passe par une lecture, celle de Freud.
Il évoque en particulier « le discours de Freud sur le sens spécifique de la répétition chez l’être parlant » (p. 15), et deuxièmement « la pulsion de mort » (p. 19) en référence au texte de Freud Au-delà du principe de plaisir (publié en 1920).
Dans ce texte, Freud s’appuie sur son expérience clinique pour faire observer « qu’il existe dans la vie psychique une tendance irrésistible à la reproduction, à la répétition, tendance qui s’affirme sans tenir compte du principe du plaisir, en se mettant au-dessus de lui ». Cette tendance à la répétition, Freud la met en lien avec « une fin » : « la fin vers laquelle tend toute vie », et qui n’est autre que la mort (chap.5).
Lacan fait un pas de plus et appelle ce « chemin vers la mort » une « jouissance ». Ainsi Lacan situe-t-il le propos de Freud sur un plan plus logique, l’inscrivant dans la logique spécifique propre au parlêtre, celle du langage. Il dit, en bas de la page 15 : « La répétition a un certain rapport avec ce qui, de ce sujet et de ce savoir, est la limite, qui s’appelle la jouissance. C’est pourquoi c’est d’une articulation logique qu’il s’agit dans la formule, le savoir est la jouissance de l’Autre ; de l’Autre, bien entendu, pour autant – car il n’est nul Autre – pour autant que l’a fait surgir comme champ l’intervention du signifiant ».
Lacan fait donc un pas de plus dans sa relecture de Freud, qui consiste à s’affranchir du contenu sémantique, du sens de ce qu’il appelle la « fable freudienne » pour se situer au niveau de la structure, de l’exploration de l’Autre comme champ. La méthode de Lacan, sa démarche, fait valoir ce qu’il avait déjà introduit dans son séminaire D’un Autre à l’autre, c’est-à-dire le « discours sans parole », (p.12) « une structure nécessaire de quelque chose qui dépasse de beaucoup la parole, toujours plus ou moins occasionnelle » (p. 12).
En se situant au niveau du discours, qui, dit-il, « est déjà au monde et [le] soutient » (p. 15), Lacan parle du « surgissement du signifiant » (p. 19). Ce surgissement du signifiant est un moment important, car il permet de sortir de l’histoire individuelle et contingente, de la « fable freudienne », d’une centration sur le vécu pour s’intéresser à ce qui détermine et conditionne la parole elle-même. Dès lors, le « sujet » est envisagé autrement. Pour Lacan, il est à « distinguer de l’individu qui assurément en est le lieu » (p. 14). Autrement dit, le sujet est « assujetti » à la structure du discours plutôt que sujet « subjectif », vécu comme une conscience individuelle potentiellement libre plutôt qu’assujettie. Le sujet est causé par la structure du langage, et ne peut être que représenté par un signifiant S1 pour un autre signifiant S2. Il y a donc une perte, que Lacan appelle le « plus-de-jouir » (p. 19). Toute cette mise en place est en quelque sorte résumée dans la phrase suivante (en bas de la page 19) : « C’est pour autant que S1 ayant surgi – premier temps – se répète auprès de S2, d’où surgit dans l’entrée en rapport le sujet, que quelque chose représente une certaine perte ».
Cette nouvelle acception de la subjectivité comme effet de langage, articulée à la jouissance et au plus-de-jouir, Lacan va l’écrire dans un « appareil à quatre pattes » (p. 20), en isolant quatre places pour y situer les quatre notations S1, S2, S barré et petit a.
Cette écriture révèle d’emblée en quoi la parole et le langage introduisent une disparité et distinguent des places. Autre fait mis au jour par ces quadripodes, et en particulier par les barres qui séparent les deux étages : le langage implique une représentation, et donc un impossible à tout dire. Il y a donc un Réel irréductible, dont la qualité sera peut-être différente en fonction du discours. C’est une question.
Dans la dernière partie de cette leçon (et ce sera là mon dernier point), Lacan va esquisser quelques conséquences non seulement pour la pratique psychanalytique, mais également les implications éthiques et politiques de ces quadripodes et des déplacements qu’ils permettent.
3.         Pour une éthique du déplacement.
Comme le disait M. Cacciali lors de la première séance de ce séminaire, Lacan quitte le cadre restreint du cabinet, de la cure analytique pour s’affronter au collectif et à la manière dont le langage informe le rapport à l’Autre. Il intronise ici ce qu’il appelle « quatre discours radicaux », c’est-à-dire quatre modalités de mises en œuvre du langage qui se trouvent à la racine des différentes formes du lien social. L’identification des faits du langage que sont les discours suscite donc un questionnement éthique et politique qui court dans le séminaire.
Lacan articule d’abord le discours du Maître. Ce choix, dit-il, n’est pas un hasard mais il est déterminé par des « raisons historiques » (p. 20). Cette « première forme » du discours renvoie en effet à la manière dont l’enfant est pris dans le langage : par un signifiant (S1) qui représente un sujet auprès d’un autre signifiant (S2). Autrement dit, dans son histoire individuelle, l’enfant est introduit au langage par le truchement de ces ordres, de commandements auxquels il est sommé de répondre. Il y a là l’avènement d’un sujet qui n’est jamais qu’à l’arrière-plan, représenté sur la scène du semblant par des signifiants.
Cette nécessité première qui conditionne l’avènement du parlêtre est mise en parallèle dans cette leçon avec la manière dont s’organise l’ordre politique, dont Lacan montre qu’il est également effet du signifiant. Pour Lacan, c’est le Maître qui incarne le mieux cette première modalité du lien social. En s’appuyant sur la Politique d’Aristote et sur les dialogues platoniciens (en particulier le Ménon), Lacan montre que tout le travail du maître consiste en un « vol », un « rapt », une « soustraction à l’esclave de son savoir » (p. 22), pour que ce savoir de l’esclave devienne « savoir de maître » (p. 22). Il y a là une véritable condamnation éthique de la philosophie : « la philosophie dans sa fonction historique est cette extraction, trahison dirais-je presque, du savoir de l’esclave pour en obtenir sa transmutation comme savoir du maître » (p. 23).
Il y a dans le passage du « savoir de maître » au « savoir du maître » non seulement une appropriation mais aussi une fossilisation du savoir en « savoir théorique » (p. 24), nous dit Lacan, renvoyant à la θεωρία, c’est-à-dire à la contemplation de ce qui serait l’essence du monde, l’ontologie. D’où la redéfinition sévère que Lacan propose de la philosophie : « une entreprise fascinatoire au bénéfice du maître » (p. 24).
Là encore, c’est un déplacement qui va permettre de se sortir de l’emprise des fascinateurs qui promeuvent un type de savoir que Hegel est allé jusqu’à nommer le « savoir absolu » (p. 24). Pour Lacan, une telle conception du savoir constituera un point de « départ », c’est-à-dire un point de commencement mais aussi un point de désaccord (une invitation à se départir de ce « savoir absolu »).
Pour Lacan, il est un savoir qu’il convient de distinguer de ce « savoir absolu » qui se trouverait devant un sujet, qu’il n’y aurait qu’à saisir, et qui finalement s’apparente davantage à de la connaissance. Depuis son texte sur le stade du miroir, Lacan a en effet bien distingué savoir et connaissance, cette dernière étant à situer du côté de l’image, du côté de (je cite) « ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble » (p. 92). C’est là qu’apparaît ce que Lacan appelle « une structure ontologique du monde humain qui s’insère dans nos réflexions sur la connaissance paranoïaque » (p. 93).
À la fin de cette leçon, Lacan souligne le positionnement singulier du psychanalyste par rapport au savoir (je cite) : « S’il y a quelque chose que la psychanalyse devrait nous forcer de maintenir mordicus, c’est que le désir de savoir, ça n’a aucun rapport avec le savoir », ajoutant que « le désir de savoir n’est pas ce qui conduit au savoir ». Ces assertions me ramènent au fil rouge que j’ai tenté de suivre pour présenter cette leçon, c’est-à-dire le déplacement. Ce que Lacan semble ici faire valoir, ce n’est pas l’accès à un savoir ; ce serait là la position du maître qui ne cherche le savoir qu’en tant que ce savoir peut être fossilisé en connaissance propre à expliquer le monde. « Il désire que ça marche », dit Lacan.
Par opposition au « ça marche » du maître (au « en marche » ?), à l’intérêt du maître pour ce qu’il appelle le « virage bancaire du savoir de l’esclave », Lacan insiste sur le désir de savoir, c’est-à-dire le manque de savoir qui va engager un travail, un cheminement, un déplacement de la position subjective. C’est par des déplacements successifs que le rapport du sujet à sa jouissance pourra évoluer, par le truchement de ce « boni » que Lacan évoque à la page 20 et qui fait « irruption ». Cet excédent de recettes sur les dépenses, ce « boni » (p. 20) « qui est de l’ordre de la jouissance », cette plus-value, il deviendra « urgent de la gaspiller », nous dit Lacan, substituant à l’appropriation des maîtres une logique différente, celle de la désappropriation, de la perte, du départ. Je vous remercie.
Avec l’accord de l’auteur pour publication.