Le poème est " dit errance "1, relation d’un voyage au long
cours, d’une aventure courue au risque de se perdre, à grand danger.
Dès lors que les épreuves endurées, les souffrances essentielles
dans ces lointains parages, au péril de la mer, donnent matière
au récit le mythe devient histoire et la narration poésie. Dans
une saison d’enfer, Rimbaud évoque un voyage " aux confins du monde
et de la Cimmerie, patrie de l’ombre et des tourbillons " identique à
celui qu’avait fait Gérard de Nerval " Chimerie ", le royaume
des "chimères ". La mémoire fait du poète un
explorateur des régions les plus ténébreuses de l’inconscient.
La capacité d’accéder à l’immortalité était,
pour le Grecs de l’antiquité du ressort de cette faculté suprême
qu’est la mémoire : c’est pourquoi ils honoraient en Mnemosyne la mère
de toutes les muses.
Chaque époque puise dans la mythologie la figure susceptible de l’aider
à se comprendre elle-même. Le mythe orphique de la descente aux
enfers est l’un de ceux qui s’accordent encore le mieux aux perplexités
du XXe siècle, comme l’a prouvé Jean Paul Sartre, par l’exemple,
dans Orphée Noir, essai publié en 1948, en guise de préface
à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache2.
Pour inattendue qu’elle soit, à la date indiquée, l’application
de cette grille mytho-analytique à des textes apparemment étrangers
à l’héritage culturel et littéraire occidental, n’est pas
injustifiée. Il suffit, pour s’en convaincre, d’une première lecture
de ces poèmes d’Aimé Césaire :
" Corps perdu "
" Moi qui Krakatoa
moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine ouverte
moi qui laïlape
moi qui bêle mieux que cloaque
moi qui hors de gamme
moi qui zambèse ou frénétique ou rhombe ou cannibale
je voudrais être de plus en plus humble et plus bas
toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu’à me perdre tomber
dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte
(…)
chose je sonde je sonde
moi le porte-faix je suis porte-racines
(…)
je siffle, oui je siffle des choses très anciennes
de serpents de choses caverneuses3 "
" Éboulis "
" Pensées éboulis d’abris
Rêves-boiteries
désirs segments de sarments
(une combinatoire qui s’excède)
Rien de tout cela n’a la force d’aller loin
essoufflés
ce sont nos oiseaux tombant et retombant
alourdis par le surcroît de cendre des volcans
hors sens, hors cour, hors gamme,
à preuve les grands fagots de mots dans
les coins s’écroulent.
Rage, ravage, coup de chien. Coup de tabac,
coup pour rien.
autant tracer des signes magiques
sur des rochers
sur un galet
à l’intention des dieux d’en bas pour exercer
leur patience.
à vrai dire
j’ai le sentiment que j’ai perdu quelque chose :
une clef la clef
ou que je suis quelque chose de perdu
rejeté, forjeté
au juste par quels ancêtres ?
inutile d’accuser la dérive génétique
vaille que vaille la retrouvaille
encore que le combat soit désormais avec le paysage
qui de temps en temps crève la torpeur des compitales
à petits coups d’un ressentiment douteux4. "
Pour nous lecteurs d’aujourd’hui, d’ailleurs ou d’ici même, le schème
mythique de la descente aux Enfers est un modèle dynamique, une allégorie
disponible, attestant la capacité de la mythologie à accueillir
des contenus appartenants à des ordres de réalité variables.
Le récit épique a aujourd’hui comme au temps jadis valeur de schème
explicatif.
Sans doute, pourrait-on lire toute oeuvre poétique et, comme toute
autre, le Cahier d’un retour au pays natal5 d’Aimé Césaire,
selon la perspective d’un voyage, d’une marche itinérante semée
d’embûches qui, par delà des épreuves et des combats, conduit
à une découverte, à une fondation. Tout discours capable
d’atteindre un but distant trouve dans le voyage initiatique sa métaphore
appropriée. La discursivité est l’équivalent intellectuel
d’un parcours épique où s’explicite le mécanisme du rêve
comme retour du refoulé, le motif itinérant étant l’illustration
contemplative d’une marche triomphante ou inaboutie vers le savoir.
Qu’il s’agisse de l’Odyssée homérique, de l’Enéide de
Virgile ou de la Divine comédie de Dante, la descente aux Enfers est
un schème qui s’ajuste au travail du deuil relatif à l’image d’un
disparu de statut paternel. C’est pour consulter un père que descendent
au royaume des morts Ulysse, Enée, Dante, et, à leur exemple,
le narrateur du Cahier d’un retour au pays natal. La " catabasse
" correspond à un schème rétrospectif, régrédient,
qui rend possible une marche plus assurée vers un but futur dont la vraie
nature n’aura pu être révélée que par la voix de
l’ombre paternelle, par la " bouche d’ombre " qu’invoquait Victor
Hugo dans La Légende des siècles. " La descente aux Enfers
(la marche vers le bas, " catabasis ") franchit un seuil interdit
pour entendre, et même pour voir " ce qui sera ", par la bouche
oraculaire de " ceux qui ne sont plus "6
Dans tous les textes cités le voyage au royaume des morts s’accomplit
en songe. Les lieux, les moments, les circonstances du songe sont liés
à une figure paternelle détentrice d’un secret, celui de l’origine,
et dont la consultation prend valeur d’initiation. La catabase est un mouvement
de transgression de l’interdit. Franchissant un seuil prohibé, le héros
tâche de voir ou si possible d’entendre ce que dira la bouche oraculaire
de " ceux qui ne sont plus ". La réapparition des défunts
tient lieu d’attestation par " analepse " du récit des événements
antérieurs. Les paroles que profèrent Tirésias, Anchise,
Virgile ou le récitant du Cahier d’un retour au pays natal déroulent
par " prolepse ", sur le mode de l’anticipation prophétique,
la trame d’une histoire politique à venir, qui doit advenir.
La dimension narrative est redoublée : à l’analepse " régrédiente
" se superpose la prolepse " progrédiente ", au passé
le futur. La catabase coïncide avec l’anabase, et la mnèse avec
l’anamnèse. L’histoire s’étend et se rallonge. Dans le poème
épique la structure narrative qui s’institue prend en charge, dans leur
totalité et leur diversité, des fragments ou segments épars
de l’espace et du temps. Par les voies du mythe le poète fait oeuvre
d’historiographie en écrivant par delà sa propre histoire individuelle,
biographique, une histoire collective.
Comme le rappelle Jean Starobinski7, Freud utilise le schème de la descente
aux Enfers, dans l’Essai sur l’interprétation des rêves,
comme point d’appui à sa théorie du refoulement et du retour du
refoulé. Au chant sixième de l’Enéide de Virgile, Enée
descend au royaume des morts pour y interroger son père Anchise. Au début
du septième chant le roi Latinus consulte les oracles de son père
défunt, Faunus. Ayant délibérément en exergue, sur
la page de titre, ce vers de l’Enéide, Freud en a voulu signaler l’importance
: " Flectere si nequeo superos acheronta movebo " (" Et
si je ne puis fléchir ceux d’en haut, je soulèverai l’Achéron
"). Ce vers apparaît au chant VII de l’Enéide dans le discours,
que prononce Junon. Enée, ayant délaissé Didon, sa protégée,
Junon exprime sa colère à l’annonce des épousailles du
Troyen avec la fille du roi Latinus. Elle jure la perte d’Énée
et se déclare résolue à recourir, pour se venger, à
" une puissance d’en bas ", l’Acheron, c’est-à-dire d’en appeler
aux puissances destructrices de la terre et du feu.
Deux observations de Freud, relatives au mythe de la descente aux Enfers retiennent
ici notre attention : ce schème doit être rattaché à
la fonction paternelle ; c’est un équivalent symbolique de la quête
du savoir. Il faut rappeler que le récit de la descente d’Énée
aux Enfers est inspiré d’Homère, le séjour qu’accomplit
Ulysse au royaume des morts, dans l’Odyssée, ayant servi à Virgile
de modèle. Cet épisode, l’un des plus marquants, est rattaché
à l’épisode de la rencontre d’Ulysse et du cyclone Polyphème
et à celui de la captivité d’Ulysse dans l’île de Circé.
Afin de démêler l’écheveau des significations relatives
à ces trois épisodes déterminants des aventures d’Ulysse,
il importe de les réinsérer dans cet ensemble narratif où
l’ordre chronologique conditionne l’ordre thématique. C’est l’ordre chronologique
qui, dans l’Odyssée, confère à la structure du sens une
unité de forme et de contenu. Il doit être souligné que
l’unité sémantique, symbolique et formelle de l’ensemble narratif
est habilement préservé malgré la prolifération
polythématique des enchâssements, narratifs et discursifs. La richesse
de la trame anecdotique des pérégrinations d’Ulysse, sa plasticité
spatio-temporelle expliquent la longévité littéraire posthume
de l’épopée homérique, en Europe et hors de l’Europe. L’on
ne saurait s’étonner de ce que, dans la présente étude,
il soit fait référence tant au modèle, l’Odyssée,
qu’à sa réduplication l’Énéide, à Homère
autant qu’à Virgile. A qui aborde les rives du domaine littéraire
caribéen, hispano-américain ou anglo-américain, l’odyssée
demeure un passage intertextuel obligé. L’histoire de la découverte
des Indes Occidentales par le grand Amiral de la Mer Océane, Christophe
Colomb, se perd dans la légende odysséenne et se confond avec
elle. La Guadeloupe, la Martinique, Haïti comme toutes les Amériques,
insulaires ou continentales, indiennes, blanches ou noires, sont des contrées
que hantent fantômes et revenants.
L’Odyssée est le récit des voyages et des aventures extraordinaires,
sur terre et sur mer, parmi les vivants comme au royaume des morts, que connaît
Ulysse après la guerre de Troie. Détail intéressant, pour
nous, Noirs antillais, l’histoire commence en 1175 ou 1174 avant J.-C., quelque
part en Afrique noire disent certains spécialistes. Cette précision
d’ordre géographique n’est pas indifférente. Si, aujourd’hui comme
hier, les géographes ont bien du mal à retracer l’itinéraire
du voyage d’Ulysse et à localiser, sur la carte de a Méditerranée,
tous les sites évoqués, bon nombre de détails descriptifs
ne sauraient être mis en doute. Ithaque est l’un des points dont la localisation
peut être établie, dans l’Odyssée, de façon quasi
certaine. Il en est de même de l’île de Cythère qui, prolongeant
vers la Crète, le cap Malée, peut être située au
sud-est du Péloponèse. C’est au large d’Ithaque que commence le
récit et que la trame des actions s’ouvre, vers l’ouest, au vaste champ
de perspective des étendues mystérieuses où fait escale
Ulysse. Après la prise de Troie, alors qu’il vogue vers Cythère
et Ithaque, Ulysse ayant croisé le pays des Cicones – la Thrace – essuie
une tempête qui le déroute jusqu’aux rivages du pays des Lothophages
– l’île de Djerba, semble-t-il. Reprenant la mer en direction de la Grèce,
il accoste l’île des Cyclopes – peut-être la Sicile ou non moins
vraisemblablement la côte systentrionale de la Tunisie. Prenant la fuite,
il fait escale successivement à l’île d’Éole, – la Sardaigne,
dit-on, au pays des Lestrigons, puis en l’île de Circé. S’arrachant
aux sortilèges de la magicienne, ayant doublé les îles volcaniques
du Stromboli et du Vulcano, il cingle vers la Grèce par le détroit
de Messine aux périls du tourbillon de Charybde et du rocher de Scylla
pour aborder l’île du soleil – peut-être la côte orientale
de la Sicile. C’est alors que les vents d’une terrible tempête le dériver
durant dix-huit jours jusqu’aux rivages d’Ogynie, l’île de Calypso. Aux
abords de cette terre lointaine – sans doute, l’actuel Ceuta, dans le détroit
de Gibraltar -, Ulysse, se sentant en grand danger, veille à ne pas se
laisser entraîner dans le courant du grand fleuve Océan. Enfin,
ayant été frappé une fois de plus par la tempête,
il est rejeté sur les côtes de la Phéacie, – vraisemblablement
Corcyre, c’est-à-dire Corfou -, à l’ouest de la Grèce.
Le voici revenu – mais à quel prix ! – non loin d’Ithaque, sa terre natale,
qu’il parvient à regagner, secrètement, sain et sauf.
Les aventures d’Ulysse se déroulent en Méditerranée, non
point en mer Égée. Cette partie de la Méditerranée,
déjà familière aux Grecs du temps d’Homère, ne retenait
plus l’attention à cette date. L’épopée d’Ulysse a pour
cadre maritime la Méditerranée centrale et la Méditerranée
occidentale où, déjà, à partir du VIIe siècle
avant J.-C., s’aventuraient des marins grecs tentés par le rêve
du grand large atlantique, de la mer océane dont, longtemps plus tard,
Christophe Colomb " inventeur inspiré " pour découvrir
l’Amérique, emporta avec lui, le " Timée et Critias "
de Platon, parce qu’il y était écrit que " au-delà
des portes d’Hercule – le détroit de Gibraltar – se trouvait d’abord
un essaim de petites îles puis au-delà ce qu’on ne pouvait nommer
une île mais un continent parce qu’elle s’étirait immensément
du Nord au Sud… " Voici pour mémoire, un bref résumé
de la trame événementielle de l’épopée homérique.
L’Iliade et l’Odyssée forment un ensemble paire. L’Iliade est le récit
de la guerre de Troie. L’action a pour cadre, à l’origine, la ville de
Lacédémone. Le roi Tyndare ne sait auquel de ses trop nombreux
prétendants donner en mariage sa fille, si belle Hélène.
Sur le conseil d’Ulysse, il réunit tous les prétendants et leur
ait prêter serment. Ceux-ci s’engagent à venir en aide au mari
d’Hélène, Ménélas, au cas où l’on voudrait
lui enlever sa femme. Ulysse obtient en mariage la nièce Tyndare, Pénélope,
et repart avec elle pour Ithaque, son île natale. Un fils bientôt
leur naît, Télémaque. Entre-temps Hélène ayant
succombé aux charmes d’un jeune troyen, Paris, Ménélas
appelle à la rescousse ses alliés. D’abord réticent, Ulysse
se résout à prendre part au combat. Durant neuf ans il guerroie
avec courage et perspicacité. C’est à lui que revient le mérite
de l’invention du cheval de bois qui permet la prise de Troie. Ainsi s’achève,
par la défaite des Troyens, le premier récit de l’Iliade. Le second
récit relate les épisodes aventureux du retour d’Ulysse à
Ithaque.
Quand commence l’Odyssée, une dizaine d’années se sont écoulées
depuis le fin de la guerre de Troie. Du haut de leur Olympe, où ils se
sont rassemblés, les dieux se penchent sur le sort des vainqueurs de
Troie. Prenant fait et cause pour Ulysse, Athéna intercède en
sa faveur auprès de Zeus. Depuis sept ans Ulysse est captif de la nymphe
Calypso, dans l"île d’Ogynie, près de Gibraltar : pourquoi
lui refuser plus longtemps le droit de regagner Ithaque, son île natale
? Et Zeus de répondre à Athéna qu’il n’y est pour rien
: c’est son frère Poséidon, le Dieu des mer qui en a décidé
ainsi pour punir Ulysse et venger son fils, Polyphème. Le meurtre du
cyclope est à l’origine de la colère de Poséidon contre
Ulysse et des tourments de celui-ci. Grâce à Athéna, Ulysse
obtient des dieux le droit de regagner Ithaque où l’attendent sa femme
Pénélope et son fils Télémaque. Sur ordre de Zeus,
Ulysse se prépare donc à quitter, sur un radeau, l’île de
la nymphe Calypso. Après dix-sept jours de navigation Ithaque est en
vue. Mais Poséidon ayant provoqué une tempête, Ulysse est
rejeté sur les rivages de la Phéacie. Recueilli par Nausicaa,
la fille du roi des Phéaciens, Alkinoos, il est traité avec beaucoup
d’égards, princièrement. Après que Demodocos, le poète
aveugle eut raconté la guerre de Troie, Ulysse relate longuement les
épreuves qu’il lui a fallu endurer, depuis la fin de la guerre de Troie,
successivement, au pays des Cicones, chez les lotophages, chez les Cyclopes,
géants anthropophages pourvus d’un oeil unique ; dans l’île
du dieu des vents, Éole ; chez les Lestrygons, autres géants anthropophages
; chez Circé, une magicienne, fille du Soleil et de la Mer ; au royaume
des morts ; dans les tourbillons Charybde et les tentacules de Scylla ; dans
l’île du Soleil et, enfin, de retour à Ithaque.
Les trois séquences narratives qui requièrent ici notre attention
sont donc les suivantes :
1. Ulysse et Polyphème ;
2. Ulysse et Circé ;
3. Ulysse et Tiresias.
Le premier de ces trois épisodes est bien connu. Fils de Poséidon,
le cyclope Polyphème s’est emparé d’Ulysse et de ses compagnons.
Enfermé dans une grotte, Ulysse se demande comment faire pour ne pas
être dévoré comme l’ont déjà été
plusieurs d’entre les siens. Il a recours à la ruse suivante : ayant
énivré le cyclope, Ulysse lui révèle que son nom
est " personne " puis, profitant du sommeil de celui-ci, il lui crève
l’oeil unique. A ses amis accourus à son aide qui lui demandent :
" Qui t’a fait mal ? " Polyphème ne peut que répondre
: " C’est personne qui me tue ". S’étant agrippés au
ventre des moutons que le géant dut laisser sortir de la grotte, Ulysse
et ses compagnons réussissent à s’enfuir. Le second épisode
du tryptique se déroule chez Circé, la magicienne, fille du Soleil
et de la Mer. Ulysse et ses compagnons débarquent dans une île
où ils ont l’agréable surprise de découvrir des fauves
apprivoisés. La magicienne du lieu, qui tisse en chantant, administre
une drogue aux compagnons d’Ulysse et les change en pourceaux, d’un coup de
baguette magique. Seul Euryloque en réchappe qui prévient Ulysse.
Survient Hermes qui, déguisé en adolescent, lui donne du "
Molu ", une sorte de mandragore, en guise d’antidote aux sortilèges
de Circé. Ulysse parvient ainsi à résister aux enchantements
et contraint Circé à redonner une apparence humaine à chacun
de ses compagnons. Il n’est pas inutile de rappeler que, fils de Zeus et de
Maïa, messager des dieux, Hermés était chargé de conduire
les âmes des défunts aux Enfers. Reconnaissant en Ulysse le héros
que les dieux avaient annoncé, Circé informe celui-ci qu’il rentrera
chez lui, à Ithaque, mais qu’il devra auparavant, descendre aux Enfers.
C’est dans le troisième épisode du segment narratif délimité
qu’intervient le récit de la catabase : Ulysse doit descendre au royaume
des morts pour y consulter le devin Tiresias. Enfant, ayant surpris Athéna
se baignant nue, Tirésias avait été frappé par celle-ci
de cécité. Devenu aveugle, Tiresias avait néanmoins obtenu
d’Athéna le don de prévoir l’avenir, même après sa
mort. Ulysse doit donc descendre au pays des morts pour y apprendre de Tiresias
comment revenir à Ithaque. Le sang d’un bélier noir ayant été
versé dans une fosse, la consultation peut avoir lieu. Les fantômes
des morts remontent des Enfers pour boire avidement du sang versé. Tiresias
apparaît qui rassure Ulysse : celui-ci reviendra sain et sauf à
Ithaque mais à la condition de préserver les boeufs du Soleil.
La mère d’Ulysse qui, ayant trop longtemps attendu son fils, était
morte de chagrin, apparaît. Trois fois Ulysse essaie de l’étreindre
mais, à chaque tentative, il ne serre entre ses bras qu’une ombre. Le
fantôme d’Achille, lui aussi, apparaît.
Le trait commun à tous les grands mythes littéraires est leur
étonnante aptitude à la réitération. Chaque époque
puise dans la mythologie la figure susceptible de l’aider à se comprendre
elle-même. Le mythe de la descente aux Enfers semble être l’un de
ceux qui s’accordent encore le mieux aux perplexités du XXe siècle.
La récurrence du thème orphique, dans le champ littéraire
caribéen et afro-américain, en apporte la preuve. Ce thème,
déjà présent dans le Cahier d’un retour au pays natal,
réapparaît dans deux poèmes épiques contemporains
d’une rare puissance d’inspiration, Le septième cercle de l’Enfer
de Dante8, du poète et dramaturge noir américain Le Roi Jones,
et Omeros du poète et dramaturge natif de l’île antillaise anglophone
de Sainte-Lucie, Prix Nobel de littérature en 1933, Derek Walcott9.
Mais c’est de la récurrence interne du thème orphique de la descente
aux Enfers, dans le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire,
dont nous voudrions, ici, nous préoccuper plus particulièrement.
Le Cahier d’un retour au pays natal et un poème en prose – un
" anti-poème ", a dit l’auteur – dont le mouvement oratoire
se subdivise en des séquences alternativement lyriques ou narratives
qui coïncident avec les étapes d’un itinéraire initiatique
conforme au schème herméneutique de la descente aux Enfers. Après
une longue absence, le narrateur, de retour, redécouvre son île
natale, la Martinique. Au spectacle de la misère matérielle, psychologique
et morale des siens il se souvient et médite sur les malheurs qui les
ont accablés.
" J’accepte… j’accepte entièrement, sans réserve…
ma race qu’aucune ablution d’hysope
et de lys mêlé ne
pourrait purifier
ma race rongée de macules
ma race raisin pour pieds ivres
ma reine des crachats et des lèpres "
A ce premier stade de la prise de conscience, celui de la blessure narcissique,
succède celui de l’identification fantasmatique. L’hallucination a pour
effet au stade terminal, une transfiguration : rédemption et résurrection.
" Et elle est debout la négraille
la négraille assise
inattendument debout
(…)
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
debout et libre. "
Dans sa préface au volume présentée en 1948 par Leopold
Sédar Senghor sous le titre : " Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache ", Jean Paul Sartre a eu la riche idée
de rapporter au schème orphique l’expérience poétique de
la négritude.
" Le négritude se pare d’une beauté tragique qui ne trouve
d’expression que dans la poésie. "
" Le poésie nègre est évangélique, elle
annonce la bonne nouvelle : la négritude est retrouvée. "
" Il faudra bien, un jour, retourner en Afrique : ainsi sont indissolublement
mêlés chez les vates de la négritude le thème du
retour au pays natal et celui de la redescente aux Enfers éclatants de
l’âme noire. Il s’agit d’une quête, d’un dépouillement systématique
et d’une ascèse qu’accompagne un effet continu d’approfondissement. Et
je nommerai " orphique " cette poésie parce que cette inlassable
descente du nègre en soi-même me fait songer à Orphée
allant réclamer Eurydice à Pluton.
C’est pourquoi je nomme magie ou charme cette méthode de « poésie
objective ».
Césaire a choisi, au contraire, de rentrer chez soi à reculons.
Puisque cette Eurydice se dissipera en fumée si l’Orphée noir
se retourne sur elle, il descendra le chemin royal de son âme le dos tourné
au fond de la grotte, il descendra le chemin royal de son âme le dos tourné
au fond de la grotte, il descendra au-dessous des mots et des significations.10
"
De toute évidence comme l’indiquent ces lignes d’Orphée noir
Jean Paul Sartre rattache la quête initiatique du poète de la négritude
à la figure maternelle, celle de la " Mère Afrique ",
" Africa mater ". Et c’est bien de là que surgit la difficulté
si l’on s’en tient aux orientations qu’a donnée Freud à l’analyse
du schème de la " descente aux Enfers ".
Ulysse accomplit un " Voyage au bout de la nuit ". C’est un
itinéraire identique que parcourt, jusqu’" au bout du petit matin
" le narrateur du Cahier d’un retour au pays natal. Faisant l’éloge
d’Ulysse, Athéna s’exprime en ces dires : " Ah, quel homme pour
aller jusqu’au bout et de l’Œuvre et des dires ! " Ulysse va jusqu’au
bout. Il s’obstine à remonter le fleuve jusqu’à la source. Car
il faut rejoindre le point de départ pour rentrer chez soi, pour regagner
la terre natale, l’île natale : Ithaque, dans l’Odyssée, la Martinique
dans le Cahier d’un retour au pays natal. Le voyage qu’accomplit Ulysse
n’est pas au sens plat du terme, ce " beau voyage " qu’évoquait
Joaquim Du Bellay dans les Regrets. C’est un voyage semé d’embûches,
ponctué d’épreuves physiques, psychologiques ou spirituelles :
il doit braver des forces naturelles et surnaturelles et, franchissant les limites
du monde des vivants, il descend au royaume des enfers. Comme l’a souligné
Nietzsche, dans Aurore, les Grecs admiraient plus que tout, chez Ulysse,
" la ténacité héroïque ; l’art de mettre en
oeuvre tous les moyens ; avoir de l’esprit – son esprit fait l’admiration
des dieux ". Ulysse, " Odysseus ", c’est-à-dire "
homme de colère ". Tel est le nom commun, usuel ou, pour mieux dire
peut-être le prénom du héros. A ce nom se rattachent par
association d’idées, d’images ou de mots, des pseudonymes qui désignent
tous, de manière plus ou moins explicite la qualité première
du personnage : la ruse. C’est " l’homme aux mille tours ", "
l’avisé ", " l’homme aux fertiles pensées et aux mille
ruses ", " le rusé compagnon ", " le rejeton de dieux
", " le nourrisson de Zeus ", " le devin Ulysse ".
Mais au nom commun comme à tous les pseudonymes également flatteurs
qui lui sont donnés il préfère un faux nom dont, par ironie,
il confie le secret au cyclope : " Personne ". Tel est son vrai nom.
Il n’y a là nul paradoxe. " Personne ", c’est-à-dire
tout un chacun, aucun et tout le monde à la fois. Tel est l’enseignement
le plus précieux que le poète nous invite à tirer de l’expérience
d’Ulysse : nous ne voyons jamais qui est qui, nous ne savons jamais avec précision
qui nous sommes. Comme l’écrit encore Nietzsche, dans l’Aurore,
toujours à propos d’Ulysse, " c’est seulement aux Enfers que
l’on nous montre quelque chose du sombre arrière-fond de tout ce bonheur
d’aventurier qui baigne Ulysse et ses pareils comme d’un éternel éclat
de mer, de cet arrière-fond qu’ensuite on n’oublie plus : la mère
d’Ulysse est morte d’affliction et de désir de revoir son fils ! "
Il y a en Ulysse une part d’instabilité qui vient de sa généalogie.
Son ascendance est incertaine. Il passe pour être le fils de Laerte et
d’Anticlée mais nul n’ignore que Sisyphe est son père et qu’il
a été mis au monde grâce aux bons soins d’Euryclée,
sa nourrice. " Je m’appelle Ovedis, ou du moins, c’est ainsi qu’on m’appelle
familièrement " dit Ulysse à Polyphème : "
Ovedis ", " l’homme en colère " devient " personne
". " Je suis personne " : parole de pure folie. Grâce à
cette ruse terminologique, c’est une liberté, celle du signifiant, que
parvient à conquérir Ulysse. Autrement dit, la généalogie
ne détermine pas le destin. Ulysse devint impersonnel. En se dépersonnalisant,
en choisissant de n’être " personne ", il retrouve une certaine
essence natale, puisque, en procédant ainsi, il peut remonter jusqu’au
point de départ. L’on ne peut trouver que ce qui est à retrouver.
Ithaque, le pays natal, sont les figures du retour, de la répétition,
de la redécouverte.
Ce trajet de la remémoration qui aboutit à l’épreuve de
la connaissance de soi donne matière, dans l’Odyssée, à
deux récits superposés : la quête de Télémaque
redouble celle de son père, Ulysse. Télémaque est âgé
de vingt ans. Il ne se souvient pas d’Ulysse : il n’était qu’un enfant
quand celui-ci s’en est allé combattre sous les murs de Troie. L’absence
ayant été si longue, Télémaque confie sa peine à
Athéna et se dit persuadé du décès de son père,
les dieux ayant fait de celui-ci " le plus invisible des hommes ".
La question que pose Télémaque est en effet celle-ci : "
qui est mon père ? " ou encore, " à quel signe
un enfant reconnaît-il son père ? " Et Athéna d’expliquer
à Télémaque qu’il est en son pouvoir d’y répondre
lui-même : " Equipe un bateau et va aux nouvelles ".
Ayant pris la mer, Télémaque rend alors visite à Nestor
et à Ménélas, héros de la guerre de Troie, qui lui
apprennent qu’Ulysse est vivant. Quand Télémaque rentre à
Ithaque, il retrouve Ulysse qui, en son absence, y est revenu. Les relations
d’Ulysse avec son fils Télémaque comme avec sa femme Pénélope
sont harmonieuses, non conflictuelles. Ulysse est en cela, si on le compare
à Œdipe, un personnage sans postérité. Contrairement
à Télémaque et à Ulysse, Œdipe sera un personnage
tragique, conflictuel, inapte à s’insérer dans une structure trinitaire.
" Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le
baillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges
? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à
terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relevaient, lire l’adoration
dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent. "11
Le poète de la Négritude sont, dit Jean-Paul Sartre des "
évangélistes noirs " dont la profession de foi s’inscrit
dans la perspective d’une résurrection, d’une rédemption. "
Puisqu’on l’opprime dans sa race et à cause d’elle, c’est d’abord de
sa race qu’il lui faut prendre conscience… Ce n’est donc pas seulement le
propos que le noir a de se peindre qui me paraît poétique : c’est
aussi sa manière propre d’utiliser les moyens d’expression dont il dispose.
"12 La tâche assignée au poète noir est de mettre
un terme à l’injustice qu’a légitimée cette " condition
d’absence d’histoire " impropre à la subjectivisation où
Hegel trouvait la preuve , de l’infériorité des nègres.
" Quand il n’y a pas une subjectivité mais seulement un monde
de sujets qui se détruisent (…) Nous trouvons en Afrique ce qu’on a
appelé l’état d’innocence, (…) C’est en effet l’état
d’inconscience de soi ". Ainsi, souligne Sartre, " la situation
du noir, « sa déchirure originelle », le mettent dans l’obligation de reconquérir
(…) la pureté originelle de son projet par une ascèse progressive…
La négritude, comme la liberté, est point de départ et
terme ultime ".13 " Ce retour dialectique et mystique aux origines
implique une méthode "14. Ainsi Aimé Césaire écrit-il,
dans le Cahier d’un retour au pays natal :
" Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée
contre la
clameur du jour
Ma négritude n’est pas une taie d’eau
morte sur
l’oeil mort de la terre
Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge sans la chair ardente du soleil
elle troue l’accablement opaque de sa
droite patience. "
Cette négritude apparaît donc, aux yeux de Sartre, comme une quête
du Graal. " Il ne s’agit pas pour lui de connaître ni de s’arracher
à lui-même dans l’extase mais de découvrir, à la
fois, et de devenir ce qu’il est. "15 Dans le projet de cette quête
s’inscrit une revendication de l’être lui-même, en lui-même.
Sartre associe donc le rituel poétique de la descente aux Enfers à
la fonction maternelle. La négritude, dit-il, est " femme ".
" Mythe douloureux et plein d’espoir, la Négritude, née
du Mal et grosse d’un Bien futur, est vivante comme une femme qui naît
pour mourir et qui sent sa propre mort jusque dans les plus riches instants
de sa vie16. " Il identifie l’objet de la quête à la figure
féminine mythique d’Eurydice. " Dans le moment que les Orphées
noirs embrassent le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu’elle
s’évanouit entre leurs bras. " Et Sartre d’en donner également
pour exemple ces vers du poète haïtien Jacques Roumain :
" Afrique j’ai gardé ta mémoire Afrique
tu es en moi
Comme l’écharde dans la blessure
comme un féticue tutélaire au centre du village
fais de moi la pierre de ta fronde
de ma bouche les lèvres de ta plaie
de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement. "
Or, comme l’a montré Lacan, l’instance du symbolique est rattachée
à la fonction dévolue au Père. Pour lui, comme pour Freud,
la fonction d’ordonnancement du langage et donc celle de l’identification relève
de la fonction paternelle. La mytho-analyse, au demeurant si perspicace à
laquelle procède Jean-Paul Sartre fait problème sur ce point.
Il ne lui vient pas à l’idée – et l’on ne s’en étonne guère,
sachant sa surdité à la psychanalyse, sa cécité
de l’inconscient freudien – que cette Afrique perdue, et d’autant plus ardemment
désirée, puisse relever, au plan de l’expression, d’un code terminologique
ou rhétorique de type orphique, et au plan des significations d’un code
référentiel ou symbolique qui la rattache à la figure archétypale
d’un ancêtre viril, paternel. L’erreur que Sartre commet là, sans
doute à son corps défendant, est précisément celle
contre laquelle Nietzsche, en bon philosophe, s’est ironiquement élevé
en rappelant que la " patrie " (du latin patria, pater)
est au sens exact du terme le lieu social, politique et juridique où
l’on devient père. La locution " Mère Afrique " n’est
en cela qu’une variante circonstancielle, non significative, de l’expression
figée commune " Mère-patrie ". Le schème intertextuel
de la descente aux Enfers est rattaché, dans l’oeuvre poétique
d’Aimé Césaire – et il en est de même chez tous les poètes
dramaturges romanciers majeurs de la diaspora afro-américaine, insulaire
ou continentale -, à la quête de l’origine perdue, c’est-à-dire
de l’origine du nom perdu. Ce schème présuppose non point la médiation
fantasmatique d’une figure maternelle, mais, bien celle, à l’inverse,
d’une figure totémique de rang paternel, celle de " l’ancêtre
imaginaire17. "