À la dernière leçon de R.S.I., le 13 mai 1975, Lacan annonce le titre de son prochain séminaire : 4, 5, 6. Il s\’agissait sans doute pour lui de poursuivre l\’exploration nodale des nominations, chacun des trois ronds du nœud borroméen faisant faux-trou avec la nomination correspondante. Si Lacan s’arrête à six, c’est parce que la voie explorée ne va pas au-delà. Il indique néanmoins qu\’il accordera une attention particulière au nœud à quatre.
Un mois plus tard, lors de sa conférence, Joyce le Symptôme, il annonce que c’est Joyce qui sera à l’affiche du séminaire à venir. L’intérêt de Lacan pour l’écrivain irlandais est de longue date – on apprend, à cette occasion, qu’à l’âge de dix-sept ans, il fréquentait déjà la librairie d’Adrienne Monnier, qu’il y rencontra Joyce, et qu’à vingt ans, il assista à la première lecture de la traduction d’Ulysse.
Si, dans le Séminaire sur La lettre volée, Lacan évoque l’homophonie joycienne Letter/litter, c’est dans Encore que son intérêt pour l’œuvre de Joyce s’affirme :
« Lisez Finnegans Wake, c’est un long texte écrit dont le sens provient de ceci, […] c’est du fait que les signifiants s\’emboîtent, se composent, […] se télescopent, […] que se produit quelque chose qui, comme signifié, peut paraître énigmatique, mais qui est bien ce qu\’il y a de plus proche de ce que nous autres analystes – grâce au discours analytique, nous savons le lire – qui est ce qu’il y a de plus proche du lapsus. »
« Ce qu\’il y a de plus proche du lapsus »… Lacan ne dit pas que les mots emboîtés de Joyce sont des formations de l\’inconscient. Mais pour autant, pouvons- nous évoquer la dimension du mot d’esprit, certes, cultivé, infiniment savant, jouant sur plusieurs langues, mais du mot d’esprit au sens de Freud ? Par exemple, le mot sinse, créé par Joyce, est construit grâce à la condensation de plusieurs mots : since (depuis), sense (sens) et sin (péché). Il suggère un lien entre les trois : la faute originaire qui donnerait sens à l’Histoire ? Peut-être ? Mais le mot sinse ne garde- t-il pas néanmoins son parfum d’énigme ? Est-il comparable au familionnaire de Heine ou aux carthaginoiseries flaubertiennes ?
Avec l’invention du célèbre Dumbillsilly, Joyce parvient à construire en anglais un mot qui se prononce et qui signifie comme en français, enfin à peu de choses près. Pourtant, nous restons face à une énigme, muets comme l’imbécile dont il est question. Nous sommes ici au plus près de ce que Freud désigne par « mot d’esprit par non-sens ».
Dans le mot d’esprit, une pensée préconsciente est pour un temps traitée par l’inconscient, et le résultat est aussitôt récupéré et énoncé pour un tiers dont le plaisir vient confirmer le bon mot. Encore faut-il que ce tiers soit un peu concerné au niveau de l’inconscient. Dans sa conférence, Lacan remarque que, chez Joyce, il n’en est rien : en le lisant, notre inconscient n’est point « accroché ». Par contre, ce que nous percevons à la lecture, c’est la jouissance de l’écrivain.
Si l’écriture de Finnegans Wake traite volontiers les signifiants selon la condensation, qui est un des mécanismes du travail du rêve, et si l’art de Joyce produit ce qu’il y a de plus proche du lapsus, pourquoi Lacan singularise-t-il l’écrivain comme « désabonné à l’inconscient » ?
Dans Le Sinthome, Lacan propose une réponse : l’écriture de Joyce, son œuvre serait son Symptôme, celui qui le nommerait, celui qui suppléerait la carence paternelle – le symptôme qui «abolirait» le symbole. Joyce est désabonné de l’inconscient dans la mesure où il n’en paie pas le prix : castration et refoulement, avant d’en jouir modérément. Si le symptôme peut être réduit par une interprétation jouant sur l’équivoque, ce n’est pas le cas chez Joyce. Rien ne rattache à lalangue le symptôme joycien ; tout au contraire, le génie de Joyce s’emploie à le porter « à la puissance du langage ». D’où la nécessité de le nommer autrement : Sinthome.
Si le Sinthome de Joyce montre, à son insu mais de façon exemplaire, la structure du nœud borroméen, il ne se confond pas pour autant avec la quatrième consistance, celle du Nom-du-Père. Si tel avait été le cas, cette consistance aurait fait faux-trou avec le Symbolique, et aurait été plus que compatible avec le symptôme névrotique, réductible par l’équivoque. Le Sinthome de Joyce – et Lacan s’efforce d’en écrire le nœud tout au long du séminaire – est, au contraire, la réparation d’un nœud non borroméen, puisque l’enlacement de l’Inconscient et du Réel dénoue le corps. Ce nouage singulier du Réel et de l’Inconscient rend compte de la prodigieuse faculté de Joyce à manier la lettre, au prix de la fuite du sens. L’ego viendrait alors réparer le nœud de Joyce au point même où se serait produite la faute due à la carence paternelle. Lacan suggère que, chez Joyce, l’ego tient sa consistance de l’écriture : Le symptôme cesse, (virgule) de s’écrire (du fait que le Sinthome s’écrive). Ainsi Joyce supplée-t-il, par l’écriture, le défaut du père qui lui donnait « la queue un peu lâche ».
Stécriture est-elle celle de lalangue ? Plutôt celle de l’élangues.
Le Lacan du Sinthome est « mathématicien et poète ». Ce séminaire n’a pas la prétention de faire la psychanalyse que Joyce a toujours refusée. Lacan répugne à traiter ainsi l’œuvre et la biographie de l’artiste. Il tente plutôt de se laisser enseigner par lui, par son Sinthome qui donne accès au nœud et au travail de la lettre. Et s’applique ainsi à poursticher Joyce, à commencer par l’écriture de Joyce le Symptôme et poursuivant par le « parler joycien », dans Le Sinthome.
Flavia Goian et Marc Darmon