Pourquoi toujours 'cognitivisme' aujourd'hui... ?
24 avril 2010

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CHASSAING Jean-Louis



Le mot revient dans la bouche et des patients et des médecins – "les vrais" médecins, qui veulent s’afficher science. Il est de bon ton de recevoir – par erreur !? – depuis quelques temps déjà des patients à qui leur médecin – et cela est plus fréquent pour les patients de CHU – a "prescrit" : "Faites une psychothérapie… allez voir quelqu’un qui fait de la thérapie cognitiviste… ou comportementale !". En général les patients bien évidemment ne savent pas pourquoi ni de quoi il s’agit, et en général le médecin prescripteur non plus… ! Il "en a entendu parler". Et, ce n’est pas "de la psychanalyse" !

Alors la psychanalyse est réputée, lorsqu’il y est pensé, longue, coûteuse – en argent et en énergie, en temps – ne pas être efficace d’emblée ni jamais, durer trop longtemps etc. Mais est-ce là "raison" suffisante du succès d’estime – tout de moins de "délargage" ! – que le cognitovo-comportementalisme emporte à l’heure actuelle de la part de médecins organicistes qui pressentent "que ça pourrait faire du bien" ?

Il n’est aussi qu’à lire la presse médicale – voire les chroniques de la presse tout court – et les émissions radio et télé pour se rendre compte du "franc succès" – d’estime en tout cas ! D’espoirs ? De coaching solide et bien encadrant ? De nursing ? De conselling ? – remporté par le comportementalo-cognitivisme…

Etrange tout de même !

La réputation – qui vient d’où ?… sûrement pas de l’INSERM, qui l’a plutôt déconsidérée dans ses pseudo-études ! – d’une efficacité imparable, mais surtout rapide, à court terme, sans trop cogiter, sans "se prendre la tête", sans remuer ciel et terre, papa et maman, oedipe et autoérotisme (non non, ce n’est pas dans l’ordre !) – y est pour quelque chose. Faible dans la pratique ! Je parle bien des thérapies, pas des neurosciences.

Parce que le deuxième appui des TCC est leur "lien" – c’est certain et tellement évident ! – "aux sciences", dures of course… La volonté de faire science…

Nous devrions demander à Isabelle Stengers de récidiver avec son petit opuscule (1) mais en interpellant cette fois le cognitivisme en ses applications et en ses théorisations ! Je suis aussi, pour ce que j’en sais, étonné du silence de messires Sokal et Bricmont (2) à ce sujet ! Ne les appelons pas à l’aide toutefois !

Nous aurons tout intérêt cependant à relire les argumentations, notamment celle d’épistémologue confirmée, très intéressantes, d’Isabelle Stengers (3) à propos des sciences.

Je m’amuse maintenant, à lire dans la presse médicale ou dans les essais thérapeutiques popularisés, des articles, avec schémas scientifiques, forts savants en effet : "le traitement médicamenteux – nouveau, contrôlé, efficace etc. – sera fortement appuyé par la recommandation d’une psychothérapie… Il existe des thérapies comportementales (ou cognitives, c’est selon, l’humeur du jour, la mode du moment, le copain qui attend etc.)…". Frères de sciences !

Pourquoi ?

Pourquoi cette offensive et surtout pourquoi, si ce n’est la grande diffusion d’encensement, un impact aussi important, en prescription et en institutionnalisations de toutes sortes (nous laisserons ce dernier aspect, encore plus politique, du débat pour notre XXXcolloque de juin) ?

Un peu d’histoire (4)

1.- La psychologie quantitative, si invasive aujourd’hui et si destructrice de la relation transférentielle, vient essentiellement de la psychologie différentielle (Galton : la psychométrie) et de la psychologie expérimentale. Le terme même de psychopathologie quantifiée est utilisé par le professeur Pichot dès 1972, en psychiatrie (il s’agit encore à l’époque de "psychopathologie"). Quant à la notion de critères diagnostiques, elle est liée aux écoles de Saint-Louis (Missouri, cf. Feignher, Robins et coll.) et de New-York (Columbia, cf. Spitzer, le père de la Task Force qui mit en place ensuite les DSM, Endicott, Robins encore et col.). Le premier questionnaire systématique serait le questionnaire de Catell et remonterait à 1894. La première échelle de dépression signalée par Pichot est celle de Kent (1915). Et le premier questionnaire d’autoévaluation est celui de Woodworth, 1917, et c’est avec l’échelle de T.V. Moore, vers 1930, qu’ont été publiés les résultats d’une analyse factorielle. Le MMPI (Minnesota Multiphasic Personality Inventory), publié en 1942 par Hathaway et Kinley fut suivi des échelles d’appréciation des effets des psychotropes de Wittenborn en 1951, et de l’échelle IMPS de Lorr en 1953. Suivent les échelles de dépression (Max Hamilton, 1960), et les autres, avec les "succès" du chiffrage que l’on connait aujourd’hui !

Ce rappel très succinct fait remarquer la dimension importante prise "au départ" par les écoles de psychologie nord-américaines, et non par les praticiens des maladies mentales, l’étymologie des termes – le iatros – le soin – de la psychiatrie et le logos de la psychologie – témoigneraient s’il le fallait – et il le faut ! – de la distinction importante des réels mis en place, et de leurs aspects symboliques et imaginaires qui les accompagnent.

2.- Il s’agit comme on peut l’étudier d’un courant, de pensées mais de laboratoire surtout, expérimental, qui rompt avec une tradition plus philosophique, classique, européenne, mais surtout avec sa pratique et le lieu de sa pratique, à savoir les propos des patients.

Quant au mot psychanalyse il est inutile de rappeler son lien inventif avec la chimie – et non la psychologie – notamment la chimie analytique, et non de synthèse, d’un Justus Von Liebig par exemple. Celui-ci n’écrivait-il pas dans ses Nouvelles Lettres sur la chimie considérée dans ses applications à l’industrie, à la physiologie et à l’agriculture, parues chez Masson en 1852 (5) (elles paraissent en 1840 en Allemagne) : "Le chimiste interroge le minéral et le minéral lui répond qu’il est soufre, fer, chrome, silicium, aluminium, ou s’il est combiné de quelque manière, qu’il contient un certain mot de la langue des phénomènes chimiques ; voilà de l’analyse chimique". "Il s’agit dans cette méthode analytique non pas de décomposer de façon mécanique mais de trouver les articulations de la syntaxe phénoménale". "Cette langue des phénomènes conduit le chimiste à des combinaisons d’où dérivent une infinité d’applications… Il a déchiffré le mot outre-mer ; il s’agit alors pour lui de traduire ce mot par un phénomène, et de reproduire l’outre-mer avec toutes ses propriétés ; voilà de la chimie appliquée". L’exemple, qui plus est, est joli !

Selon les historiens du cognitivisme (6) les célèbres Conférences Macy dans les années 1946 à 1953 ont marqué le pas. Il s’agissait d’une dizaine de sessions interdisciplinaires, tenues à l’hôtel Beekman à New-York pour les neuf premières, à l’auberge Nassau de Princeton dans le New-Jersey pour la dernière. Des savants du monde entier et de toutes disciplines y participaient. Le véritable maître d’oeuvre en était le neuropsychiatre Warren Mc Culloch. Ce fut la naissance, vers l’année 1943, de la première cybernétique, et les travaux de Norbert Wiener et de Mc Culloch faisaient autorité, de même que la théorie des automates développée au même moment par Von Neumann. L’antériorité des travaux des mathématiciens et des logiciens, tel Turing en 1936 et 1950 est un appui important dans ce premier mouvement.

La fascination du modèle et l’apothéose de La science de l’esprit

Mais c’est la date de 1956 qui fera effet, avec le Symposium on Information Theory du MIT (où Mc Culloch avait ouvert un laboratoire) avec des psychologues et des linguistes, ainsi qu’avec "la rencontre de Darmouth" où sera officiellement déclarée la naissance de l’ "intelligence artificielle". "A partir de là, l’objet "cognition" est né, et différentes disciplines vont s’efforcer de lui attribuer des contenus et des orientations spécifiques" (Vignaux).

Puis des psychologues – Bruner et Miller – fondent à Harvard le Center for Cognitive Studies (1960), et il est demandé de remplacer le behaviourisme classique par l’approche cybernétique. Les années soixante dix voient le développement des "sciences cognitives" et dans les années quatre vingt l’intelligence artificielle perd de son intérêt au profit des nouvelles neurosciences et d’autres représentations où se mêlent philosophie, anthropologie et sémantique cognitive. Un rapprochement s’établit entre neurosciences, intelligence artificielle, philosophie, psychologie et linguistique. Remarquons avec Dupuy que "Pour des raisons de circonstances et de jeux de pouvoir, l’institutionnalisation des sciences cognitives s’est faite en France, autour de la neurobiologie et de l’intelligence artificielle, reléguant à la seconde place les sciences de l’homme et de la société". Un ami ethnologue travaillant au Collège de France me faisait remarquer que le structuralisme était aussi battu en brèche par le "mouvement cognitiviste", sans que l’on sache véritablement de quoi il s’agit !

J.-P. Dupuy (7) parle dans le premier chapitre de son livre de "la fascination du modèle". Il parle d’une manière vivante et engagée de son propre parcours, et sans doute de sa fascination, bien compréhensible, pour des hommes, des savants, Henri Atlan, Franscisco Varela, mais aussi le logicien Daniel Andler, cité par Vignaux, Heinz von Foerster le secrétaire rencontré des conférences Macy, ou encore évidemment le grand penseur des sciences à Polytechnique, Jean Ulmo. Il cite aussi Steve Heims, historien des sciences, qui publia un livre sur les conférences Macy, The Cybernetic Group (The MIT Press). Heims dont Dupuy dit qu’il se déchaina contre ce politicaly correct d’un "véritable lobby à l’américaine".

Cybernétique, première et deuxième ; intelligence artificielle ; neurosciences d’un coté.

Behaviourisme ; comportementalisme de l’autre.

Des filiations pas toujours reconnues. L’Histoire du cognitivisme est complexe et multiple et l’effet que cela nous laisse est plutôt celui d’un certain éclatement, d’une certaine diffraction dont certains morceaux tentent de se rapprocher les uns des autres, de tirer parti des uns des autres.

Dupuy fait donc référence à cet historien des sciences américain, physicien à l’origine, Steve Joshua Heims, qui dit-il part en guerre contre ce "véritable lobby à l’américaine, qui prétendrait assurer la paix mondiale et la santé mentale généralisée au moyen d’un bizarre cocktail fait de psychanalyse, d’anthropologie culturelle, de physique de pointe et des idées nouvelles que la cybernétique apportait" à cette époque, celle de ses débuts. Il ne faut pas oublier, dans cette constellation, l’informatique, l’ordinateur !

Dupuy parle de décentrement par rapport aux conférences Macy, l’ouvrage de Heims se centrant sur les membres du groupe cybernétique, alors que le projet – pas des moindres – était de "conduire l’aventure scientifique à son apothéose en édifiant une science de l’esprit". Et d’ajouter : "C’est bien cette ambition qui fait de la cybernétique l’ancêtre des sciences cognitives". Selon Dupuy, thèse fort intéressante, cette ambition découlerait "d’une évolution longue qui porte sur la représentation que se fait l’Occident de l’activité de connaitre" (8).

"Ce foisonnement de données et d’approches (9) est peut-être à l’origine (…) de certaines confusion quant à l’objet des sciences cognitives" (Vignaux).

Lors d’une récente réunion entre psychiatres et juristes à propos des changements dans l’effectuation des mises sous protections juridiques, le procureur ironisait sur le flou et l’extension du mot "troubles cognitifs" dans les rapports des psychiatres aujourd’hui ; avec raison ! Même tabac que "troubles bipolaires", même flou des définitions et de ce fait bonne commodité d’emploi ! Peut-être approche-t-on là le pourquoi du "succès" !

3.- Dans la Leçon inaugurale du Collège de France pour la création de la chaire de Psychologie cognitive expérimentale, leçon intitulée Vers une science de la vie mentale, le Professeur Stanislas Dehaene pose "les lois psychophysiques de l’arithmétique mentale". "Le concept de nombre précède donc le nom de nombre". Nous ne parlerons pas maintenant de la thèse de Dehaene ; il a par la suite publié d’importantes études de laboratoire à ce sujet (10). Comme on le constate aux titres de ses publications scientifiques et à la lecture de certaines, Stanislas Dehaene est mathématicien et homme d’expérimentation laborantine. Spécialiste de psychologie cognitive, il dirige à l’époque de cette Leçon, une unité de recherche de "neuro-imagerie cognitive" à l’Inserm. L’aspect scientifique hautement qualifié, souvent passionnant, ne nous autorise pas ici à traiter ces études avec légèreté. Je noterai simplement aujourd’hui l’introduction à sa Leçon.

"La psychologie est la science de la vie mentale". Par ces quelques mots, dès 1890, William James cernait le domaine de ce qui est devenu, aujourd’hui, la psychologie cognitive" ! Diable ! Quel raccourci et quelle réduction ; je dirais quelle réappropriation. J’ai déjà il y a deux ou trois ans dans un article reproduit en partie ici sur ce site fait remarqué les affirmations, non scientifiques et non gratuites du professeur Dehaene. Il n’est pas sûr qu’en 1890 W. James pensait "cognitivisme", ni qu’il l’aurait souhaité ! Comme pour beaucoup de collègues psychiatres mordus par l’américanisation et le bipolaire USA-Europe, on perçoit la volonté de faire science de la psychologie. Yes sir, mais sur quel mode ? N’y-a-t’il pas une spécificité, laquelle interroge d’ailleurs le professeur Dehaene au long de sa Leçon ? "…énoncer les lois générales de la pensée, un domaine intime et subjectif que l’on aurait pu penser inaccessible à la méthode scientifique". Oui, mais laquelle ? Celle du chiffrage. J’y reviendrai dans un autre article !

Je termine ici en reprenant une fois encore ce mot de Georges Vignaux (11) : "Les sciences cognitives, selon D. Andler (1989), sont ces sciences qui "ont pour objet de décrire, d’expliquer et, le cas échéant, de simuler les principales dispositions et capacités de l’esprit humain – langage, raisonnement, perception, coordination motrice, planification…" Définition à laquelle nous adhérons, mais qui n’est pas sans présenter un double inconvénient : celui d’abord, d’inciter à penser au caractère "totalisant" des sciences dites cognitives – "une nouvelle science de l’esprit" ? -, celui ensuite d’incliner à croire qu’il n’y aurait là que du scientifique", voire du descriptif, et non du "philosophique".

En vérité, la conjoncture se révèle plus propice à certains partis pris quant à la "nature" de l’humain et des modèles qu’on peut construire de ses spécificités ou de ses conduites".

Ceci n’épuise aucunement la question mais la relance, histoire incluse :

Pourquoi cet emballement ?

A suivre…

Notes :

(1) Stengers, I., La volonté de faire science. A propos de la psychanalyse. Collection Les empêcheurs de penser en rond. Editions des laboratoires Delagrange. Département communication Synthelabo. Ulysse Diffusion Dystique. Septembre, 1992.

(2) Sokal, A., Bricmont, J., Impostures intellectuelles. Editions O. Jacob, oct. 1997. Et les controverses auxquelles cela a donné lieu : Baudoin Jurdant (sous la dir.), Impostures scientifiques, Editions de la Découverte/ Science et société ; 1998 ; en association avec l’excellente revue niçoise Alliage, pilotée par J-M Levy-Leblond, Les malentendus de l’affaire Sokal, n° 35-36 – Eté- automne 1998.

(3) Stengers, I., par exemple D’une science à l’autre, les concepts nomades (collectif), Le Seuil, 1987. Et Science et pouvoirs. Faut-il en avoir peur ? Éditions Labor, coll. Quartier Libre, Bruxelles, 1997. Et La guerre des sciences. Cosmopolitiques Tome I. La Découverte. Les Empêcheurs de penser en rond. 1996.

(4) On lira avec avantage les données de Pierre-Henri Castel sur le site qu’il nous a donné : pierrehenri.castel.free.fr, notamment les leçons du 04/03 et du 27/05 de l’année 2008-2009. Il interviendra au XXXcolloque de Juin sur les questions d’histoire et d’épistémologie.

(5) Liebig, J. Von, Nouvelles Lettres sur la chimie considérée dans ses applications à l’industrie, à la physiologie et à l’agriculture, Édition française publiée par monsieur Charles Gerhardt, Paris, Victor Masson, 1852.

(6) Cf. par exemple Vignaux, G., Les sciences cognitives. Une introduction. Éditions de La Découverte/Poche, Paris, 1991. Dupuy, J-Pi, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte poche. Sciences humaines et sociales, 1994/1999. Varela, F.J., Invitation aux sciences cognitives. Éditions du Seuil/ Points, 1989/1996.

(7) Opus cité. Note 6.

(8) C’est moi qui souligne.

(9) Idem.

(10) Dehaene, S., Les neurones de la lecture. O. Jacob éditions, 2007. Cf. ante par ex. S. Dehaene & J.-P. Changeux, Journal of Cognitive Neuroscience, 5, 390-407, 1993. S. Dehaene et al., Cognitive Neuropsychology, 20, 487-506, 2003. S. Dehaene, Le Cerveau en action. L’imagerie cérébrale en psychologie cognitive. Paris : Presses Universitaires de France, Paris, 1997. La Bosse des Maths, Paris : Odile Jacob, 1996. Numerical Cognition, Oxford : Blackwell, 1993. The Number Sense, New York : Oxford University Press, 1997. The Cognitive Neuroscience of Consciousness, London : MIT Press, 2001.

(11) Op. cit.