Au cours des journées « Intelligence et limites des disciples »
s’est posée la question de savoir ce qui pouvait caractériser
la situation d’une femme devant un maître. L’exemple présenté
par M.C. Cadeau de Lou Andréas Salomé ou encore celui d’Anna Freud,
dont nous pouvons aisément vérifier la congruence avec lui, portent
à nous montrer qu’un disciple féminin aurait tous les traits d’un
conservateur. A condition toutefois qu’elle fût assurée de l’amour
voire de l’estime de son père ou de celui qui en tient lieu. A défaut
de quoi on la verrait plutôt s’employer à détruire avec
une rage systématique tout ce qui pourrait évoquer ou raviver
les oeuvres du dit père.
Cet été mes villégiatures me donnèrent l’occasion
de rendre hommage à Montaigne en allant visiter la tour dans laquelle
il choisit de se retirer pour dicter ses « Essais » dès
l’âge de 38 ans.
Quoique prévenu, je fus très surpris par l’extrême désolation
des lieux. Outre un fauteuil douteux ne subsistaient là que de plus ou
moins vagues inscriptions gravées dans les poutres supérieures
de la petite salle de travail. Je m’enquiers donc auprès de celui qui
nous avait manifesté d’emblée toute sa sympathie pour notre grand
écrivain.
– « Qu’est-ce qui s’est passé ?
– C’est sa fille.
– Oui je sais … mais quand même c’est un peu fort non… pourquoi tant
de haine ?
– Ah! vous savez les femmes à cette époque ce n’était
pas comme aujourd’hui…
– C’est-à-dire ?
– Eh bien Montaigne n’était pas misogyne mais enfin…
– Enfin …quoi ?
– Il était comme tous les hommes de son temps; il leur trouvait des
aspects agréables mais à part ça…
– Vous m’étonnez un peu… Ce héraut de la tolérance.
Il s’est mal conduit avec sa fille ?
– Ah non! Pas du tout! Pas du tout! Mais enfin elle a trouvé qu’il ne
s’était pas assez occupé d’elle, alors…
– Enfin tout de même vous ne trouvez pas que c’est un peu ….disproportionné
…et puis il était connu Montaigne… le Roi lui même …enfin
on aurait pu penser que ses oeuvres… ?
– Ben vous savez, c’était un château, on ne s’occupait pas de
ce que pouvait faire une châtelaine dans sa vie privée, alors voilà,
elle s’est débarrassée de tout ce qui appartenait à son
père : les meubles, les livres, tout… »
Le dialogue se poursuivit ainsi entrecoupé par les remarques érudites
d’un monsieur apparemment disciple averti et peut-être pélerin
régulier, mais pas plus étonné que notre guide par la conduite
radicale, extrémiste, de la fille de Michel Eyquem, Léonor. Selon
eux tout cela revêtait la plus grande évidence et c’est ma propre
perplexité qui leur paraissait étrange. (cf cependant Livre II
ch III et Livre III ch V notamment, des propos sur les femmes qu’aucun »
macho » ne désavouerait)
Au moins l’adoption spirituelle, dans ce cas, nous valut-elle une heureuse
préservation de ses oeuvres par l’entremise de Mlle de Gournay.
L’humanisme n’a pas bonne réputation parmi les psychanalystes et il
est bien certain que s’en défier paraît légitime quand on
sait à quels abus s’y référer a pu donner lieu ou pire
favoriser. On peut bien d’ailleurs concevoir les soucis de Paul Bourget comme
autant de témoignages des excès auxquels peut nous porter ce culte
idéologique particulier.
Pourtant le quadricentenaire de sa mort m’ayant donné l’envie de retrouver
la merveilleuse prose de Montaigne je me suis mis à la déguster
de nouveau avec un aussi intégral plaisir que lors de sa découverte,
si ce n’est plus encore.
Et chemin faisant je me suis aperçu à quel point, y compris dans
sa passion ou sa minable faiblesse pour les titres nobiliaires, Montaigne demeurait
l’un des plus puissants antidotes contre la connerie. Celle en particulier qui
guette les disciples.
Il me semble que la force de cette douce et puissante potion tient beaucoup
plus, d’ailleurs, à l’art du cuisinier qu’à la qualité
des ingrédients. Il n’y a guère de pensées fortes, aucun
système et peu de réflexions vraiment originales dans les Essais.
Et pourtant il s’en dégage une vigueur dont je suis persuadé
que c’est un maniement de la langue quasi indépendant du sens qui la
fonde. Et c’est peut-être bien d’elle qu’il faut attendre l’émancipation
minimale qu’appellent de leurs voeux les disciples et qu’ils obtiennent
par exemple grâce à l’humour. Fait d’autant plus étrange
que ça ne semble pas dans les dessous secrets de cette verve que se trame
la magie qui nous entraîne.
Chez Montaigne ça semble bien à partir des énoncés
les plus crus, les moins alambiqués, les plus étales que se constitue
la donne qui nous charme.
Il est vrai qu’en cherchant bien l’on peut repérer quelques rares propos
ambigus ou peu compréhensibles susceptibles de nous pousser à
l’interprétation. Les quelques exceptions sur lesquelles les spécialistes
de La Pléïade ont calé présentent une abondance de
syntagmes qui laissent présumer qu’ils avaient un sens plus ou moins
vernaculaire ou du moins étaient autant d’idiotismes dont la piste étymologique
s’est effacée de ce fait même.
Mais pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, la limpidité de
l’expression soutient à tel point l’ordre de la signification, l’impérialisme
du sens, la dictature du compréhensible que l’on peut se demander où
peut bien se réfugier cette indubitable duplicité qui bien sûr
seule rend si attrayante malgré les siècles et sans doute pour
bien des siècles encore la lecture des Essais.
Je n’ai pas de réponse mais j’ai pensé à Montaigne au
cours de ces journées et en pensant à lui j’ai songé à
un autre auteur qui par bien des aspects s’y oppose et pourtant dans mon esprit
ne le rejoint pas moins. J’ai été assez surpris qu’aucun orateur
n’en ait fait mention tant sa contribution à la réflexion sur
l’intelligence des disciples me paraît originale.
Son nom m’a manqué. Je n’en suis absolument pas un spécialiste
et sa langue m’est inconnue. Pourtant la rencontre si forte que je fis avec
ses textes ne m’a pas laissé indemne. Le titre que j’ai choisi pour ce
papier aura permis de deviner qu’il s’agit de Kierkegaard.
Dans la traduction dont je dispose et dont je suppose, quoiqu’il en soit des
difficultés posées, qu’elle reflète malgré tout,
déformées mais encore reconnaisssables, les figures du discours
originel, presque tout s’oppose à Montaigne. A un point près sur
lequel je reviendrai et qui est je crois assez singulier.
Kierkegaard est allusif, il procède par touches et sous-entendus. Il
cultive le paradoxe, parfois le non sens. Un même mot à peu de
distance peut connaître des occurences fort diverses parfois opposées.
Kierkegaard se lit dans les interstices.
Les significations – et plus encore La Signification – fuyent, se dérobent,
glissantes, irritantes, volages. Sa haine avouée, répétée,
de tout système lui fait cultiver une forme subtile de confusion.
La pièce montée par Montaigne déploie ses charmes dans
les décors fastueux qu’offrent les ressources de notre langue : une langue
française que l’on pourrait dire pubère. On peut à peine
parler de citation dans l’ample usage qu’il montre des auteurs latins; il semble
plutôt que s’énonce, au travers ces si nombreux emprunts, comme
une résurgence – une régurgitation ? – d’une langue, le cas n’est
pas ordinaire, à proprement parler paternelle. (cf
Livre II ch XVII et Livre III ch II en particulier.)
On peut supposer que la réticence chronique que montra, toute sa vie
durant, Michel Eyquem à se plier à toute autorité sans
manifester pourtant de rebellion spéciale tient à cette particularité
de son apprentissage. Cette contrainte initiale qui succéda au gascon,
et lui même à ce que l’on peut supposer l’élégant
verbiage régnant dans le foyer parental, précipita Montaigne sans
aucun doute dans une position que tout disciple soucieux d’émancipation
ne peut s’empêcher d’envier.
Devaient tinter aussi dans la maison les échos légers des ancêtres,
riches poissonniers tel cet arrière-grand-père Ramon Eyquem, des
souvenirs aussi du voyage en Italie qu’avant lui effectua son père soldat.
Et que supposer des accents de sa mère, de la nécessaire influence
qu’exercèrent sur elle les tribulations de l’arrière-grand-père
Moshe Paçagon quand il décida de protéger sa famille des
fureurs de l’inquisition en modifiant son nom ?
En tout cas l’hypothèse d’un profit à tirer du métissage
des langues après celui des filiations et des moeurs me paraît
à retenir pour expliquer cette exceptionnelle saveur de liberté
qui parfume les Essais. Arôme où les truculentes effluves
de la poissonnerie des aïeux se mêlent aux tragiques pestilences
des bûchers de Saragosse et aux senteurs italiennes qui durent retenir
quelquefois Pierre Eyquem, son père au décours des combats auxquels
il participa et dont François 1er le récompensa comme on sait
en lui décernant le titre de Sieur de Montaigne.
Le port d’Anvers où une partie de la famille de sa mère s’est
réfugiée et les vignes du Médoc s’ajoutent encore, peut-être,
pour composer cette exquise et forte écriture. Les écrits d’un
métèque qui sans s’être enorgueilli de cette identité
a cependant défendu avec une fermeté sans égale le droit
à la différence (cf par exemple ch XXXI Livre 1 ) et du même
coup mis à mal, bon gré mal gré, quatre siècles
avant Freud les prérogatives liées aux » petites différences
« .
Je ne peux pas juger de la faconde originelle de Kierkegaard mais ce que j’en
ai lu, au contraire de Montaigne n’abonde pas en citations et surtout ne s’y
prête guère.
Le décor stylistique quant à lui serait plutôt dépouillé
encore que l’exclamation y tient la place d’une sorte d’éclairage vivace
comme dans ces pièces où ce sont les jeux des projecteurs qui
tour à tour épaississent la scène, en modifient les volumes,
révèlent ou dissimulent avec fugacité les arrières
plans secrets du théâtre.
Mais se dira-t-on pourquoi diable cette comparaison entre deux auteurs aussi
éloignés ?
J’ai été dès le premier abord saisi par une sorte de familiarité
du texte de Kierkegaard et du propos de Lacan.
Ce n’est plus vrai d’une comparaison d’écrit à écrit.
En somme Lacan -que je n’ai entendu et vu parler que dans la retransmission
d’un film tourné au cours d’un de ses séminaires – me semble
s’exprimer un peu comme Kierkegaard écrit.
J’ai déjà noté plus haut quelques unes des caractéristiques
du style de ce dernier. L’emploi par Lacan – de manière, semble-t-il,
très spontanée – de figures de style complexes et inusitées
rend sa lecture (peut-être plus encore que son écoute ?) pas forcément
ardue comme on se plaît trop à le dire mais commandée par
une indéfinie suspension. C’est cela que l’on éprouve aussi en
lisant Kierkegaard.
Il peut bien se trouver des boucles dans les développements de l’un
et de l’autre mais elles se superposent à d’autres boucles, s’y entremêlent
– par exemple : le développement du graphe, les post-scriptum aux Miettes
Philosophiques – et jamais une conclusion ne peut être conçue comme
définitive et suffisante.
Moi-même ici je n’ai pas comme premier souci de ficeler une démonstration
pour justifier un regret. Rien d’autre en somme qu’une évocation rétrospective
des pensées qui me gagnèrent en écoutant les si stimulantes
interventions dont nous avons bénéficié, et que je n’eus
pas l’opportunité d’exprimer.
Y aurait-t-il lieu de concevoir des journées d’étude – après
celles consacrées à J.-J. Rousseau – sur de tels non-disciples
qui ne furent pas non plus des maîtres ?