Jouissance, amour, désir, ou comment parler de l’angoisse en termes d’amour.
22 novembre 2022

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MARCHAL Pierre
Le Grand Séminaire
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Grand séminaire de l’ALIMardi 22 novembre 2022

Présentation de Thierry Roth

Bienvenue à tout le monde pour cette deuxième édition  du Grand Séminaire de cette année, qui vise à commenter cette phrase de Lacan assez connue mais qui reste un peu énigmatique et surtout qui  peut permettre des lectures diverses – on va le voir je pense pendant l’année – cette phrase que vous connaissez : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». La dernière fois, Martine Lerude a fait la première intervention,  ce soir c’est Pierre Marchal. Je ne dirai pas qu’il nous fait l’amitié de venir de Bruxelles mais de nous parler de Bruxelles, ce qui est déjà beaucoup, et donc Pierre nous propose un exposé  sur  « Jouissance, amour désir, ou comment parler de l’angoisse en termes d’amour ». C’est Angela Jesuino qui sera la discutante de la soirée et ensuite je donnerai la parole à l’ensemble des gens présents et qui souhaitent parler.

Comment parler de l’angoisse en terme d’amour ?

Pour commencer, permettez moi de revenir un court moment au titre que j’ai donné pour mon intervention de ce soir. Je l’ai intitulé  “Comment parler de l’angoisse en terme d’amour?”. Ce soir, il me semble qu’il serait plus juste de dire : “Pourquoi parler de l’angoisse en terme d’amour ?” Ce n’est peut -être qu’un détail, mais le “pourquoi” me paraît mieux convenir à ce que je voudrais amener ce soir. Je vous en laisse juges !  

L’aphorisme qu’on nous demande de travailler, plutôt que de commenter  (vous savez qu’un commentaire est trop souvent un comment-taire, une sorte de “je n’en veux rien savoir”, j’y reviendrai) est donc le suivant :

Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir

Cet aphorisme, Martine Lerude nous l’a rappelé, nous le trouvons dans la leçon  XIV du séminaire L’Angoisse. Et il n’est pas sans importance de garder en mémoire le contexte dans lequel Lacan l’introduit.

Une lecture superficielle de cet aphorisme pourrait  être celle-ci : l’amour est introduit  à la place de l’angoisse dans le tableau de la division signifiante.

Une remarque en passant, une remarque que je considère pour ma part d’une grande importance : il s’agit bien de la division signifiante et non pas subjective. Lacan insiste sur ce point, dans le séminaire sur L’Angoisse. même s’il commet lui même ce qu’il appellera un “lapsus” en parlant de division subjective. Je pense qu’il serait important de s’interroger sur la portée de cette différence entre division signifiante et division subjective : sans doute nous éclaire-t-elle, la division signifiante, sur l’enjeu même de la cure analytique qui ne consiste pas à dire l’être du sujet, mais à repérer que les choses se jouent au niveau des signifiants.

Je ne peux résister à rappeler ici ce que Lacan avançait, une dizaine d’année plus tard, dans l’intervention qu’il fit à l’Université Catholique de Louvain en 1972, il y a juste 50 ans, à l’invitation de Jacques Schotte et d’Antoine Vergote. Il s’adresse à son public en lui disant qu’il compte l’éclairer un peu sur ce qu’il en est de la psychanalyse.

« La chose dont je voudrais ce soir, c’est que vous ayez un peu le sentiment de ce que c’est, la psychanalyse. J’ai appelé la psychanalyse un discours.

Naturellement, il faut savoir ce que j’entends par là, un discours. Ce que j’entends par là est ceci – un discours, c’est une sorte de lien social. »

Et il embraye aussitôt sur la question de la parole, du parlêtre. C’est de là qu’il faut partir. L’humain peut bien rêver de solitude, jamais il n’est véritablement seul, puisqu’il parle : il se parle et surtout il ne peut plus, du fait qu’il est un parlêtre, se soustraire à ce grand Autre et à ce qu’il croit que ce Grand Autre attend de lui. C’est le fameux : Que voi ?

On peut bien penser qu’il convient d’entendre ici cette dimension d’altérité qu’introduit et soutient le fait d’habiter en ce lieu de l’Autre, trésor des signifiants.

Mais revenons à la division signifiante et à ce tableau qui écrit les trois étages de cette division :

Jouissance : grand A / grand S

Angoisse : petit a / Grand A Barré

Désir : S barré

On entend bien que l’angoisse est le moment décisif de ce processus. Là où le sujet est affronté à quelque chose comme la faillite de son mythe qui consiste à penser qu’il pourrait, qu’il devrait assurer la jouissance de l’Autre. Et jouir de cette assurance.

On pourrait donc penser que l’aphorisme que nous présente Lacan reprend le même étagement en y apportant une seule substition : l’amour à la place de l’angoisse.

Pourtant, à y regarder de près, on peut penser que l’aphorisme est plus subtil. Il introduit, avec l’amour, une autre dimension que celle d’une lecture simpliste du tableau de la division signifiante, à savoir  que la jouissance serait purement et simplement remplacée par le désir, via le passage par l’angoisse.

D’où la double question que cet aphorisme me pose :

  1. Que signifie ici, dans le contexte de cet aphorisme, le terme “condescendre” ?
  2. De quel amour s’agt-il ?

Voilà  donc les deux questions qui ne sont pas sans être articulées l’une à l’autre, que je voudrais travailler avec vous ce soir. Je n’ai pas de réponses toutes faites. C’est pourquoi je parle de les travailler.

*

 Mais comment les travailler ? Comment dire un mot de la manière dont j’ai l’intention de procéder. Il ne s’agit pas ici uniquement de précautions méthodologiques. Je me suis aperçu, dans l’après-coup bien entendu, que cela débouchait sur

Un chemin que nous fait entendre l’aphorisme en question.

Je l’ai déjà dit : je ne procéderai certainement pas en vous proposant un commentaire, mais en me laissant aller à une sorte d’ “association libre”.  En prenant exemple sur Lacan (c’est un peu prétentieux, je m’en excuse !) qui, dans ses séminaires, disait parler en place d’analysant. Mais comme vous le savez et comme Lacan le rappelle dans la première leçon d’Encore, même si nous partageons un “Je n’en veux rien savoir”, ce n’est pas nécessairement le même. Je vous le cite :

“Je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement, c’était quelque chose de l’ordre du je n’en veux rien savoir. [ … ] Il y a aussi chez vous un même, du moins en apparence, je n’en veux rien savoir. Seulement, tout est là, est-ce le même ? [ … ] Je ne crois pas et même c’est bien parce que vous me supposez partir d’ailleurs dans ce je n’en veux rien savoir, que ce supposé vous lie à moi….”

On entend bien ici, dans ce “supposé” une allusion à ce qu’il en est du transfert, ce rapport au supposé savoir. C’est sans doute à ce point qu’il convient de positionner l’amour dont il est question dans l’aphorisme. On va y venir.

Je poursuis la citation de Lacan

“ … De sorte que s’il est vrai que je dise qu’à votre égard je ne puis être ici qu’en position d’analysant de mon je n’en veux rien savoir, d’ici que vous atteigniez le même, il y aura  une pige. C’est quand le vôtre vous apparaît suffisant, vous pouvez – si vous êtes, inversement, de mes analysants -, vous pouvez normalement, vous détacher de votre analyse.”

Fin de l’analyse au sens où en parlait Melman : le moment où nous pouvons nous passer, dans les difficultés de la vie, d’une explication en termes de traumatisme pour nous ouvrir à notre propre responsabilité dans la mise en place d’une jouissance qui nous permettrait de faire l’économie de la castration.

En tout cas, ce que j’entends ici, c’est le trajet même d’une analyse qui tourne autour de ce je n’en veux rien savoir, autre manière sans doute de parler du trajet de la cure. Ou encore le cheminement du transfert de l’amour (!) au travail.

Ah ! Voilà l’amour qui pointe le bout de son nez et qui, dans le tranfert, marque bien ce moment où c’est l’amour (l’amour de transfert) qui permet l’entrée dans le travail de la cure. Non pas pour s’en tenir là, mais pour passer au tranfert de travail. N’est-ce pas cela que dit l’aphorisme qui nous occupe : Seul l’amour – et j’ajoute : tel qu’il prend place dans le transfert pour un analyste, pour un “Sujet supposé savoir” et non le sachant – permet à la jouissance de condescendre au désir !

Je n’ai pas la prétention d’apporter une réponse aux deux questions que j’ai énoncé plus haut, mais c’est dans cette perspective que j’esquisse ici (j’aime beaucoup ce terme d’“esquisse” dont l’étymologie est peu claire, mais qui pourrait provenir de l’italien schizzo, dessin provisoire, ébauche XVème siècle).

“Permet de condescendre”. L’amour, c’est d’abord ce qui “permet”. J’entends : ce qui met en place la ou les conditions pour que la jouissance condescende au désir.

Mais comment entendre ce “condescendre” ? L’étymologie, ici encore de condescendre nous mène, en amont de l’usage qu’il a pris au XIXè siècle de “daigner accepter, avec une idée péjorative de mépris, dûe au sentiment de supériorité”, à une signification plus positive et tout à fait éclairante pour nous : “reconnaître, adhérer consentir” (XVème) et au XVIème : “supporter avec bonté less faiblesses de quelqu’un”. Peut-être pourrions-nous parler de son “manque”. Ce n’est sans doute pas sans raison que le séminaire l’Angoisse est celui où Lacan parle le plus du deuil. Sans doute parce que ce qui se joue dans le deuil n’est pas sans rapport avec la question du manque dans l’Autre, du grand Autre, mais aussi chez mon prochain.

Dans la leçon du 30 janvier 1963, Lacan n,ous dit que ce qui se joue dans le deuil, c’est cette découverte que : “Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons nous dire : j’étais son manque”. Et un peu plus loin dans le texte nous pouvons lire : “Ce que nous donnons  dans l’amour, c’est essentiellement ce que nous n’avons pas”.

Ce qui recoupe d’ailleurs une autre remarque de Lacan, toujours dans L’angoisse, que dans le deuil, il s’agit du deuil de -phi. Ou encore pour le dire autrement, avec notre collègue de l’ALI – Hauts de France, Denis Grilliat[1] :

“Dans le deuil, si l’autre me manque, c’est sans doute moins comme objet, qu’en tant que je ne lui manque plus. Autrement dit : il me manque de ne plus lui manquer.”

Ceci nous ramène à l’opération de la castration, opération symbolique qui porte précisément sur le -phi et dont l’agent n’est autre que le père réel. On peut penser que ceci n’est pas sans rapport avec la mise en place du désir de l’analyste. C’est d’avoir opéré ce deuil que “l’analyste peut s’autoriser de lui même”. Et de quelques autres, ajoutera-t-il plus tard. Sans dire d’ailleurs de quels autres il s’agit.

*

J’en viens à quelque chose qui illustre ceci, cliniquement je pense, en évoquant  le trajet qui a été le mien durant ces dernières années.

Il n’y a pas si longtemps j’ai été invité par Michel Jeanvoine à prendre la parole au Collège de Psychiatrie. J’avais proposé le thème de l’amour, thème qui me travaille, je dirais même qui m’obsède depuis de très nombreuse années. Mais après m’y être essayé, il m’avait semblé que je n’y arrivais pas, que je balbutiais et qu’il me faudrait encore beaucoup plus de temps pour arriver à dire quelque chose sur cette question qui pourtant me tient à cœur depuis longtemps.

«Beaucoup plus de temps ! Laissez-moi rire !» aurait pu me rétorquer un de mes compatriotes qui se nomme le capitaine Haddock dont les exploits sont narrés dans les albums de Tintin. «Ça fait déjà des piges que tu dis cela et tu n’as pas encore pigé !».

Méconnaissant cet avertissement – je n’en veux rien savoir ! vous connaissez : c’est ainsi que commence le séminaire Encore – j’envoyais un message à Michel Jeanvoine pour reporter à plus tard cette intervention. Ce message arriva sans doute trop tard et ma proposition d’intervention avait déjà été retenue !

Aujourd’hui c’est encore sur cette question de l’amour que, d’une certaine manière, il me faut revenir, à l’invitation de Martine Lerude. Sa proposition porte sur cet aphorisme de Lacan qui fait l’objet du grand séminaire de l’ALI cette année :

Comment l’entendez-vous ? nous demande-t-elle.  Et de commencer par nous dire comment elle entend cet «entendre» que, pour ma part, j’ai toujours compris comme aux antipodes du « comprendre ».

Nous connaissons l’exhortation constante de Lacan : «Ne comprenez pas trop vite. Gardez-vous de comprendre !». De même cette question qu’il nous adresse bien souvent : “M’entendez-vous?” Ce qui me mène à penser qu’il convient de faire un pas de plus et d’affirmer que l’affaire de la psychanalyse et évidemment davantage encore du psychanalyste n’est justement pas du côté du comprendre, de ce que nous pourrions appeler la clôture, c’est-à-dire le sacrifice sur l’autel du sens. Ce qu’il convient de privilégier, c’est l’entendre. Pourquoi ? Parce que cet entendre lui permet de passer du côté de la lettre. Et donc de notre rapport au réel. Cette question du “littoral”. Là, c’est un fameux raccourci, voire un pavé dans la mare. La « mare », la mer, que vous pouvez entendre comme vous le voudrez ! Moi je ne sais pas trop ce que je dis quand j’ose une telle assertion.

Pour éclairer cela, je retourne à ce que Lacan dit dans Encore à la quatrième leçon, quand il évoque le discours de la philosophie qu’il qualifie de  conception du monde “Weltanshauung” :  l’anshauung (de  anshauen, regarder contempler) du Welt , le Monde. On entend bien qu’il s’agit moins d’une conception que d’une vision. C’est la dimension scopique qui prévaut.  Et à ce propos, Lacan évoque l’ontologie qui n’est rien d’autre que l’introduction, dans le langage, ou peut-être dans la parole d’un certain usage du verbe “être”, sous la forme d’une copule. «isolée comme signifiant» dit Lacan.

Cet usage de la copule n’est d’ailleurs nullement universel comme l’ont fait remarquer les linguistes et les ethnologues. Et donc – je cite encore Lacan, dans Encore :

“ … le produire comme tel [i.e. produire le signifiant de la copule] est quelque chose qui comporte une accentuation qui est pleine de risques. Pour, si l’on peut dire, la détecter, et même jusqu’à un certain point l’exorciser, il suffirait peut-être d’avancer que rien n’oblige, quand on dit que quoi que ce soit, c’est ce que c’est, [rien n’oblige donc] d’aucune façon ce “être”, de l’isoler, de l’accentuer. …”

Ce « rien n’oblige » me paraît ici à souligner. Rien n’oblige de passer du verbe être au substantif “l’être”. Rien n’oblige si ce n’est, peut-être, une injonction à la jouissance qui pourrait, par exemple, se déduire de la dépendance du sujet à l’économie du Surmoi : Jouis !  Et c’est sur ce point que joue l’intérêt de l’interprétation de l’analyste. Si du moins on admet qu’elle ne vise pas à avancer un « comprendre », mais à proposer à l’analysant de l’entendre autrement. Et cet autrement

“… Ça se prononce c’est ce que c’est et ça pourrait aussi bien s’écrire seskecé. On y verrait, à cet usage de la copule, on y verrait, si je puis dire, que du feu ».

*

Je vais revenir à cette écriture de seskecé. Mais permettez- moi ici un petit ex-cursus, un hors-cours. C’est peut-être d’ailleurs quelque chose qui s’apparente à ce que Lacan appelle un aphorisme. Un moment de respiration, à la limite du comique, mais qui pourrait avoir un horizon clinique intéressant. En tout cas, quelque chose qui se distingue de ce que Lacan appelle un “développement doctrinal”, en ce qu’il “renonce à l’ordre préconçu”. Et à une simple application de cet ordre.

Mais ce « que du feu » m’a fait penser à la pratique de l’ordalie, ce jugement de Dieu où le présumé coupable d’un délit peut marcher sur des braises sans se brûler. Par là il est confirmé dans son innocence par une intervention divine. Mais je ne sais si vous êtes au courant, et c’est ici que cela devient intéressant pour nous, pour notre “entendement” de l’aphorisme, il existe aussi une sorte d’ordalie dans le domaine de l’amour, plus particulièrement de l’amour courtois. On parlait à l’époque de l’« assag ».  L’assag, c’est l’épreuve héroïque de la  chasteté gardée au lit, “nu à nue”, nudus cum nuda : si l’amant cède au désir, c’est la preuve qu’il n’aimait pas de fin’amor. On entend bien que le désir apparaît ici comme un “défaut” de l’amour. J’espère que nous pourrons revenir là-dessus via la réalité clinique.

Ce qui est plus curieux encore, c’est qu’une telle pratique, on la  retrouve chez les béguines et les béguins du XIIIème siècle. On entend bien alors d’où nous vient l’expression “avoir le béguin” !

Mais je vous ai dit que cela pouvait avoir une dimension clinique. Je pensais à l’article “amour” de Roland Chemama dans le bien connu de nous Dictionnaire de la Psychanalyse (Chemama et Vandermersch) dans lequel il faisait remarquer que l’introduction de la seconde topique et de l’au-delà du principe de plaisir suppose la distinction de l’amour et du désir.   Il écrit :

“Freud souligne, par exemple, ce fait bien connu que beaucoup d’hommes ne peuvent ne peuvent désirer la femme qu’ils aiment, ni aimer la femme qu’ils désirent.”

Et il conclut :

“C’est sans doute que la femme aimée -et respectée-, trop proche d’une certaine façon de la mère, se trouve par là interdite.”

Tel est le roman familial du névrosé, idée avancée par Freud et reprise par Lacan dans Le mythe individuel du névrosé.

Dans d’autres configurations cliniques, la perversion par exemple, ce n’est plus un récit mythique autour de la mère interdite que se détermine la dimension de l’amour, mais davantage autour d’une certitude, tout aussi mythique, que le sujet est à même d’assurer la jouissance de l’Autre dans une réponse adéqate – et surtout sans reste  C’est ce “surtout sans reste” qui importe et qui fait écrire à Roland Chemama, avec beaucoup de justesse  :

“C’est à ce niveau-là que l’on peut situer ce qui constitue le principal obstacle dans le transfert, ce qui détourne le sujet du travail associatif, ce qui le pousse à chercher une satisfaction plus rapide dans l’amour qu’il exige de son analyste, puis à éprouver un sentiment de frustration, éventuellement de l’agressivité lorsqu’il se trouve déçu.”

Et pourtant, nous ne pouvons pas réduire l’amour à une telle perspective que l’on peut qualifer de narcissique, même si, pour le névrosé, la perversion ne manque pas de le fasciner. C’est ici qu’il nous faut nous rappeler que pour Lacan, l’enjeu de l’amour est rappelé dans la définition qu’il en donne dans une formule pour le moins aphoristique, elle aussi :

“l’amour, c’est donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”

*

J’en reviens au texte de Lacan dans le séminaire Encore et à ce qu’implique  l’écriture de la copule dans un seskecè pour tenter de cerner d’un peu plus près cet effet d’écriture. Et c’est sans doute ici que j’aurais besoin de vous.

Il me semble que ce que propose ici Lacan, c’est quelque chose qui tente de faire entendre le ressort même de l’interprétation analytique qui se démarque de la question du sens, c’est-à-dire de la dimension de l’imaginaire au profit de ce que l’on pourrait appeler la motérialité. Il ne s’agit pas là d’un simple jeu de mots. Il faut l’entendre comme un «mot d’esprit». C’est un effort pour faire entendre comment nous n’en voulons rien savoir de ce qui nous meut et qui a à voir avec la dimension de la jouissance.

Un autre exemple amené par Lacan dans un séminaire ultérieur est la manière dont il «traduit» – mais en fait il ne s’agit pas d’une traduction au sens habituel du terme qui le plus souvent, pour ne pas dire toujours, se réfère au sens, donc à la dimension imaginaire – dont Lacan se et nous propose d’entendre le terme freudien essentiel puisqu’il …«dit» le fondement de l’invention de la psychanalyse à savoir la dimension de l’inconscient, ce terme traduisant en français, l’allemand : “Unbewusst”

Et Lacan de proposer : L’une-bévue ! Ici aussi, comme dans l’exemple précédant, il ne s’agit pas d’une traduction, mais d’une transcription, à entendre ici aussi comme le passage à l’écrit. Ce qui mobilise, qui mobilise quoi … Ecoutons Lacan dans l’introduction, 1ère leçon du séminaire L’insu que sait de l’Une-Bévue s’aile à Mourre :

« L’une-bévue, c’est une façon aussi bonne de traduire l’Unbewusst que n’importe quelle autre, que «l’inconscient» qui en français – et en allemand aussi d’ailleurs- équivoque avec l’inconscience.

“L’inconscient n’a rien à faire avec l’inconscience.”

Et quelques lignes plus loin, il ajoute :

« Pourquoi s’oblige-t-on dans l’analyse de rêves -lesquels rêves constituent une-bévue, comme n’importe quoi d’autre, comme un acte manqué. Il y a quelque chose où on se reconnaît … On se reconnait dans le trait d’esprit parce que le trait d’esprit tient à ce que j’ai appelé lalangue. …. Je veux dire que l’intérêt du mot d’esprit pour l’inconscient est quand même lié à cette chose spécifique qui comporte l’acquisition de lalangue. »

Cette question de lalangue (en un seul mot) n’est pas évidente pour moi. Il m’importe donc de saisir le temps et les circonstances dans lesquelles ce néologisme a été introduit par Lacan. C’est pourquoi je me permets de vous citer ici un extrait d’un article de Dominique Simonney, « Lalangue en questions », dans Essaim 2012/2 (n° 29) :

« Nous possédons son acte de naissance, le 4 novembre 1971, aux alentours de 22 heures, à Paris, plus précisément en la chapelle de l’hôpital Sainte-Anne. Lacan propose à son auditoire ce néologisme, lalangue.

Cette année-là (1971-1972), à son séminaire (… Ou pire) s’ajoutent des conférences mensuelles, censées s’adresser aux internes des hôpitaux psychiatriques, intitulées Le savoir du psychanalyste. En fait, elles ont un public beaucoup plus large, nombre de ceux qui assistent au séminaire se pressent également à l’intérieur des murs de la chapelle. Cela permet à Lacan quelques variations sur le thème de « je parle aux murs », proposant au passage un autre néologisme : l’amur, qui résonne avec le développement du thème du non-rapport sexuel dans son séminaire et la mise en place des formules de la sexuation. »

La « lalangue », c’est sans doute ce qui signe, à partir d’un lapsus de Lacan, ce qu’il en est de l’articulation du langage et de l’inconscient. 

 Avec ce qui se joue dans le non rapport sexuel. C’est à dire : non pas que les sujets, hommes et femme ne puissent s’adonner au rapport sexuel, à faire l’amour comme on dit . Et voilà comment nous sommes ramenés à la question de l’amour. Et plus particulièrement à l’amour tel qu’il se vit entre les hommes et les femmes, tout entier marqué par la présence d’un manque.


*

Comme le fait remarquer Martine Lerude, l’aphorisme lacanien qui nous occupe ici   – Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir – a été proposé par Lacan à ses auditeurs, dans le séminaire L’Angoisse, pour, je la cite :

« … qu’ils ne confondent pas le malentendu de structure de la relation Hommes / Femmes avec leurs embarras personnels. Il ne s’agit pas, leur dit-il, «de noyer ses difficultés personnelles dans l’assurance que ce malentendu est structural.» 

Je reviens au texte de Lacan dans cette même leçon du 13 mars 1963. La phrase qui suit la citation de Lacan reprise par Martine Lerude me semble essentielle en ceci qu’elle éclaire l’enjeu de la mise en garde de Lacan.

“Parler de malentendu ici n’équivaut nullement à parler d’échec nécessaire. On ne voit pas pourquoi, si le réel est touours sous-entendu, la jouissance la plus eficace ne pourrait pas être atteinte par les voies même du malentendu.”

Il ne s’agit donc pas de simplement d’un « faire avec » le malentendu structural au sens que cela nous permettrait de faire l’économie du repérage de ce qui s’y joue. Et c’est dans la foulée de cette remarque que Lacan amène l’aphorisme qui nous occupe. Pour nous faire aussitôt remarquer qu’il n’est peut-être pas insignifiant que tout commence par un malentendu. C’est peut-être cela qui nous pousse au désir. A oser, non sans peur, mais avec courage, comme nous le propose Lacan, de mettre son désir à l’épreuve de la critique d’autrui. Encore faut-il entendre ce que pointe ce signifiant «critique». On connaît l’étymologie de ce terme : la «crisis» grecque qui se traduit par « séparation, division, dissentiment, différence ». Et donc le désaccord. Ce qui nous renvoie à la question de l’amour et au constat que formule Lacan qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Ou pour le dire encore autrement : c’est sur fond de crise, de désaccord que peut se fonder un couple.   Et peut-être pourrais-je conclure par un autre aphorisme de Lacan, que ce que j’ai tenté de vous dire à propos du deuil pourrait éclairer :

“Aimer c’est donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               

[1] Remerciements à Denis Grilliat qui nous a parlé de cette définition du deuil dans l’Angoisse.