Tout ce qui est mental, en fin de compte, est ce que j’écris du nom de sinthome. (L XI)
25 juin 2016

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Pierre AREL
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Pierre AREL : Tout ce qui est mental, en fin de compte, est ce que j’écris du nom de sinthome. (L XI)

Lecture de la leçon 11 du séminaire de Jacques LACAN, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre »

Cette onzième leçon, très courte, commence abruptement par deux notions mathématiques, l’indécidable et le dénombrable, dont le rapport qu’elles entretiennent entre elles et avec le reste du texte n’est pas facile d’accès. Il s’avère pourtant que ces notions, interdépendantes, nous apportent des précisions importantes sur les relations dont il est question tout au long de ce séminaire entre le réel et la vérité, entre le symptôme et l’inconscient, ou encore entre S1 et S2.

Pour le dire vite, l’homme pâtit de devoir participer à un monde d’échanges, d’échanges de valeurs à propos desquelles il suppose que l’autre en sait plus que lui. Ce faisant, il refoule un savoir plus important qu’il ne croit sur la validité de ce monde. Il sait en particulier que ce monde qui tient sur le discours le moins vrai qui soit, le discours du maitre, qui est le discours le plus impossible, il sait donc que « ce discours est menteur et c’est précisément en cela qu’il atteint le réel »1. Il sait que tout ce qui se dit est une escroquerie. Alors, qu’est-ce qui fait que l’homme ait à souffrir de la débilité qui accompagne le renoncement à s’appuyer sur ce savoir qui pourrait pourtant l’instruire sur ce qui ne va pas ? De fait, en restant toujours aussi crédule aux mensonges auxquels il participe allègrement, il rend son rapport au réel un peu plus douloureux encore. Comme le dit Lacan dans la dernière leçon, « la névrose ça tient aux relations sociales »2. Eh bien, ce que la psychanalyse nous apprend, c’est que ce savoir de l’une bévue, de l’inconscient, c’est qu’ « on parle tout seul, on parle tout seul, parce qu’on ne dit jamais qu’une seule et même chose qui en somme dérange », et il ajoute à la fin de la leçon IV, « l’âme à tiers…nous aboyons après cette chose, ce que veut dire S (%) [S de grand A barré], c’est ce que ça veut, c’est que ça ne répond pas »3.

Arrêtons-nous là sur cette définition nouvelle de l’inconscient, à savoir que l’on parle tout seul, ce qui me paraît une formulation nouvelle, même venant de Lacan, qui peut nous déplacer tant dans notre rapport au symptôme névrotique qu’à la cure analytique elle-même. De même, en ce qui concerne les diagnostics qui sont faits sur la pathologie du lien social, qui n’est pas moins préoccupante aujourd’hui que par le passé, diagnostics auxquels se joignent les psychanalystes prompts à proposer leur boite à outils conceptuels, Lacan a douché, à l’époque de ce séminaire, l’enthousiasme de ceux qui s’étaient lancés dans cette entreprise, en disant que la psychanalyse est elle-même une escroquerie. Ce qui peut nous choquer aujourd’hui encore, mais peut nous avertir que la psychanalyse est autant menacée par sa participation aux escroqueries anciennes, telle que la religion, et modernes, comme l’économisme et le scientisme, que par le refoulement que ces escroqueries imposent pas moins qu’avant à l’émission de ce savoir inconscient.

Dans cette leçon 11, où il est à nouveau question de la solitude du Un dans son prétendu dialogue avec l’Autre, Lacan termine en posant cette question : « Comment se fait-il pourtant que ça s’énonce ? »4 Ça, c’est la création symbolique issue du savoir inconscient, dont le destin est que ça ne parvient pas à son destinataire. C’est-à-dire que l’inconscient, « du fait que S indice 1 ne représente pas le sujet auprès de S indice 2, à savoir l’Autre », fait que « l’Un dialogue tout seul »5. Ce qui rejoint la question de notre séminaire d’hiver sur l’amour que nous aurions à porter aujourd’hui à notre inconscient, puisque nous savons que plus nous le réprimons à coup d’escroqueries diverses et variées, et plus il s’exprime fort, et moins il est entendu par celui qui en est le principal intéressé, à savoir celui qui l’émet.

Alors repartons du début de la leçon. Lacan parle de l’indécidable avant de poser la question : « y a-t-il des Uns qui sont indénombrables ? »6 Sans entrer dans les détails, il est utile de savoir que c’est en tentant de démontrer l’hypothèse du continu, à savoir qu’il existerait une valeur entre la puissance du dénombrable, א0, et la puissance du continu, א1, que Gödel en est venu à dire que cette hypothèse était indécidable. D’autres auteurs depuis sont arrivés à d’autres conclusions, mais retenons pour l’instant qu’est dit dénombrable un ensemble E quand il existe une bijection entre cet ensemble et l’ensemble des entiers naturels, N, s’il est infini, ou une partie de N s’il est fini.

Cette définition nous apporte quelques précisions sur ce que Lacan a amené dans la leçon 2, à savoir qu’il n’y a qu’une série d’autres, tous les mêmes en tant qu’unités. Ces unités, ce sont des signifiants semblables à d’autres signifiants en tant qu’ils peuvent être émis. C’est en quoi le signifiant signifie le tout, il est le signe du tout. Et il ouvre la possibilité de l’échange. « Le tout n’est qu’une notion de valeur,…c’est ce qui vaut en son genre un autre de la même espèce d’unité. »7 Voilà pour le dénombrable que Lacan associe à la valeur. Alors sa question sur un Un qui serait indénombrable nous renvoie certes à ce débat toujours en cours chez les mathématiciens, mais aussi à ses propres questions. Il a terminé la leçon 10 en parlant d’une économie qui se fonde sur la valeur, comme dans la leçon 2, mais il ajoute que notre visée serait d’instituer une pratique sans valeur.8 Ce qui concerne ce qu’il a pu dire de la bévue qui vient s’immiscer entre les unités des signifiants. Si entre deux unités discrètes peuvent venir de lalangue, de lalangue toute attachée, de lalangue continue, une bévue, une bévue possible qui cesse, de s’écrire, est-ce que cette bévue va pouvoir accéder à la finitude et donc à la connaissance ? Est-ce qu’il va y avoir une bijection entre ce signifiant qui surgit de la bévue et celui qui le précédait ? Lacan va apporter une réponse précise à la fin de cette leçon 11.

Mais avant cela il revient sur le réel comme impossible, impossible non à penser, ni à dire, mais à écrire. Ce qui nous approche, comme parlêtres, au plus près du réel, c’est le symptôme. « Le mental, est ce que j’écris du nom de sinthome, c’est-à-dire signe…. Le signe est à rechercher comme congruence du signe et du réel. »9 Le signe, nous avons le souvenir que Lacan l’a défini comme ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, ce qui nous fait une bijection du symbolique sur le réel. C’est lui qui nous leurre, qui nous fait dire : je sais que c’est ça. C’est sur le signe que se fonde le commandement du savoir, impératif, qui laisse le locuteur en deçà de la division subjective. Dans « La troisième », Lacan insiste beaucoup pour dire que « lalangue n’est pas à dire vivante parce qu’elle est en usage. C’est bien plutôt la mort du signe qu’elle véhicule »10. Voilà, nous situons le sinthome dans cette mort du signe, que nous retrouvons dans cette bijection du dénombrable. Quand on reproduit du même, du même qui est un mensonge, on s’ennuie à mort. À vouloir retrouver ce que l’on connait déjà, on se complait dans le sens et le mensonge.

Le réel, lui, exclue le sens ; exclue-t-il le mensonge ? « À la vérité il n’y a dans tout cela que paradoxes »11. Le paradoxe c’est l’indécidable, non-représentable ni dessinable.

Après quoi Lacan aborde le savoir tel qu’il est positionné dans le transfert, positif comme négatif. « Le transfert positif, c’est ce que j’ai essayé de définir sous le nom de sujet supposé savoir… Ce qui est supposé savoir c’est l’analyste. C’est une attribution… Il y a un sujet, quelque chose qui est dessous qui est supposé savoir. Il n’y a qu’une seule chose, c’est qu’il est impossible de donner l’attribut du savoir à quiconque. Celui qui sait, c’est dans l’analyse, l’analysant ».12

Ce passage est d’une extrême importance. Il situe l’originalité de la psychanalyse qui, même si elle est une escroquerie, est une escroquerie qui vise à être temporaire, jusqu’à ce qu’un sujet puisse se servir de son savoir. Ce n’est pas le cas de nombre d’escroqueries, qu’elles soient religieuses (C’est lui le très haut, et ses représentants sur terre, qui savent), ou encore scientifiques, ou économiques. C’est là un point qui est repérable dès les entretiens préliminaires d’une cure. Nous avons la surprise, la bonne surprise de constater que des gens qui viennent plus ou moins par hasard chez nous, et chez nous médecins en particuliers, sans avoir aucune connaissance de la psychanalyse, acceptent avec entrain de prendre sur eux et de déployer leur savoir. Il nous reste, comme le dit Lacan, à suivre ce qui qu’ils ont à dire, à déplier de ce qu’ils savent. Mais, a contrario, nous recevons aussi des gens qui sont très attachés à cette supposition d’un savoir dans l’autre, et qui réclament avec parfois beaucoup de vigueur un diagnostic, un traitement, un conseil, une direction pour leur existence. Il n’est pas toujours possible d’obtenir qu’ils s’intéressent à leur propre savoir.

Cet Autre qui accompagne ce développement du savoir de l’analysant, c’est l’Autre marqué d’une barre, c’est S (%) [S de grand A barré], et il n’est rien que cette duplicité. Dans la leçon X, il était question de l’impératif du savoir qui subjective celui qui écoute avant de subjectiver celui qui parle13. Nous y voilà de nouveau.

Ce qui permet d’entendre mieux ce « Y a dl’un, mais il n’y a rien d’autre ». « L’un dialogue tout seul puisqu’il reçoit son propre message sous une forme inversée. C’est lui qui sait, et non pas le supposé savoir ».14

J’ajoute à ce « Y a dl’un mais il n’y a rien d’autre », qu’il n’y a pas de Un dans l’Autre. Ce qui peut être une façon de répondre à la question du Un indénombrable : il n’y a pas de Un dans l’Autre. Cet Un dans l’Autre dont Charles Melman nous a dit, dans son séminaire sur les paranoïas, qu’il est paranoïagène et xénocide, nous pousse à vouloir rester dans le même, c’est-à-dire dans le dénombrable, dans le tout de la valeur.

C’est bien ce qu’évoque Lacan dans le passage suivant : « Il n’y a pas de tous », pas d’universel. « C’est en quoi les femmes sont plus hommes que l’homme. Elles ne sont pas toutes. Ces « tous » donc n’ont aucun trait commun. Ils ont pourtant celui-ci… le trait que j’ai dit unaire. Ils se confortent de l’Un et de rien d’autre »15. Y a dl’un de se conforter de l’Un sans qu’il y ait le moindre trait commun, c’est-à-dire le moindre signe. Mais comme les quêtes identitaires nous le rappellent cruellement, si on peut aller se chercher un petit signe commun chez l’autre, et s’aimer juste pour cela, ce serait bête de s’en priver, n’est-ce pas ? Et comme le dit Lacan, « y a dl’un, mais ça veut dire qu’il y a du sentiment »16. Il y a de l’amour donc, amour du signe, du signe qui nous affilie au père mort notamment, et il y a le corollaire de l’amour, la haine, qui frappe ceux qui ne relèvent pas de ce signe, ce signe qui véhicule la mort. Voilà qui nous mène au bout du titre de ce séminaire : s’aile à mourre.

Ajoutons que c’est dans la haine que nous avons l’illusion la plus forte d’un rapport bi-univoque à la chose, à l’être.

Maintenant, pour aller au bout de cette leçon, revenons sur la bévue, qui est un achoppement, un trébuchement, un glissement mot à mot, permis par la conscience. L’inconscient est responsable de toutes ces bévues qui nous font rêver, au nom de quoi ? De l’objet a qui divise le sujet qui est barré, plus barré encore que l’Autre.

C’est la bévue qui, dans l’énonciation à l’adresse de l’Autre supposé, survient, qui divise le sujet. S’il n’y a pas d’autisme à deux, c’est qu’il faut que ça s’énonce, et ce n’est qu’en s’énonçant que la bévue dégage l’objet a.

Cette énonciation qui surgit de la psychanalyse fait vrai. « C’est un coup de sens, c’est un sens blanc. Il y a toute la distance que j’ai désignée du S indice 2 (S2) à ce qu’il produit »17 (S1).

Sur ce Lacan revient sur ce qu’il avait taxé d’erreur grossière (dans l’écriture du discours psychanalytique, à la fin de la leçon VIII), et son auditoire, à qui il donne raison, de lapsus, c’est-à-dire de bévue, d’effet de l’inconscient. D’où cette question : « Qu’est-ce que ce sujet divisé a pour effet (dans le discours psychanalytique) si le S1 … se trouve dans notre tétraèdre… il y a toujours une des liaisons qui est rompue, à savoir que le S indice 1 ne représente pas le sujet auprès du S indice 2, à savoir l’Autre. Le S indice 1 et le S indice 2, c’est très précisément ce que je désigne par le A divisé dont je fais lui-même un signifiant, S (%)[S de grand A barré] » Entendons que S (%) [S de grand A barré] est cet écart irréductible, cette non-représentation par S1 du sujet pour S2. Ce qui fait que « l’inconscient il est en fin de compte impossible de le saisir.»18

Si dans la leçon 2, où il disait qu’il était un hystérique presque parfait qui « à force d’avoir un inconscient l’unifie avec mon conscient »19, cela laissait supposer que l’on peut saisir cet inconscient, ici l’inconscient reste irreprésentable, et il se limite à une attribution, une déduction. Mais quoiqu’il en soit, ça ne parvient pas à son destinataire.

Les conséquences d’une telle situation de l’inconscient sont innombrables. Sur notre lien social, cette supposition d’un savoir dans l’Autre nous reste une étape obligatoire, mais le fait d’y croire simplement peut nous éviter d’en remettre du côté du sentiment, de l’amour des escroqueries qui nous mènent par le bout du nez, de notre amour du Un qui immanquablement mène à la haine qui est le sentiment dans lequel nous sommes le plus assuré, à tort, de tenir un être, c’est-à-dire de croire à une relation bijective avec le réel. La mourre, telle qu’écrite dans le titre de ce séminaire, c’est l’impératif absolu, c’est à dire la plus belle escroquerie.

Si la psychanalyse est une pratique sans valeur, elle ne peut pas être considérée comme un progrès, mais elle peut quand même nous soulager de notre amour de l’Un, de notre amour de la valeur, qui vire franchement à la haine quand il est mis en échec, ne serait-ce que pour des raisons structurales.

Ce qui nous est toujours difficile à faire tenir ensemble, c’est que nous avons affaire à la puissance du dénombrable et à la puissance du continu, et que entre les deux ça ne colle pas, comme entre S1 et S2 dans le discours analytique. C’est sûrement ce qui rend le discours analytique aussi antipathique à certains.

Exemple actuel : « Houellebecq économiste » de Bernard Maris. Bernard Maris relève très bien les critiques que Houellebecq fait de l’économisme, de la quantification du bonheur, etc…, de cette tentative de rationalisation du lien social en poussant le recours au dénombrable, mais c’est pour dire que ce qui manque, c’est l’amour qui pourrait redonner du sens à tout cela. À suivre !


Discussion


Pierre AREL : « Tout ce qui est mental, en fin de compte, est ce que j’écris du nom de sinthome ».

Esther Tellermann — Oui mais je vais quand même passer la parole à des spécialistes du rapport de Lacan avec la mathématique. Merci de votre lecture, Pierre Arel. Ce qui me paraît en effet important dans cette leçon, c’est cette tension toujours qu’il y a de Lacan entre cette volonté de situer la psychanalyse à la fois par rapport à la mathématique et en même temps dans la tension avec cette aporie qu’est l’inconscient, c’est-à-dire d’être lalangue. Donc, je vous remercie de nous avoir fait sentir cette tension cependant je souhaiterais que mes collègues vous discutent sur Gödel et… Je suis absolument incapable de vous discuter sur l’indécidable, donc, je vais passer la parole à la salle.

Jean Brini — Pierre m’a demandé d’être son discutant donc je me permets de prendre la parole en premier. Oui, je trouve ton propos tout à fait passionnant parce que ça fait, en quelque sorte, à mon sens, coaguler tout un tas de questions qui se sont posées dans les jours précédents et sur cette question, précisément, de ce que tu appelles de façon tout à fait surprenante – et je serais heureux si tu pouvais déplier cette question, « une relation bi-univoque entre le Symbolique et le Réel ». Alors, ça ! C’est quelque chose ! Parce que, le Symbolique, on a tendance, notre tendance naturelle est de le concevoir comme dénombrable, c’est-à-dire qui aurait un nombre éventuellement infini, mais en tout cas dont on peut faire la liste de signifiants même s’il n’y a pas de signifiant de tous les signifiants…

En revanche, le Réel, tu le rapprochais de lalangue, alors je vais te poser une question de façon plus précise : il y a le discontinu, le dénombrable, le granulaire du Symbolique ; il y a le Réel, c’est-à-dire ce qui aurait la puissance du continu, au sens le plus féroce du terme, c’est-à-dire le Réel c’est ce dont tout peut émerger au titre du Y a d’l’Un, c’est-à-dire dont je peux extraire, à tout moment, quelque chose de plus qui était confondu. Ça va plus loin que simplement on peut toujours mettre un entre-deux autres, c’est-à-dire qu’entre deux, il y a toujours une infinité d’autres donc forcément insaisissables et c’est là que se situe l’indécidable de Cohen. Et ma question c’est… (Quelqu’un intervient mais son propos est inaudible) Non, je parlais de Cohen parce que c’est de l’indécidabilité de l’hypothèse du continu que je parlais, pas de l’indécidabilité des propositions de Freud. Ce que je voulais dire, c’est comment est-ce que tu décrirais le rapport entre ces trois termes : le Symbolique, le Réel et lalangue dont tu disais qu’elle est continue et ça, ça mérite d’être interrogé, ça ne me paraît pas évident que lalangue soit continue au sens du continu mais peut-être bien qu’elle est dénombrable au sens où les rationnels sont dénombrables et pourtant il y a toujours un rationnel entre deux autres et aussi proche l’un de l’autre, mais dans lalangue – et ceux qui étudient l’entrée dans le langage des nourrissons savent très bien que le babil du nourrisson avant son entrée dans un langage articulé est déjà conditionné par l’environnement sonore, phonétique de la langue dans laquelle il va s’apprêter à entrer. Le babil d’un bébé chinois n’est pas le même que le babil d’un bébé français. Donc, il y a déjà quelque chose du Réel des potentialités sonores qui a été sélectionné. Est-ce qu’on arrive à un continu ou est-ce qu’on arrive à un discret à cet endroit-là ? Je te pose la question.

Pierre Arel — Pour ce qui est du rapport bi-univoque Symbolique-Réel, c’est une question que je nous pose, n’étant pas spécialiste mais il me semble que dans la clinique de l’autisme et de l’Asperger en particulier, il y a cette tentative, ce qu’on appelle la mêmeté, l’immuabilité et ces « Asperger » qui ont une mémoire fantastique, qui vont apprendre, comme ça, comme des signes et qui, du coup, qui vont avoir cette mémoire tout à fait fantastique pour retenir des signes qui vont correspondre à certains éléments, nous montrent à la fois l’impossibilité de cette chose, c’est-à-dire qu’aussi fantastique que soit leur mémoire, ça bute et, d’autre part, ce savoir, ils sont la preuve vivante que ce savoir est parfaitement inexploitable. Dès lors qu’il n’y a pas de césures dans ce savoir, ils ne peuvent pas l’exploiter, ils ne savent pas quoi en faire de ce savoir immense. Donc, il me semble que dans ce souci de mêmeté et d’immuabilité, il y a ce souci de faire coller du Symbolique avec du Réel.

J. Brini — D’accord ! Mais c’est pas du tout une relation bi-univoque ! Faire coller du Symbolique avec du Réel…

P. Arel — Non, mais c’est une tentative.

J. Brini — Il y a une extraction… C’est en moins, qu’on le veuille ou non !

P. Arel — Forcément qu’il y a une extraction. Donc, c’est en cela que c’est une tentative qui échoue à sa façon à elle. Pour ce qui est de lalangue, je trouve que, dans le développement de ta question, tu apportes déjà un élément de réponse puisque, ce qui a été dit aussi bien par Marie-Christine Laznik que par Marc Morali et d’autres sur précisément ce qui est d’un flot continu puisqu’il a été dit aussi qu’effectivement dès la naissance, puisque les enfants entendent in utero et qu’ils peuvent discriminer ce qui est de la langue maternelle de… C’est-à-dire les sons de la langue maternelle les font plus réagir qu’un son qui ne vient pas de leur langue maternelle mais, en même temps, ce qui se disait, c’est qu’il y avait des invariants interlangues chez les enfants et ces invariants vont chuter progressivement au fur et à mesure qu’ils vont aller vers la langue maternelle et vers le signifiant. Et plus ils vont aller vers une rencontre avec le S1 et ses éléments discrets et plus va s’effacer ce rapport premier à la voix, à la musique… Mais il me semble que ce qu’on a pu dire dans ces Journées, c’est que ce rapport entre le dénombrable et le continu… J’étais très intéressé par ce que disait Bernard aussi sur le conflit entre des espaces de dimensions différentes parce qu’il me semble qu’il y a des questions communes à ça, de cette hétérogénéité d’ensembles mais n’étant pas mathématicien, je ne peux pas aller plus loin que ça, pour ma part.

Marc Morali — Je voudrais juste faire une remarque et vous poser une question. La première remarque que je voudrais faire, d’une façon très générale, c’est qu’on court après l’originaire, Lacan nous dit que les mythes évidemment, sont la réponse à une aporie dans l’inconscient, donc on courrait après la tonalité originaire d’une voix qui serait influencée par rien. Alors, ça, je crois qu’il faut un peu oublier cette affaire parce que… Je vais juste vous donner un exemple, aujourd’hui nous pensons que notre voix c’est notre voix et qu’elle reproduit des sons qui sont ceux de notre voix et puis, bien sûr, il y a lalangue, lalangue qui d’ailleurs est un Réel. Je ne sais pas si c’est continu, je ne sais pas si le Réel est continu, lalangue c’est un réel, pour moi Réel et continu, je ne sais pas si ça marche ensemble, si ça marche en maths ce n’est qu’une des présentations du réel, ce n’est pas le réel, s’il y avait autre chose qu’une présentation du réel, on pourrait parler autrement. Mais aujourd’hui, nous sommes intoxiqués sans le savoir ! Vous pensez que c’est votre voix quand nous chantons mais qu’est-ce que vous faites quand vous écoutez la radio ou de la musique ? Vous accordez votre oreille au « la », je ne sais pas combien 700 et des poussières hertz. C’est-à-dire que la note juste c’est le « la », vous ne le savez pas, personne ici ne le sait, même pas moi. Je ne sais pas pourquoi je chante, pourquoi je parle en la plutôt qu’en ? Pourquoi je ne parle pas en la bémol ? Pourquoi je ne parle pas en la bémol moins un comma ? Parce que je suis déjà façonné, mon oreille est déjà façonnée non pas par la langue parce que lalangue elle-même est déjà façonnée par la façon dont s’impose pour nous cette hauteur des sons. Donc, l’idée qu’on pourrait dire comme ça de la fausse note absolue, ce n’est pas la note absolue qu’on cherche, c’est la fausse note absolue, l’écart absolu, c’est ça le signifiant quoi !, c’est la pure différence. Mais la difficulté, pour moi, c’est quand vous dites par exemple que l’une-bévue c’est un effet de l’inconscient. J’avais jusque-là pensé que c’était un autre nom de l’inconscient et qu’on ne peut pas dire que l’une-bévue est un effet de l’inconscient. L’une-bévue c’est le nouveau nom de l’inconscient à partir du moment où il n’y a plus de représentation inconsciente. L’idée de représentation inconsciente, dit Freud, dit Lacan de Freud, est une idée folle, et c’est là-dessus que je romps avec Freud pour nommer l’une-bévue. Alors, j’ai du mal avec cette phrase, « l’une-bévue est un effet de l’inconscient » parce que j’ai l’impression que c’est une façon de réintroduire l’inconscient, c’est-à-dire – pardonnez-moi, je vous le dis vraiment comme je l’entends – eh bien finalement de refaire l’histoire, de… comment on attrape un hippopotame rose ? Eh bien, on le repeint en vert et on l’attrape comme un hippopotame normal ! C’est-à-dire, si on repeint l’une-bévue en inconscient, alors, on peut dire l’une-bévue est un effet de l’inconscient. Mais, à partir du moment où on dit l’une-bévue, c’est que justement l’inconscient n’est qu’une varité. La question est de savoir : est-ce que l’une-bévue est aussi une varité ? C’est pour ça que Lacan, dans ce séminaire, est fortement embarrassé. C’est pour ça que j’avais une difficulté à suivre même si je suis tout à fait d’accord avec beaucoup de choses que vous avez dites. Il reste quoi ? Ça me semble extrêmement important, parce que c’est l’enjeu de ce séminaire, si l’inconscient n’est qu’une varité, est-ce que l’une-bévue est aussi une varité ? Et donc, quel avenir pour cette succession d’inventions de varités ?

P. Arel — Oui, merci.

Bernard Vandermersch — Pierre, j’ai l’impression qu’on t’écoute bien mais on t’écoute un petit peu en forçant le trait, là, parce que je ne pense pas que tu aies jamais dit qu’il y avait bijection entre le Symbolique et le Réel, ni même… on a bien entendu que l’une-bévue c’est effectivement au départ une formation de l’inconscient et Lacan propose de réduire l’inconscient justement à l’une-bévue. Bon ! Là, je crois qu’on est bien d’accord là-dessus. Ce qui me semble important, c’est cette tentative d’essayer de faire coller justement, d’attraper le Réel par le Symbolique et d’obtenir une bijection] entre l’un et l’autre, c’est une tentation scientifique, une tentation. Quelque chose m’avait surpris dans ce que disait Charles Melman. Il disait que la dimension du continu nous vient de l’Imaginaire et effectivement, dans le nœud borroméen, ce qui fait que ça tient, ce continu dans les trois ronds, c’est qu’il dit au départ : à ces trois ronds, je donne une consistance et cette consistance est d’ordre imaginaire parce qu’en fin de compte, du Réel, on n’en sait strictement rien ! En tout cas du Réel physique, est-ce qu’il est continu, ou discontinu, jusqu’à présent on a plutôt l’impression qu’on va plutôt vers une sorte de discontinuité, mais manque de chance, ça ne colle pas avec la théorie ! La méga théorie de l’autre côté, enfin je ne suis pas assez savant pour ça et je crois qu’effectivement Lacan ne pose pas le Réel a priori comme essentiellement continu mais que puisqu’il n’y a que des bouts de Réel, ces bouts peuvent être continus bien sûr. Mais voilà. Je crois que du Réel, le mieux c’est qu’on n’en sait rien et que c’est cette dimension de l’Imaginaire qui fait que, par exemple, tu disais que cette dimension de l’Un auquel… et que la haine est extrêmement tentante parce qu’elle donne consistance imaginaire à notre Réel. Est-ce que tu serais d’accord ?

P. Arel — Oui.

Th. Roth — Est-ce qu’il y aurait une dernière question avant de poursuivre ?

Marc Darmon — Juste une remarque en écoutant Pierre Arel. Je vais t’interroger dans la première leçon sur le (problème de micro) Donc à cette insistance de Lacan pour dire que le « de » dans L’Insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre le « de », c’est un partitif. Il avait employé ce qualificatif de partitif à propos de la lettre, dans La lettre volée, en disant que la lettre ne supportait pas le partitif, on ne pouvait pas dire « « de » la lettre » mais « « une » lettre » et il me semble que dans ce partitif qui choque dans la formule de L’Insu que sait de l’une-bévue, puisque cette contradiction qui apparait dans la formule pointe ce que vous venez de développer, cette dialectique entre le continu et le discontinu, c’est-à-dire le continu de lalangue en un seul mot et le discontinu de ce qui vient dénombrer. Voilà.

P. Arel — C’est une notion de grammaire d’ailleurs le dénombrable et l’indénombrable….

M. Darmon — Oui, tout à fait.

Notes

1 Jacques LACAN,L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre , leçon du 11.01.1977, p. 49 de l’édition de l’A.L.I.

2 Ibid., p. 131.

3 Ibid., p. 52 & 54.

4 Ibid., p. 125.

5 Ibid., p. 123-124.

6 Ibid., p. 121.

7 Ibid., p. 19.

8 Ibid., p. 120.

9 Ibid., p.122.

10 LACAN Jacques, « La troisième », in séminaire Les non-dupes errent, p. 268, édition hors-commerce de l’ALI.

11 Ibid., p. 122.

12 Ibid., p. 123.

13 Ibid., p. 113.

14 Ibid., p. 123.

15 Ibid., p. 123.

16 Ibid., p. 123.

17 Ibid., p.124.

18 Ibid., p.125.

19 Ibid., p. 23.