Brièvement : Il s’agit d’analyser comment et par quels jeux de langage Saül de Tarse (Saint Paul) est parvenu – à partir des références du judaïsme de son époque, dominé par les pharisiens auxquels il appartenait – à promouvoir la transformation de la loi révélée à Moïse et transmise par lui, en une loi autre, décalée. Que la visée de cette transformation soit d’universalisme -tout le monde connaît le « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme », de l’Épître aux Galates- n’est pas ce à quoi nous nous attacherons ici. Pas plus qu’à la réactualisation aventureuse d’un inaccomplissement.
Mon attention a été attirée par le retournement subtil de la pensée judaïque effectuée par Paul, tout particulièrement en ce qui concerne la Loi, son écriture et ses aspects générationnels.
Pour indiquer rapidement ce dont il est question, trop rapidement sans doute au regard des complexités évoquées dont je ne peux, dans le temps dont je dispose, que vous livrer le parfum, voici :
Dans la Torah à laquelle se réfère constamment Paul, Dieu fit l’homme à son image. À l’homme d’élaborer ce dont il est porteur dans une visée asymptotique d’un devenir divin, toujours à construire et à réaliser en ce monde. Le Messie représente l’aboutissement de ce point de fuite.
Paul, lui, fait glisser cette conception. Il évoque une figure de l’homme lié au divin par le Christ. Je cite : « Telle est l’assurance que nous avons devant Dieu par le Christ. Ce n’est pas que nous-mêmes nous ayons qualité pour revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous, mais notre capacité vient de Dieu ». Cette « capacité » qui fait l’homme, vient de l’incarnation christique de l’Autre. Incarnation qui par la mort du corps de Jésus détermine une « alliance nouvelle » , « car la lettre tue, l’esprit vivifie ». Gravé en lettres de pierre, la Loi transmise par Moïse est alors qualifiée de « ministère de la mort ». Le second ministère, celui de l’alliance nouvelle supplante alors le premier, « En possession d’un pareil espoir, nous nous comportons avec beaucoup d’assurance et non comme Moïse qui se mettait un voile sur le visage pour empêcher les enfants d’Israël de voir la fin de ce qui était passager »[3]. Cette nouvelle alliance s’applique, à tout homme reconnaissant Jésus Christ en lui. Il n’est plus question de la Loi.
Ce pivotement implique une transformation du processus de transmission. Là où il s’agit pour les Juifs de la Loi (donc de la lettre et de son étude) telle qu’elle leur fut transmise par Moïse, il est question pour Paul de ce que chacun trouve en son cœur.
Dans le judaïsme, la transmission est un processus externe au sujet. C’est un récit, une histoire. Et la Loi, dite par Moïse, remémoration des signes divins disparus avec le bris des tables. C’est leur relecture qui devient porteuse de la Loi : dix paroles dont seules les deux premières sont religieuses au sens où elles se réfèrent directement à Elohim. Je choquerais sans doute en disant que Moïse brise la métaphysique pour établir une réglementation propre à servir d’appui à son peuple afin que ce dernier se développe et ne perde pas la visée ultime de se réaliser « à l’image de Dieu » («Elohim dit faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance.) Paul, quant à lui, refend cette brisure de la métaphysique opérée par la Torah en appelant directement à sa source, c.-à-d. Dieu, médiatisé par le sacrifice de Jésus, « la loi du cœur », qu’il oppose à l’obéissance au texte du mosaïsme, obéissance factuelle, qui d’après lui n’engage pas plus les Juifs que Tartuffe ne l’était dans ses simagrées : « Tous sont dévoyés, tous sont corrompus, etc. » écrit-il dans l’Épître aux Romains.
Le caractère immanent de Dieu pour l’homme, trouve alors son aboutissement dans cette affirmation : « Eux, qui n’ont pas la loi, sont à eux-mêmes la Loi. »
La formule est forte. On peut y entendre la prévalence du savoir inconscient sur l’étude. Mais aussi, la toute-puissance d’une voix intérieure, pur signifié alors dont le solipsisme tend à la fermeture des signifiants de la Loi mosaïque sur les signes de l’Autre.
Moïse transmet. L’aventure juive s’ente de la parole libératrice de l’Exode, se resserre dans les paroles du Sinaï, se déploie dans ce qui sera toujours, de diaspora en diaspora, la parole de l’étranger. De ce qui parle d’un ailleurs et qui, pour cette raison, est universel, hors frontières. C’est de structure plus que de religieux, même si la religion est le véhicule privilégié de cette structure. Transmission au creux de la lettre. Les milliers de pages de la Kabbale témoignent à la folie de son infinitude.
Enfin, par la Loi, retour du signe devenu signifiant sur le corps : la circoncision comme marque de l’Alliance prend acte de la différence et de l’incomplétude. Par l’ablation du prépuce, nul homme ne peut prétendre à être l’épée et le fourreau.
Rien à voir avec la castration au sens trivial de mutilation génitale qu’on lui donne. Tout à voir avec la différence sexuelle et la procréation. Tout à voir avec la connaissance, jusque-là interdite, qui sépare non seulement Ish de Isha, l’homme et la femme, mais la chose de la pensée. C’est trop long à développer dans les quelques minutes qui nous restent.
Revenons à Paul.
La venue du Messie réalise la Loi en esprit et rend caduque son inscription sur le corps. « Dans le Messie la circoncision n’est bonne à rien, et le prépuce non plus (Gal). »
Mais qu’est-ce que le corps pour Paul ? Il n’est pas seulement ce qui s’oppose à l’esprit. Il est ce qui, par la fragilité de la vie nous prive de l’éternité. Et c’est là, dans le développement de cette problématique, que Paul introduit la mort comme l’état nécessaire de passage d’une transmission de l’esprit – hors sexuation.
Paul s’appuie sur l’épisode de la Genèse au cours duquel Dieu promet à Abram que Saraï lui donnera un héritier. Et Paul de commenter, choisissant le Grec pour ce faire : « Pourtant sans faiblir dans sa foi, il a considéré qu’âgé de quelque cent ans, son corps était mort (nenekrômenon), et mort (nekrôsin) aussi le sein de Sarah. » (Rom.)
C’est Paul qui introduit la mort, là où dans le passage biblique il n’est question que du rire dubitatif de Saraï lorsqu’Abram l’informe de ce que l’éternel lui a annoncé et qu’elle prend d’abord pour une blague. C’est la confiance d’Abram en la parole de Dieu qui lui vaut un « mérite » que lui décerne l’Éternel. Et c’est ce « mérite » du père qui lui vaudra, la nombreuse descendance que lui promet Dieu lui montrant les étoiles du ciel, ainsi que le don de la terre « de ses pérégrinations », Canaan.
Pour ce qui nous importe le plus ici, c’est que l’apôtre introduit le père mort en place d’agent de transmission et la mort de la chair comme libération de ce qui résiste à la pérennité de l’esprit. La chair n’est pas seulement coupable, porteuse des instincts, mais elle est résistance à « la loi du cœur », autrement dit à la loi divine[4].
Je m’arrêterai là. Sur ce glissement élaboratif opéré par Paul à partir du corpus mosaïque qui aboutit à la condamnation de la chair (et donc du sexuel) pour prévaloir l’esprit et le prévaloir par la mort jusqu’au martyr qui fut le sien.
C’est au plus extrême d’une logique de l’immédiate transcendance[5], que Saül de Tarse aboutit. Si, comme le disait Lacan, le père symbolique est le père mort, son assomption par le meurtre en effigie de Moïse fut probablement la hantise de Saül.
Peut-on, sans sombrer dans une logique mortifère, congédier avec la lettre les signifiants de la séparation au nom d’une visée universaliste en méconnaissance de ses effets ?