Pour une théorie lacanienne des pulsions
19 janvier 2001

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LAZNIK Marie-Christine
Dictionnaire
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Nous allons essayer de montrer que Lacan, non seulement reprend de façon éclairante un certain nombre de propositions déjà implicites dans l’œuvre de Freud, mais qu’il opère sur certains points un dépassement et instaure de nouvelles avancées concernant la pulsion.

Ces avancées sont nouvelles par rapport au texte freudien mais aussi par rapport au point même où Lacan avait laissé la question quatre ans auparavant dans le Séminaire VII : L’éthique de la psychanalyse (1).

Nous allons tout d’abord rappeler les points où Lacan se fait lecteur de Freud et éclaire le texte avec une telle rigueur que la lecture qu’il en fait est maintenant admise par de nombreux analystes, même parmi ceux qui ne se réclament pas de son enseignement. Même si le terme de Trieb est introduit par Freud dès 1905, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, ce n’est que dans Pulsions et destins des pulsions qu’il en donne une définition d’ensemble. Freud prend dans l’introduction de ce texte des précautions oratoires qui ne lui sont pas habituelles. Il consacre en effet les deux premières pages à expliquer ce qu’est un concept dans le domaine des sciences et il finit par dire que même les « concepts fondamentaux » qui ont été fixés par convention dans des définitions voient leur contenu constamment modifié et il ajoute : « il y a un concept fondamental conventionnel de ce genre, encore assez confus pour l’instant, dont nous ne pouvons pas nous passer en psychologie : c’est celui de pulsion ». P. L. Assoun qualifie cette introduction de « Discours de la Méthode de la construction métapsychologique » (2). Il me semble que ces précautions inhabituelles chez Freud indiquent qu’il n’est pas sans savoir que ce concept, qu’il est en train de forger, est encore pris dans les contradictions inhérentes à tout moment fondateur et qu’il y aura à y revenir. Cette introduction justifie donc la démarche de Lacan qui commence par aborder un des points de contradiction majeure dans le texte freudien, celui de la confusion possible entre le registre de la pulsion et celui du besoin vital.

I – SÉPARER PULSION ET BESOIN, L’ÉTUDE DES QUATRE ÉLÉMENTS DU MONTAGE.

Nous savons que Freud considère la pulsion comme un concept limite entre le psychique et le somatique, puisqu’elle est le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps. Il dit d’ailleurs nommément que la faim et la soif en sont des exemples. La lecture de Lacan va viser à montrer que ce sont là des tergiversations mais que le fil qui mène Freud à forger ce concept est autre.

Lacan interroge : « Ce dont il s’agit dans la pulsion est-il du registre organique ? », p.148 (3). Il répond en proposant de distinguer la pulsion de la poussée. « La poussée d’abord va être identifiée à une pure et simple tendance à la décharge. (…) Sans doute ici il y a stimulation, excitation. Mais c’est une excitation interne. Qu’est-ce que cela veut dire ? »

« Nous avons, pour l’expliquer, la notion de besoin, tel qu’il se manifeste dans l’organisme à des niveaux divers et d’abord au niveau de la faim, de la soif. Eh bien ! qu’il soit dit que Freud pose de la façon la plus formelle qu’il ne s’agit absolument pas dans la Trieb de la pression d’un besoin tel le Hunger, la faim, ou le Durst, la soif. » (p. 149)

« Pour la Trieb, il ne s’agit pas de l’organisme dans sa totalité. Est-ce le vivant qui est intéressé ? Non. »

Le démarquage que Lacan opère ici n’a pas qu’un intérêt purement conceptuel. Il a des conséquences dans la clinique. Il permet d’utiliser le concept de ratage de la mise en place pulsionnelle dans certains cas limites, comme l’autisme par exemple, sans qu’il puisse être rétorqué que puisqu’il y a vie, maintien de la vie, c’est qu’il y a de la pulsion en fonctionnement (4).Lacan ajoute qu’« il s’agit du champ freudien du Ich, du Real Ich, du système nerveux, qui a un caractère de sujet objectivé ». Il va examiner, avec la même rigueur les quatre composantes de la pulsion : la poussée, le but, l’objet et la source, composantes qui dès lors n’ont « plus rien de naturel (p. 148), … ces quatre termes sont disjoints, la pulsion ressemble à un montage, un montage surréaliste (p. 154), … une hétérogénéité qui n’a ni queue ni tête. »

LA POUSSÉE. Ce qui caractérise la poussée, Drang, « c’est d’être une force constante ». Lacan parle ici de « force constante » dans le sens d’une énergie potentielle.

« Dans la pulsion, il ne s’agit pas d’énergie cinétique, il ne s’agit pas de quelque chose qui va se régler avec du mouvement. La décharge en cause est d’une autre nature et se place sur un autre plan.» (p. 150)

Il ajoute plus loin : « les variations profondes, celles qui s’instaurent dans la totalité de l’organisme sont soumises à tous les rythmes, voire aux décharges de l’organisme qui peuvent se produire à l’occasion de la pulsion. Par contre, ce qui caractérise la poussée (Drang) de la pulsion c’est la constance maintenue ; la décharge c’est par rapport à l’Umwelt ; par rapport à l’excitation pulsionnelle il y a barrière. » (p.156) (5).

« La constance de la poussée interdit toute assimilation de la pulsion à une fonction biologique, laquelle a toujours un rythme. La pulsion n’a pas de montée ni de descente, c’est une force constante » (p. 150).

LA SATISFACTION : Lacan commence par rappeler ce que Freud dit lui-même dans Pulsions et destins : « il peut y avoir de la satisfaction, même quand la pulsion est inhibée quant à son but, même quand elle ne l’atteint pas. La sublimation n’en est pas moins la satisfaction de la pulsion, et cela sans refoulement ».

Il ajoute : « l’usage de la fonction de la pulsion n’a pour nous d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction. Même les symptômes des patients relèvent de la satisfaction. Ils satisfont à quelque chose ». Certes, le trajet que le névrosé emploie pour satisfaire la pulsion lui donne beaucoup de mal, et l’on peut attendre d’une analyse qu’elle permette d’y parvenir sur un mode plus économique. Lacan en conclut néanmoins « qu’on ne peut donc pas dire que le but n’est pas atteint quant à la satisfaction » (p. 152).

Cependant nous verrons plus loin que pour Lacan la satisfaction consiste dans le bouclage d’une boucle à trois temps. Il s’agit pour la pulsion d’accomplir un certain parcours, qu’il nomme chemin : « Le chemin du sujet passe entre deux murailles de l’impossible ». Si cet impossible renvoie dans l’œuvre de Lacan au Réel, il y a cependant entre les deux murailles, bel et bien un chemin que doit parcourir le circuit pulsionnel. C’est ce parcours qui intéresse Lacan dans la notion de satisfaction, qu’il tient là encore à séparer radicalement de toute satisfaction d’un besoin organique.

L’OBJET : Pour bien distinguer, dès le départ, la satisfaction d’un besoin de la satisfaction pulsionnelle – ce que Lacan appelle aussi exigence pulsionnelle – il dit : « la pulsion saisissant son objet apprend que ce n’est pas par là qu’elle est satisfaite, parce que aucun objet du besoin ne peut satisfaire la pulsion. La bouche qui s’ouvre dans le registre de la pulsion ce n’est pas de nourriture qu’elle se satisfait ». Il rappelle aussi, ce qui est déjà textuellement chez Freud : « Pour ce qui en est de l’objet dans la pulsion, il n’a, à proprement parler, aucune importance. Il est indifférent ».

Mais ensuite Lacan introduit sa notion d’objet a, objet cause du désir. Il se demande quelle est sa place dans la satisfaction de la pulsion. « La pulsion en fait le tour », dit-il (p.153) (6).

LA SOURCE : « Les zones érogènes ne sont pas n’importe quelle partie du corps, mais ces points qui se différencient par leur structure de bord ». Et il précise : « La bouche et non pas l’estomac » (p. 154) (7). Ceci revêt toute son importance clinique quand nous nous souvenons à quel point, chez les enfants autistes, ces zones ne font pas bord – des lèvres qui laissent couler la salive, des sphincters qui n’en sont pas. Ceci faute d’être des zones d’investissement érogène, c’est-à-dire faute d’être pris dans un circuit pulsionnel.

Ce que Lacan souligne à propos des quatre éléments du montage pulsionnel est déjà plus ou moins implicite dans le texte de Freud. Néanmoins ce dernier se trouvait, comme nous l’avons dit au début, dans un moment de recherche, de découverte par rapport à ces questions, ce qui rend compte des contradictions et retours en arrière de son texte. Lacan est venu, par sa lecture y mettre un ordre incontestable.

Nous constatons que Lacan va garder le terme de pulsion uniquement pour les pulsions sexuelles partielles et va verser tout ce qui concerne la conservation de l’individu – ce que Freud a appelé les « Ich -Triebe », les pulsions du moi – dans un registre différent, auquel il faudra donner un autre nom. Tout le registre du besoin chute de ce fait hors du champ pulsionnel.

Chez Lacan, la pulsion n’est donc plus un concept charnière entre le biologique et le psychique mais plutôt un concept qui articule le signifiant et le corps. Mais ce corps, ce n’est pas l’organisme, c’est une construction qui implique une image totalisante, i (a), dans la composition de laquelle le regard de l’Autre joue un rôle important. (8)

LE CIRCUIT PULSIONNEL. Nous avons vu que la satisfaction de la pulsion n’est rien d’autre que l’accomplissement d’un trajet en forme de circuit qui vient se boucler sur son point de départ.

Freud travaille cette question du circuit pulsionnel à partir du sadisme-masochisme et de la pulsion scopique du voyeurisme-exhibitionnisme. Il ne s’agit pas pour lui à ce moment d’étudier les structures de ces perversions, mais de repérer les conditions générales de tout bouclage pulsionnel, c’est-à-dire les conditions de la satisfaction pulsionnelle.

Lacan reprend sa description : « Ce qui est fondamental , au niveau de chaque pulsion, c’est l’aller et retour où elle se structure… ce que Freud nous présente comme acquis, c’est la réversion fondamentale (Verkehrung), le caractère circulaire de la pulsion » (p.162).

C’est en travaillant dans le détail ce trajet pulsionnel à trois temps décrit par Freud que Lacan va introduire ce qui me semble le plus intéressant et le plus inaudible des éléments de sa conception de la pulsion : le surgissement du sujet de la pulsion. Lacan, porté là probablement par son expérience clinique mais surtout par la logique interne de son propos, force dans un certain sens le texte freudien, forçage qui est, lui, lacanien et à mon avis extrêmement porteur comme outil de travail pour certaines cliniques, comme celle de l’autisme (9).

II – LE SURGISSEMENT D’UN NOUVEAU SUJET

Le sujet, en tant que sujet de l’inconscient, est un concept qui n’a son développement métapsychologique que dans l’œuvre de Lacan. Nous savons que Freud a très peu employé le terme Subjekt dans son œuvre, sauf justement dans ce texte de 1915, Pulsions et destins des pulsions, où il l’emploie à huit reprises.

Lacan dit : « Tout ce que Freud épelle des pulsions partielles nous montre le mouvement circulaire de la poussée qui sort à travers le bord érogène pour y revenir comme étant la cible, après avoir fait le tour de quelque chose que j’appelle objet a. je pose – et un examen ponctuel de tout le texte est la mise à l’épreuve de la vérité de ce que j’avance – que c’est par là que le sujet vient à atteindre ce qui est, à proprement parler, la dimension du grand Autre. » (p. 177).

Nous voyons par cette citation que, pour Lacan, le sujet vient à atteindre la dimension de l’Autre par l’intermédiaire du bouclage de la pulsion. Nous savons par ailleurs que le sujet de l’inconscient se constitue au champ de l’Autre. Lacan articule donc, et il me semble pour la première fois dans son œuvre, le sujet de l’inconscient avec le sujet provenant du bouclage pulsionnel. Alors de quel sujet s’agit-il là?

« Quand il (Freud) parlera de ces deux pulsionsSchaulust et sado-masochismeil tiendra à marquer qu’il n’y a pas deux temps dans ces pulsions mais trois : il faut bien distinguer le retour en circuit de la pulsion de ce qui apparaît – mais peut aussi ne pas apparaître – dans un troisième temps, à savoir l’apparition d’ein neues Subjekt (un nouveau sujet). Qu’il faut entendre ainsi – non pas qu’il y en aurait déjà un, à savoir le sujet de la pulsion, mais qu’il est nouveau de voir apparaître un sujet. Ce sujet, qui est proprement l’autre, apparaît en tant que la pulsion a pu fermer son cours circulaire. C’est seulement avec son apparition au niveau de l’autre que peut être réalisé ce qu’il en est de la fonction de la pulsion. » (p. 162)

Ce sujet qui surgit au moment du bouclage pulsionnel me semble être resté inaudible dans le milieu lacanien ainsi que, du même coup, une grande partie de la théorie lacanienne de la pulsion. Lacan dans ce paragraphe serre au plus près le texte de Freud, et repère, en effet, trois temps dans la pulsion : un premier actif, allant vers un objet externe, un second réflexif prenant comme objet une partie du corps propre et un troisième que Freud qualifie de « passif », où la personne propre se fait elle-même l’objet d’un autre, ce fameux nouveau sujet. Lacan attribue à celui-ci le caractère de premier à advenir, puisqu’il insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il n’y a pas, avant ce troisième temps, un sujet de la pulsion. Avant son bouclage, la pulsion se manifeste sur le mode d’un sujet acéphale.(p.165)

Ce paragraphe appelle donc des remarques. Lacan y affirme que ce nouveau sujet, c’est proprement l’autre, et quelques collègues qui ont bien voulu s’y atteler de façon sérieuse (10) n’ont trouvé de solution qu’à supposer que le terme d’« autre » (avec un petit a) qui surgit à diverses reprises dans le texte, ne pouvait être qu’une erreur de retranscription dans la publication du Séminaire. Tel n’est pas mon avis. Il me semble que la fidélité de Lacan au texte de Freud exige, que ce soit dans le rapport voir-être vu ou dans le rapport sadisme-masochisme, qu’il y ait intervention d’un autre en chair et en os. Mais on comprend qu’il soit difficile d’accepter que la place de « sujet de la pulsion » puisse être occupée par un petit autre. Cela soulève en effet au moins deux problèmes : d’abord celui de la réelle aliénation que cela supposerait, ensuite celui du rapport entre ce petit autre et le sujet de l’inconscient qui, lui, se situe dans le champ des signifiants du grand Autre.

Pour essayer d’y répondre, souvenons-nous tout d’abord que c’est dans ce même Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse dans lequel nous étudions le concept de pulsion, que Lacan énonce qu’il y a deux opérations de causation du sujet : l’aliénation et la séparation. Il me semble que la notion de surgissement d’un nouveau sujet vient soutenir la mise en place de la possibilité de ce premier temps constitutif qu’est l’aliénation.

Ensuite nous avons vu que Lacan dit lui-même deux choses différentes, à savoir que, dans le troisième temps du bouclage pulsionnel, c’est auprès de l’autre que le Ich va venir s’assujettir, se faire objet (p. 162) ; et par ailleurs que c’est par le bouclage pulsionnel que le sujet (de la personne propre) atteint la dimension du grand Autre (p.177). Si nous voulons être cohérents avec le texte du Séminaire – en supposant qu’il n’y ait pas d’erreur de retranscription sur ce point – il nous faut voir là un lien entre ce grand Autre et ce petit autre.

Mais ce n’est pas si surprenant. Souvenons-nous que Lacan avait déjà approché quelque chose de cet ordre dans le Séminaire de l’année précédente, l’Angoisse. Il avançait que l’Autre réel, l’Autre primordial, celui qui est souvent incarné par le parent, voire la mère, avait à tenir un double rôle. Il était certes l’autre du rapport duel et, en même temps, l’Autre, lieu du trésor des signifiants et aussi, en tant que grand Autre barré, support du regard constituant du moi dans le miroir plan opaque. Mais déjà dès le Séminaire des Formations de l’Inconscient – à propos de la tierce personne du mot d’esprit, celle qui écoute et entérine – Lacan avait introduit la notion d’un Autre réel corporéifié dans la figure d’un autre de l’entourage (11).

Donc, dans son Séminaire sur Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, aux leçons relatives à la pulsion, Lacan énonce l’assujettissement, pour une part, du je à un petit autre dont il s’agit d’accrocher la jouissance. Ce petit autre devient de ce fait « sujet de la pulsion ». Ceci est perceptible quand il affirme : « c’est au moment où la boucle se referme, quand il y a eu réversion, quand l’autre est entré en jeu, c’est là que la possibilité de la douleur est subie par ce qui est devenu à ce moment là sujet de la pulsion ». Et encore : « Le sujet s’apercevra que son désir n’est que vain détour à la pêche, à l’accrochage de la jouissance de l’autre » (p 167).

Mais, par ailleurs, à la leçon suivante du Séminaire, nous allons voir Lacan énoncer la soumission du même sujet au champ de l’Autre. Il y dit en effet : « Le sujet n’est sujet que d’être assujettissement au champ de l’Autre ». Mais il précise tout de suite de quel Autre il parle. De l‘Autre réel (p.172). Pour ajouter plus loin : « Qu’est-ce que ce bref survol nous révèle? La pulsion, s’invaginant à travers la zone érogène, est chargée d’aller quêter quelque chose qui à chaque fois répond dans l’Autre. » (p.178).

Nous pourrions alors dire qu’à travers sa théorie des pulsions, Lacan propose de redoubler la question du surgissement du sujet (de l’inconscient, sujet de la subjectivation) au champ de l’Autre, dans son lien au signifiant, avec le surgissement du sujet dans un lien d’assujettissement à l’Autre réel, qui là apparaît dans sa dimension à la fois de petit autre et d’Autre, dédoublement nécessaire pour que l’on puisse parler de son désir ou de sa jouissance. Il me semble que cela correspond au double étagement du graphe du désir : à l’étage du bas, à droite l’Autre, lieu du trésor des signifiants, et à l’étage du haut à gauche le signifiant de la jouissance de l’Autre S(A barré).

A propos de la sexualité, Lacan dit que la psychanalyse n’y touche que pour autant que « sous la forme de la pulsion, elle se manifeste dans le défilé du signifiant, où se constitue la dialectique du sujet dans le double temps de l’aliénation et de la séparation. » (p. 239)

Voici donc réarticulé le sujet se constituant au champ du signifiant, avec la question de la pulsion. Lacan consacrera plusieurs leçons à parler de la constitution dialectique du sujet, entre aliénation et séparation. Il semble que la mise en place du troisième temps du bouclage pulsionnel instaure l’aliénation dans sa dimension réelle. Au troisième temps, Ich « se fait » (12) objet pour un « nouveau sujet », en s’y assujettissant. Et c’est alors que l’on voit surgir ce sujet nouveau, qui n’est pas Ich mais l’autre. Parler d’aliénation réelle me semble ici soutenable, même si l’expression ne se trouve énoncée comme telle chez Lacan – aliénation réelle puisque voici que le sujet de mon circuit pulsionnel n’est pas je mais l’autre…

Cette aliénation réelle vient se nouer à l’aliénation symbolique qui tient, elle, au fait que quand je parle, c’est par les signifiants de l’Autre, et donc dans une aliénation inévitable. Enfin l’assujettissement à cet autre, sujet de la pulsion, tend à donner à l’Ich un corps au travers du nouage possible avec la dimension imaginaire de l’aliénation, celle qui implique la constitution du moi dans l’image spéculaire du semblable (13).

III – LA PULSION PRÉSENTIFIE LA SEXUALITÉ EN MÊME TEMPS QUE LA MORT

Comme nous l’avons vu, Lacan récuse le dualisme de la première topique, qui oppose pulsions sexuelles et pulsions du moi. Il ne garde le mot pulsion que pour les pulsions sexuelles partielles. Nous savons que Freud lui-même n’a pas conservé ce dualisme-là et a élaboré sa deuxième théorie des pulsions, dans laquelle il a regroupé les pulsions sexuelles partielles et les pulsions du moi sous le chef de pulsion de vie, opposée à la pulsion de mort. Nous allons voir que Lacan récuse aussi le dualisme pulsion de vie-pulsion de mort. Il ne s’agit pour lui que des deux aspects constitutifs de toute pulsion.

Cela est une conséquence à laquelle Lacan va progressivement arriver, justement du fait qu’il réserve le terme de pulsion aux seules pulsions sexuelles partielles. Il l’affirme clairement : « si la pulsion représente partiellement la courbe de l’accomplissement de la sexualité chez le vivant, comment s’étonner que son dernier terme soit la mort? » (p.162). Lacan reprend la formule en jeu de mots d’Héraclite, qui condense très bien son propos : l’arc (bios) s’appelle vie (bios) mais son but est la mort. Et il va même jusqu’à en tirer la conclusion qu’alors: « La pulsion partielle est foncièrement pulsion de mort » (p. 187).

Ceci est cohérent avec ce que Lacan avance à propos de la libido, qu’il définit comme « le rapport du sujet vivant à ce qu’il perd de devoir passer, pour sa reproduction, par le cycle sexuel. J’explique ainsi l’affinité essentielle de toute pulsion avec la zone de la mort, et concilie les deux faces de la pulsion – qui, à la fois, présentifie la sexualité dans l’inconscient et représente, dans son essence, la mort. » (p. 181). Nous voyons donc que pour lui toute pulsion, dans la mesure où elle renvoie à l’être en tant que sexué, implique que cet être soit sujet à la mort.

Lacan conclut donc que « la distinction entre pulsion de vie et pulsion de mort est vraie pour autant qu’elle manifeste deux aspects de la pulsion. Mais c’est à condition de concevoir que toutes les pulsions sexuelles s’articulent au niveau des significations dans l’inconscient, pour autant que ce qu’elles font surgir, c’est la mort – la mort comme signifiant et rien que comme signifiant, car peut-on dire qu’il y a un être-pour-la-mort ? » (p. 232).

Voilà donc que Lacan récuse la deuxième théorie des pulsions de Freud dans la mesure où elle impliquerait une opposition entre une pulsion de vie distincte de la pulsion de mort. Nous savons néanmoins que Lacan tient absolument au dualisme. Mais alors où repérer chez lui l’opposition dualiste dans l’appareil psychique ?

Nous avons dit que tout le registre du besoin, le registre donc de la survie de l’individu, le registre de ce que Freud appelait Ich Triebe (pulsions du moi) chute hors du champ pulsionnel. Où? Du côté de l’amour. N’est-ce pas entre ce champ de l’amour – champ narcissique, dit Freud – et celui de la pulsion, que réside le point où Lacan ferait jouer un dualisme ?

IV – L’OPPOSITION « DU CHAMP PULSIONNEL ET DU CHAMP NARCISSIQUE DE L’AMOUR » (p.182)

En effet, Lacan l’affirme explicitement : « A ce niveau il n’y a pas trace de fonctions pulsionnelles, sinon de celles qui ne sont pas de véritables pulsions, ce que Freud appelle dans son texte les Ich-Triebe. Le niveau de l‘Ichest non pulsionnel, et c’est là que Freud fonde l’amour » (p.174).

La question reste entière de savoir de quel amour Lacan parle ici. Il semble que le terme ne soit pas employé dans le sens des séminaires précédents, où il s’agissait dans l’amour de donner ce que l’on n’a pas. Lacan s’appuie sur ce que Freud apporte, toujours dans Pulsions et destins des pulsions. Il s’agit de défaire l’illusion possible d’une ganze Sexualstrebung, c’est-à-dire de bien poser qu’il n’y a que des pulsions sexuelles partielles. Lacan, pour bien distinguer les registres, va même jusqu’à dire que si le sexuel ça vient du cœur, « l’amour de l’autre côté, ça vient du ventre, c’est ce qui est miam-miam » (p.173). Il en conclut : « Tout ce que Freud dit de l’amour va à accentuer que pour concevoir l’amour, c’est à une autre sorte de structure que celle de la pulsion qu’il faut nécessairement se référer. » (p.173). Mais pour comprendre cette structure il faut en distinguer les origines et le fonctionnement. Nous allons donc aborder le facteur économique et surtout le rôle du système homéostatique et du principe de plaisir.

Lacan dans ce Séminaire, pousse Freud dans les ultimes conséquences de ses propres paradoxes quand ce dernier fait de l’amour une passion sexuelle du gesamt Ich. Tout d’abord, il est difficile de traduire ce terme, car le Ich en question ici est bien en deçà de la constitution imaginaire du moi. Il serait encore plus absurde de parler d’un moi complet. La traduction par je risque aussi de prêter à confusion avec le sujet de l’inconscient. Lacan ne traduit pas le terme Ich et se contente de nous expliquer qu’il s’agit là d’un réseau dont le cercle fermé marque ce qu’il y a à conserver d’homéostase tensionnelle. Il parle de filtration de la stimulation à la décharge et tout son passage évoque clairement l’Esquisse d’une psychologie scientifique. Il met sa lecture de L’Esquisse au travail pour entendre ce que Freud, dans le texte de 1914, appelle Real-Ich. Lacan dit : « nous pouvons le concevoir (ce Real-Ich) comme un système nerveux central, en tant qu’il fonctionne comme un système destiné à assurer une certaine homéostase des tensions internes. ». Puis il continue : « Le second temps consiste en ceci que le second Ich, c’est le Lust-Ichpurifié. (…) Le champ du Lust-Ichsuppose qu’il y a des objets qui sont bons pour moi. Il est le critère du surgissement et de la répartition des objets » (p. 174). Mais les bons objets sont absorbés par le moi par le mécanisme de l’incorporation et disparaissent en tant qu’objets, de sorte qu’il ne reste plus que les mauvais, ceux qui sont rejetés du moi, les étrangers, qui peuvent être objet de la connaissance.

Lacan va jusqu’à opposer le niveau du Ich au sujet : « Dans le monde du Real-Ich, du moi, de la connaissance, tout peut exister comme maintenant, y compris vous et la conscience, sans qu’il y ait pour cela le moindre sujet. » (p.180). Nous avons vu à quel point le bouclage pulsionnel faisait corps avec la question du surgissement du sujet. Et voilà que tout le système du Real-Ich / Lust-Ich, c’est-à-dire le champ narcissique de l’amour, peut parfaitement se passer de ce sujet. Voici qui semble indiquer un dualisme certain chez Lacan (14).

NOTES

(1) Un travail d’histoire du concept de pulsion dans l’œuvre de Lacan demanderait que l’on précise les reprises et les modifications qui ont eu lieu entre ces deux Séminaires. Nous ne pourrons pas le faire ici ; souvenons-nous seulement que dans le Séminaire de 60, Lacan s’appuie surtout sur son commentaire de l’Esquisse et de la Négation, tandis que quatre ans plus tard c’est sur celui des Pulsions et leurs destins qu’il centre son propos. Si dans le premier le circuit tournait autour d’un vide central qui était le lieu de la Chose (Das Ding), dans le second Lacan dispose déjà du concept d’objet a, autour duquel il fera tourner le circuit pulsionnel.

(2) Assoun P. L. : Introduction à l’Epistémologie freudienne, Payot, 1981. L’auteur y fait un parallèle entre cette introduction de Freud et l’ouvrage de Mach : Connaissance et Erreur, où l’on trouve une tentative de mise en continuité de la physique et de la psychologie.

(3) Nous mettrons à chaque fois le numéro de la page où se trouve la citation en nous référant à l’édition du Seuil de ce Séminaire.

(4) Pour ce qui en est des applications cliniques voir :
Laznik-Penot M.C. : Du ratage de la mise en place de l’image du corps
au ratage de la mise en place du circuit pulsionnel, in La Clinique de
l’autisme, éd. Point Hors Ligne, 1993.

(5) Ce terme de « barrière » renvoie à l’Esquisse d’une psychologie scientifique, texte de Freud que Lacan avait commenté en 1960, dans son Séminaire sur l’Ethique.

(6) À propos de l‘objet a, voir l’article correspondant dans le Dictionnaire de la Psychanalyse aux Ed. Larousse, Paris, 1993.

(7) Il reprend la même idée p.157 de l’op. cit.

(8) Voir à ce propos : Laznik-Penot M.C : Il n’y a pas d’absence qui ne soit déjà présence : du rôle fondateur du regard de l’Autre, in La Psychanalyse de l’Enfant, n°10.

(9) Cf. note 4

(10) Hoffmann C. : Le clivage du sujet par la pulsion, in La Clinique de l’autisme, Point Hors Ligne, 1993. Il y cite un travail de Porge E. à ce propos.

(11) Voir les leçons du 6 et 13 novembre, des 4,11 et 18 décembre 1957.

(12) A propos du troisième temps du bouclage pulsionnel, Lacan propose ( p. 178) à la place du terme de passivité, de parler plutôt d’une forme particulière de l’activité, celle du se faire. Se faire voir, se faire entendre, se faire boulotter, se faire sucer, et même se faire chier, situation bien connue de tout un chacun.

(13) Il me paraît possible de poser l’hypothèse d’un ratage, chez les autistes, du temps aliénation de la constitution du sujet ; et cela, entre autres, par l’impossibilité ou le refus du bouclage du temps troisième du parcours pulsionnel – temps où le Ich se fait objet d’un nouveau sujet. Cette hypothèse pourrait notamment rendre compte du fait qu’on constate parfois chez eux un langage qui ne s’incarne pas, et qui semble relever d’une prise dans un Autre symbolique-pur code, sans pouvoir s’articuler à un Autre réel qui pourrait l’incarner ; sans qu’il y ait non plus, du même coup, accès au stade du miroir et à la constitution d’un moi et à l’aliénation imaginaire que cette instance comporte.

(14) R. Chemama me faisait remarquer que si chez Freud il y a un système d’opposition, chez Lacan il y en avait au moins trois : le côté bi-face de toute pulsion, entre le sexuel et la mort ; l’opposition, que nous venons de décrire, entre le champ pulsionnel et le champ de l’amour, mais encore une troisième : l’opposition entre pulsion de mort et instinct de vie, lié à la libido.