Préambule au Non-dupes-errent (2ème Partie)
11 janvier 2012

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SAINTE FARE GARNOT Denise
Textes
Lacan

2 — Les Pères

Charles Melman disait que Lacan avait affiché sur le mur de son bureau une très grande carte du Moyen Orient pour suivre les prérégrinations des Pères dans le désert, en vue de ce séminaires des Noms-du-Père.

Lacan aborde cette question en disant : « Freud s’avance au fondement même de la tradition ecclésiale, il nous permet de tracer le clivage d’un chemin qui aille au-delà, infiniment plus loin, structuralement plus loin que la borne qu’il a posée sous la forme du mythe du meurtre du père » et d’enchaîner :

« C’est sur ce terrain scabreux, mouvant, que là, cette année, je voulais m’avancer avant de reprendre l’ordre ecclésial. Car  pour ce qui est du père, leur père, les Servants de l’Église, les Pères de l’Église … je ne les ai pas trouvés suffisants. » Il cite là Saint Augustin et son De Trinitate.

« Si mythiquement, reprend Lacan, le père ne peut être qu’un animal, le père primordial, le père d’avant l’interdit de l’inceste … sa satisfaction est sans fin. » Lui donner un Totem, c’est lui donner un nom et ce nom est une marque, « déjà ouverte à la lecture, elle se lira de même dans toutes les langues, y est imprimé quelque chose, peut-être un sujet qui va parler ». Donc ce père primordial ne parle pas. Il est bien encore entre un animal et un homme.

Et là un regret : « J’avais aussi marqué comme référence les poteries phéniciennes de Haute Égypte etc. Ici, je vous désigne quelque chose de la direction à suivre … » C’est-à-dire malgré la hâte, je vous épaule pour le temps à venir. Voilà une piste … Merveille de cette attention à ceux qui le suivent. Vous voyez pourquoi ce séminaire unique est tellement attachant ! Il a aussi le caractère d’un testament.

Témoin ce qu’il dit plus loin : « Je ne veux pas vous quitter sans avoir au moins prononcé le nom, le premier nom, par lequel je voulais introduire l’incidence spécifique de la tradition judéo-chrétienne, pas celle de la jouissance, mais du désir d’un Dieu, le dieu Élohim. C’est devant ce Dieu premier terme que Freud, sûrement au delà de ce que nous transmet sa plume, s’est arrêté. Ce Dieu dont le nom n’est que le nom Shadday que je n’aurais jamais prononcé. »

« Ce nom, dans l’Exode au chapitre vi, l’Élohim qui parle dans le buisson ardent qu’il faut concevoir comme son corps, qu’on traduit par la voix (…) ce Dieu parlant à Moïse lui dit à ce moment : “Quand tu iras vers eux, tu leur diras que je m’appelle : Je suis ‘Ehyeh, Je suis ce que je suis”» Pour la Bible en hébreu ça se traduit par Je suis l’Éternel ou je suis l’Être immuable.

Mais ce n’est pas sous ce nom (je suis) que je me suis annoncé à vos ancêtres. Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et non Dieu des philosophes et des savants, comme le dit Pascal. Et Lacan ajoute : « De celui-là, on peut dire qu’un Dieu ça se rencontre dans le réel, comme tout réel est inaccessible, ça se signale par ce qui ne trompe pas, l’angoisse. Ce Dieu qui s’est annoncé à Abraham, d’abord, l’a fait par un nom de l’Elohim au buisson ardent, El Shadday. »

« Qu’est-ce qu’El Shadday ? interroge Lacan et d’ajouter : « Il n’était pas prévu que je vous le dise aujourd’hui. Je ne forcerai pas la porte fût-elle de l’Enfer pour vous le dire, mais j’entends introduire ce que j’eusse pu vous dire par quelque chose d’essentiel » et de nous renvoyer de nouveau au Kierkegaard de Crainte et tremblement.[1]

Pratiquement tout le livre parle d’Abraham. Ce sont des textes poétiques où il alterne sa réflexion – une espèce de broderie – sur le sacrifice d’Isaac et sur la mère et le sevrage. Par exemple ce joli passage : « C’était au crépuscule du matin. Abraham se leva, embrassa Sarah, la fiancée de sa vieillesse. Sarah donna un baiser à Isaac qui l’avait préservée de la honte, lui, son orgueil et son espérance pour la postérité. Ils marchèrent en silence. Le regard d’Abraham fixa la terre jusqu’au quatrième jour. Alors, il vit à l’horizon la montagne de Moriah. De nouveau, il baissa le regard. Il prépara l’holocauste en silence et lia Isaac. En silence, il dégaina le couteau. Alors surgit le bouc que Dieu avait prévu. Il le sacrifia et s’en retourna. Etc. »  Kierkegaard poétise un peu loin de ce que dit la Bible.

Lacan parle encore de « La Aqedah, la ligature, le sacrifice d’Abraham… » à partir des images et en particulier du tableau de Caravage.

« El Shadday, poursuit Lacan, est celui qui élit et promet et fait passer par son nom une certaine alliance transmissible d’une seule façon, par la baraka paternelle, c’est celui qui fait attendre un fils même à une femme de quatre-vingt-dix ans et bien autre chose encore. »

Dans le tableau du Caravage il y a un bélier. « Quant à ce bélier, c’est là-dessus que je voudrais terminer. Car il n’est pas vrai que l’animal paraisse comme métaphore du père au niveau de la phobie. La phobie n’est qu’un retour ; c’est ce que Freud disait en se référant au Totem. L’homme n’a pas tellement à être fier d’être le dernier venu de la création, celui qu’on a fait avec de la boue, ce qui n’est dit d’aucun être. Il va se chercher des ancêtres honorables et nous en sommes encore là, il lui faut un ancêtre animal. … Selon la tradition rabbinique, le bélier dont il s’agit est le bélier primordial. Il était là dès les six jours de la création ce qui le désigne pour ce qu’il est, un Elohim et de tous les Elohim celui-là est reconnu comme l’ancêtre de la race de Sem, donc des origines. »

Et un peu plus loin, Lacan conclut : « Ce qu’Elohim désigne pour sacrifice à Abraham à la place d’Isaac, c’est son ancêtre, le dieu de sa race. » C’est donc Totem et tabou et le meurtre du père de Freud mais par une autre source.

Charles Melman interprète l’intervention de l’ange dans le sacrifice d’Isaac comme la manifestation de la volonté de Dieu que cessent les sacrifices humains, puisque l’ange arrête le bras levé d’Abraham.

« Voyons plus loin, dit Lacan, ce fils me direz-vous, c’est son fils unique. Ce n’est pas vrai, Ismaël a déjà quatorze ans … il est né d’un couchage du patriarche avec une esclave.

Remarquons en suivant la Bible (quelle qu’elle soit c’est pareil) ce qui a un rapport direct avec les Noms du Père.

À la lecture du livre 16 de la Genèse, on voit que Saraï n’est pas désintéressée : « Va donc vers ma servante, dit-elle à Abraham. Peut-être obtiendrai-je par elle des enfants ! » Agar première mère porteuse ! Donc Agar est enceinte. Elle se désintéresse de sa maîtresse qui la maltraite et elle fuit dans le désert et se plaint à Yahvé. L’ange de Yahvé lui dit : Retourne chez ta maîtresse et sois-lui soumise. Puis il lui dit :Tu enfanteras un fils tu lui donneras le nom d’Ismaël qui veut dire “Dieu entend” et je multiplierai ta descendance tellement qu’on ne pourra plus la compter. »

La suite est différente. Ce n’est plus Saraï qui décide de donner sa servante à son mari, c’est Yahvé qui intervient mais il modifie le nom de Abram qui signifie “le père est exalté” et qui devient Abraham qui signifie “père de la multitude”. Il fait une alliance sous la condition de la circoncision. Abraham circoncit tous les mâles de sa tribu. Ismaël a treize ans.

Et puis la suite. Dieu dit à Abraham : Ta femme tu ne l’appeleras plus Saraï mais Sara qui veut dire “princesse”. Le père est celui qui nomme. Yahvé nomme. Mais il y a aussi cette lettre en plus pour Abraham un he et cette lettre en moins pour Sara un iod, ce qui dans ce contexte est lié à la fécondité : Du père exalté on passe au Père de la multitude et d’une femme stérile à une femme féconde.

Au temps prévu Sara enfanta à Abraham un fils à qui il donna le nom d’Isaac “il a ri”

Sara dit : » Dieu m’a donné de quoi rire. Tous ceux qui l’apprendront riront. »

Si Lacan avait poursuivi son séminaire il aurait sans doute parlé de ces changements de noms.

À propos de l’ange qui arrête le bras levé d’Abraham, Lacan interroge : Qu’est-ce qu’un ange ? et petite anecdote facétieuse de Lacan : Comment les supprimez-vous de la Bible, disais-je à un Père éminent, je l’ai rendu fou. Il s’agit du Père Teillard de Chardin

— Est-ce que vraiment vous me parlez sérieusement ?

— Oui, mon Père, c’est dans les textes.

Avec son nominateur de la planète qu’est-ce qu’il faisait des anges ?

Même dans les moments assez dramatiques Lacan savait quand même plaisanter.

La dernière référence de Lacan c’est le Pirqé Avot, Traité des Pères De Maïmonide.[2] C’est un traité de Morale dans lequel une phrase est chaque fois donnée pour discussion à quelques rabbins triés sur le volet. Je l’ai parcouru et trouvé peu de références concernant Abraham si ce n’est la Michna 3 du Chapitre 5 : « Abraham notre père subit dix épreuves et il les surmonta toutes afin que soit connue l’ampleur de l’amour d’Abraham notre père. »  Le commentaire cite les dix épreuves dont la dernière est ledit sacrifice. Mais le but de ce livre c’est la transmission aux générations suivantes des bonnes mœurs c’est-à-dire de la suite d’Abraham. 

Et puis une presque dernière phrase de ce testament, testament puisque Lacan, comme un père n’a cessé dans ce texte de nous donner des directives : « Je vais vous quitter ici. Avant de vous quitter, je vous dirai que si j’interromps ce séminaire, je ne le fais pas sans m’excuser auprès de ceux qui, depuis des  années, ont été mes fidèles auditeurs, ceux qui nourrissent des mots, des termes, des voies et des chemins appris ici, comme ceux qui retournent cette empreinte contre moi. »

Mais il ne nous laisse pas sans nous avertir de ce que pour autant que nous pratiquons la psychanalyse, nous ne pouvons pas être dans la béatitude : « Je la trouve parfois, la vérité de la praxis qui s’appelle psychanalyse. Quelle est sa vérité ? Si quelque chose s’y avère décevant, cette praxis doit s’avancer vers une conquête du vrai par la voie de la tromperie, car le transfert n’est pas autre chose. »

Des Noms du Père il en apporte donc un certain nombre : Abraham, Élohim, El Shadday, Yahvé, qu’il ne prononce pas parce qu’il est imprononçable, Moïse, Sem, Les Pères de l’Église, Saint Augustin, le Bélier, certainement il y aurait eu le père de Joyce. Pourrait-on y mettre Dante au sens où il est père d’une langue ? C’est ce dit Charles Melman.

Voilà, j’avais envie de vous faire partager non seulement mon coup de cœur ancien et présent pour ce texte – beaucoup le connaissent mieux que moi – mais son caractère à la fois intimiste dans son style – Lacan s’adresse à un petit groupe fidèle – et en même temps malgré sa brièveté, sa densité, ce condensé qu’il apporte, du fait de la hâte, cette fonction de la hâte qu’il nomme ici et qui, comme il le fait valoir dans son sophisme des Trois prisonniers, veut aussi que les trois sortent en même temps du camp et se sauvent en même temps. N’est-ce pas ce que Charles Melman a nommé la “passe collective” ? – il est beaucoup question de la passe dans ce texte – à condition que chacun soit attentif aux autres.

Dix ans donc séparent les Noms du Père, des Non dupes errent, dix ans au cours desquels Lacan a fondé l’École freudienne de Paris, en 1964. Sollicité par beaucoup et malgré son adieu du 20 novembre 1963, il a repris son séminaire dans un autre cadre pour notre plus grand bonheur puisqu’il a donné tous ces séminaires que nous avons étudiés depuis dix ans.

Encore un mot à propos des grands textes. Charles Melman nous a donc suggéré que Lacan préparait ce travail sur Les Noms du Père à partir de la Bible, mais aussi de Joyce qui sera repris dans le séminaire Le Sinthome et aussi de Dante. Nous avons eu la chance d’étudier un peu Dante l’an dernier à Rome[3].

Mais pourquoi pas Saint Augustin ? Dante n’est pas nommé dans le texte de Lacan.

J’aurais envie – c’est une proposition – de suivre ce que suggère Lacan  dans ce texte à savoir d’étudier les Pères de l’Église, particulièrement Saint Augustin dont, bien que le De Trinitate  l’ait déçu, tout de même il dit autre chose « c’est sur ce terrain scabreux, mouvant, que là, cette année je voulais m’avancer … » et il cite en un autre endroit en ces termes qui nous sont bien connus « Il (le sujet) est fier, il se réjouit, il s’esbaudit dans ce que Saint Augustin dénonce et désigne d’une façon si sublime – j’eusse voulu aussi vous faire parcourir ce texte – désigne comme concupiscence des yeux. » C’est dans les Confessions.

Ce retour aux grands textes ne nous place nullement dans une position de croyant mais nous invite à lire ; la psychanalyse est laïque, par définition.