PRÉPARATION AU SÉMINAIRE 2023 : ÉTUDE DU SÉMINAIRE XX DE J. LACAN, ENCORE - LEÇON 13
24 juillet 2023

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CASTRO Juliana
Séminaire d'été
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Préparation au séminaire d’été 2023

Étude du séminaire XX de Jacques Lacan, Encore

Mardi 16 mai 2023

Président-Discutant : Thierry Roth

Leçon 13 : Juliana Castro

Lacan débute la dernière leçon de Encore en remarquant qu’il a entamé ce séminaire sur la question : « La jouissance de l’Autre n’était pas le signe de l’amour ». C’est le départ vers lequel il va revenir en refermant le séminaire. Il dit que bien qu’il ait en effet parlé de l’amour, son point pivot concerne le savoir, « ce savoir qui a le plus grand rapport avec l’amour », dira-t-il après. Ce savoir dont l’exercice représente une jouissance et qui est une énigme présentifiée par l’inconscient. « Le savoir c’est ce qui s’articule », dit-il. Sur les chemins du savoir centrés sur l’être, il affirme : « rien n’est sinon dans la mesure où ça se dit que ça est ».

Lacan parle des métalogues de Gregory Bateson, anthropologue, psychologue, épistémologue anglo-américain, fondateur de l’école de Palo Alto. Pour celui-ci, un métalogue concerne des « conversations sur des matières problématiques où les participants non seulement débattent du problème posé mais dont la structure globale est congruente avec le thème lui-même ». Pour Lacan, il ne s’agit là que de faire dire par l’interlocuteur ce qui motive la question même du locuteur, « c’est à savoir, à incarner dans l’autre la réponse de ce qui est déjà là », en conduisant l’interlocuteur à dire ce qu’on attend entendre. Je pense que cela est en relation avec que Lacan avancera là-dessus quelques pages après quand il abordera la position de l’expérimentateur face aux réponses du rat dans le labyrinthe et la distinction entre l’apprentissage et le savoir.

Ne servant pas à la communication ou au dialogue, c’est comme cela que Lacan caractérise lalangue – en un seul mot – il affirme que le langage « est fait de lalangue » et est une élucubration de savoir sur celle-ci : « c’est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue ». L’inconscient, de son côté, reposant sur le gîte de lalangue, est un savoir-faire avec celle-ci, et dans cette direction, « ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse ce dont on peut rendre compte au titre du langage ». Alors, il dit que le langage est un savoir sur lalangue, tandis que l’inconscient est un savoir-faire avec lalangue. « L’inconscient, c’est le témoignage d’un savoir en tant qu’il échappe pour une grande part à l’être ». L’être est affecté par des affects énigmatiques qui sont les « effets de lalangue déjà là comme savoir ». Ces effets résultent de la présence de lalangue, celle-ci articule ce qui va plus loin que ce que l’être supporte de savoir, de ce qu’il est susceptible d’articuler comme tel. L’inconscient est soutenu, est fait de lalangue, lalangue qui désigne « ce qui est notre affaire à chacun, à l’égard de ce qui pour nous est la langue, la langue dite maternelle »

Je m’arrête un peu là-dessus. Apprendre, connaître et même parler correctement une langue, ce n’est pas la même chose que savoir une langue. Savoir une langue, disait Charles Melman, c’est être parlé par elle. C’est être parlé par la langue, c’est être su par elle, ce qu’elle, lalangue – en un seul mot – parle en nous, pourrait-on dire. Selon lui, « il y a dans l’Autre une langue qui est justement celle de l’objet petit a cause de notre désir » – lalangue donc. Les lapsus et les rêves sont des manifestations linguistiques qui font irruption dans le discours conscient comme vecteurs d’un désir que nous ignorons et qui disent la vérité de celui-ci.

Reprenons maintenant ce que Lacan appelle l’unité ratière. Selon lui, l’expérimentateur qui a créé le labyrinthe pour le rat transforme la question du savoir en une question d’apprentissage. Lacan interroge si l’unité ratière peut apprendre à apprendre et également la différence selon l’expérimentateur qui apprend au rat. Il souligne que c’est l’expérimentateur qui sait quelque chose là-dessus, car c’est avec ce qu’il sait qu’il invente le montage du labyrinthe. Il est celui pour qui le savoir est « fondé sur un certain rapport de cohabitation avec lalangue ». Et c’est justement de cette cohabitation avec lalangue que Lacan définit un être parlant. Y est en jeu la différence entre apprentissage et savoir et comment celui-ci s’enseigne.

Pour Lacan, l’expérimentateur prend le rat comme corps et unité. Il revient à Aristote, pour qui le corps, c’est la définition de l’individu, « le corps en tant qu’organisme, ce qui se maintient comme Un ». En revanche, Lacan affirme : le corps n’est pas le savoir de l’Un, « le savoir de l’Un se révèle ne pas venir du corps, le savoir de l’Un vient du signifiant Un ». Comme il a déjà annoncé dans la leçon 7, « c’est au niveau de la langue qu’il faut interroger ce Un » (p.118). Le signifiant Un vient du fait que le signifiant est toujours un entre autres et [est] la différence d’avec les autres. « Ce que veut dire Ya dl’Un est ceci qui permet de repérer l’articulation signifiante : que de Un entre autres se lève un S1, un essaim de signifiants ». Le signifiant maître assure l’unité de la copulation du sujet avec le savoir. « Et c’est uniquement dans lalangue, en tant qu’elle est interrogée comme langage, que se dégage » l’élément. « Le signifiant Un n’est pas un signifiant quelconque, il est l’ordre signifiant en tant qu’il s’instaure de l’enveloppement par où toute la chaîne subsiste. » S1, ce Un incarné dans lalangue, « reste indécis entre le phonème, le mot, la phrase, voire toute la pensée ». On y reviendra tout de suite avec l’inter-dit, en deux mots.

Permettez-moi un petit détour avant d’avancer. Lacan parle, dans la leçon précédente, de l’exigence d’une phrase, qu’ayant sectionné « l’Un de chacun de ces chaînons, tous les autres du même coup soient libres », il suffit qu’une lettre ne tienne pas pour que tout le reste des autres se disperse. Si le savoir du Un venait du corps, comme pour le rat, l’unité du corps serait toujours garantie pour de bon chez le parlêtre, on pourrait penser. Par contre, justement parce qu’il s’agit d’un fait de langage, on peut entendre, par exemple dans la psychose, des expériences où les limites du corps qui en feraient Un ne sont pas garanties. Par exemple, le corps d’un patient qui serait habité par lui et également par son ver – ver solitaire – qui parle avec lui, démontrant qu’un corps n’est pas obligatoirement habité par une seule personne. Ou, dans le sens opposé pourrait-on dire, la patiente qui se voit envahie, dans ce qui serait son corps à elle, par l’allure de l’autre avec qui elle parle, c’est-à-dire, ce qui serait son corps à elle devient le corps de l’autre. Ce sont des exemples où le montage de l’opération qui fait corps propre est mis à mal et qui démontrent que le Un ne vient pas du corps. Précisément, au contraire, ce qui ferait l’unité du corps propre serait l’effet d’une opération discursive.

Lacan reprend le mot interdiction, qu’il avait travaillé dans la leçon précédente. Ce savoir « impossible et par là interdit », et qui est en même temps inter-dit, « dit entre les mots, entre les lignes » (p.201). Dans Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, à propos de l’inter-dit – en deux mots – Lacan parle de « ce que le discours réalise à se vider comme parole ». Il dit dans la leçon 12 : « Je parle sans le savoir. Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir. Je dis donc toujours plus que je n’en sais. […] Ce qui parle sans le savoir me fait je, sujet » (p.201). À quelle sorte de réel cet inter-dit nous donne-t-il accès ? L’écrivain brésilien Guimarães Rosa affirme : « Le livre peut valoir par tout ce qui n’a pas dû y rentrer ». En d’autres termes, il peut y avoir du livre entre les lignes et l’exercice de lecture peut confronter à ce qui est au-delà de l’écrit, au-delà du dit, c’est-à-dire, on est affecté par les effets indicibles de lalangue.

Ce savoir inconscient structuré de cette cohabitation avec lalangue a le plus grand rapport avec l’amour parce que, selon Lacan, tout amour se supporte, je cite, « d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients ». En revenant à la leçon 7, il affirme que dans l’analyse, nous n’avons affaire qu’à l’amour, car c’est par cette voie singulière qu’elle opère, c’est-à-dire, « le transfert en tant qu’il ne se distingue pas de l’amour » (p.119). Comment penser là-dessus le transfert ? Selon lui, le transfert est motivé par le sujet supposé savoir, ce qui serait un point d’application tout à fait particulier et spécifié. Si le transfert ne se distingue pas de l’amour et si l’amour est un rapport entre deux savoirs inconscients, qu’est-ce qui fait – ou pas – que dans une cure le transfert ne soit pas pour autant un rapport d’inconscient à inconscient ? Comment lisez-vous ce passage ?

Il n’y a pas de rapport sexuel parce que la jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate : soit « perverse d’un côté, en tant que l’autre se réduit à l’objet petit a » ; soit folle, de l’autre, car « ce dont il s’agit, c’est de la façon énigmatique dont se pose cette jouissance de l’Autre comme telle ». Cette impossibilité définit un Réel. C’est de l’affrontement de cet impossible « qu’est mis à l’épreuve l’amour, en tant que, du partenaire, il ne peut réaliser que […] le courage au regard de ce destin fatal », dit Lacan, et il interroge s’il s’agit bien de courage ou de reconnaissance.

Reconnaissance de signes ponctués énigmatiquement « de la façon dont l’être, en tant que sujet, est affecté de ce savoir inconscient », affecté des articulations de lalangue. C’est-à-dire, reconnaissance de la façon dont le rapport sexuel, devenu rapport de sujet à sujet – sujet entendu ici comme effet de ce savoir inconscient – cesse de ne pas s’écrire.

Cesse de ne pas s’écrire, c’est de la contingence face au ne cesse pas de ne pas s’écrire de l’impossible. On pourrait peut-être penser au pourtant dont parle Maurice Blanchot, je cite : « Quand tout est impossible, quand l’avenir, livré au feu brûle, quand il n’y a plus de séjour qu’au pays de minuit, alors la parole prophétique qui dit l’avenir impossible, dit aussi le pourtant qui brise l’impossible et restaure le temps. »

Par la rencontre de ce qui chez chacun marque la trace de son exil de ce rapport, par l’affect qui résulte de cette béance, quelque chose peut s’articuler, s’inscrire et peut donner dans l’amour, pour un instant et pendant un temps de suspension, le mirage, souligne Lacan, l’illusion de cesser de ne pas s’écrire – nécessaire donc. Tout amour s’attache à ce point de suspension du déplacement de cette négation, du passage du cesse de ne pas s’écrire de la contingence, au nécessaire du ne cesse pas de s’écrire. C’est bien de ce nécessaire que tout amour subsiste et tend à le faire passer, pour toujours, au ne cesse et ne cessera pas de s’écrire. Comme il a été dit hier au séminaire à Lyon, il s’agirait donc, dans l’amour, du mirage de transformer le contingent en le fixant dans le nécessaire.

L’amour vient aborder la rencontre de l’être comme tel, et cela fait surgir, note Lacan, ce qui fait de l’être ce qui ne se soutient que de se rater. Le rat n’est pas là par hasard, c’est parce qu’on en fait facilement une unité, affirme Lacan, et rappelle son concierge qui avait une haine égale à l’être du rat. Il continue en disant que l’abord de l’être, c’est l’extrême de l’amour, la vraie amour. Ici une petite remarque : pourquoi Lacan utilise-t-il le féminin, ‘la vraie’ amour, pour parler de l’amour, substantif masculin au singulier ? Le fait que cela ait été un mot féminin jusqu’au XVIIe siècle, et qui l’est resté au pluriel, serait-il une indication ? Aurait-il à voir avec l’amour courtois ?

Lacan poursuit avec l’affirmation : « La vraie amour débouche sur la haine ». Nous revenons à la leçon 9, quand il dit que « Dieu devait être le plus ignorant de tous les êtres de ne point connaître la haine », car « on ne connaît point d’amour sans haine » (p.146). Il reprend ensuite l’équivoque entre est (du verbe être) et hait (du verbe haïr) : « l’être provoque la haine comme tel » (p.156) « la haine solide s’adresse à l’être même » (p.157). La haine a le plus de rapport avec l’être, s’approche le plus de l’ex-sister, selon lui. « Rien ne concentre plus de haine que ce dire où se situe l’ex-sistence » (p.203). La haine solide vise l’ex-sistence et cette haine de l’ex-sistence c’est ce à quoi, en dernière instance, amène l’amour. Il s’agirait d’aller jusqu’au bout, de l’amour du prochain à la haine de celui-ci. Le prochain, aussi bien le petit autre que soi-même – « tu es celui que tu hais ».

Lacan termine en disant : contrairement à « beaucoup qui croient me connaître », « je n’ai jamais su si je continuerais l’année prochaine ». Et il conclut : « savoir ce que le partenaire va faire, ce n’est pas une preuve de l’amour. » Charles Melman a remarqué que l’amour c’est la volonté que l’autre soit toujours le même. Or, être définitivement toujours identique, c’est la mort. Nous pourrons dire que savoir ce que le partenaire va faire c’est de l’ordre de l’amour à l’être, c’est vouloir savoir tout sur l’objet d’amour, en le fixant mortifèrement donc, pour ne pas se laisser être affecté par celui-ci.

Pour terminer, je souhaiterais reprendre quelques questions sur la haine qui ont été apportées lors du séminaire d’hiver. Omar Guerrero, en reprenant Charles Melman, parlait, à propos d’une mère et son enfant, de « l’amour définitif qu’est la mort », ce Un définitif qui unirait par la mort. Et également d’aimer à mourir dans l’amour passionnel, l’amour vrai de « vouloir tuer quelqu’un, d’aller jusqu’au bout ». C’est-à-dire, amour à mort. Thatyana Pitavy parlait de la haine hors du domaine de l’hainamoration, sans ambivalence, visant directement à la destruction. Charles Melman a distingué la pulsion de mort de la destruction, en disant que celle-ci a à voir avec la volonté de déchirer la personne, de la couper de manière à retrouver cet objet qui fait sa valeur – on pourrait dire, jusqu’aux entrailles.

Ceci est donc un certain fil avec lequel j’ai lu la leçon : de la jouissance de l’Autre qui n’est pas signe de l’amour ; le rapport entre amour et savoir ; l’inconscient comme savoir faire avec lalangue ; le S1 qui, chez le parlêtre, vient de lalangue et non du corps, contrairement au corps du rat qui fait l’unité de son être ; l’extrême de l’amour, la vraie amour qui est l’abord de l’être et qui débouche sur la haine ; la haine solide qui s’adresse à l’être même du prochain.

Je vous remercie de votre attention.