Ces trois termes Passe, Exode et Noms du père ont-ils des liens qui
justifieraient de les avoir rapprochés intuitivement ? Lesquels ?
Les textes qu’ils titrent sont très différents en particulier
par leurs dates : si l’Exode est un récit biblique, à la fois
historique et symbolique qui fait partie de la Révélation, les
deux autres sont récents. La Passe est " proposée "
en 1967 et la transcription des " Noms du Père " tente de conserver
la séance unique du 20 novembre 1963 d’un séminaire qui aurait
dû se prolonger toute l’année. La chronologie est ici de peu d’intérêt
en regard de ce qu’il en serait d’une articulation logique et signifiante des
textes. C’est ce que j’essaierai d’éclairer.
Est-il nécessaire de rappeler que l’Exode est constitué d’un
ensemble de versions différentes d’un même récit qui raconte
la vocation et la mission de Moïse, puis les interventions divines successives
(les fameuses plaies d’Égypte et ce qu’on nomme lesMirabilia Dei
) destinées à ce que Moïse et le peuple d’Israël opprimés
acceptent de quitter le sol égyptien et de se lancer sur la route de
la Terre promise, abandonnant lieux et objets familiers pour un avenir hasardeux
? C’est aussi le texte où Dieu révèle son nom : Ehye
Acher Ehye et c’est enfin, inséparable du reste, l’institution de
la Pâque.
Partons déjà de ces quelques éléments et notons
qu’il est courant de rapprocher les mots Pâque et Passe.
En nous référant au Dictionnaire étymologique de la
Bible, (éd. Brépols) nous trouvons que " Pâque
" se dit :
– en Hébreu, pessah, dont la traduction habituelle est passage
bien que le sens précis en demeure énigmatique. Certains,
en effet, le rapprochent de l’akkadien pasahu " apaiser " signification
qui n’est négligeable ni pour la passe, ni pour les noms-du-père.
La plupart le rattachent au verbe hébreu pasah qui signifie "
boiter" mais aussi " épargner ", " sauver ".
Ce dernier sens est sûrement celui d’Exode où l’on se souvient
que Yahvé passe et épargne les maisons des Israëlites
marquées par le sang de la victime pascale.
– en Grec, phasek dans Jérémie et le deuxième
livre des Chroniques et
pascha d’après l’araméen dans le reste de la Septante
(LXX) et le Nouveau Testament
Le dictionnaire grec Bailly ne mentionne pas phasek mais on y trouve
:
– jascv : dire, avec la nuance dire oui, affirmer.
-pasca : fête juive et chrétienne; le repas de Pâque;
l’agneau pascal
(en Hb. pâsach)
– pascv : être affecté , éprouver, subir un châtiment,
pâtir.
Ainsi, des différentes étymologies du mot Pâque découlent
les notions de passage, d‘affirmer quelque chose, d’être
affecté, éprouvé et d’éprouver ou si l’on veut
de franchir une épreuve et d’épargner, toutes significations
qui, établissent des ponts signifiants entre les trois textes Passe,
Exode et Noms du père qui apparaissent bien comme temps de passage, temps
d’épreuve mais aussi de miséricorde, d’émerveillement,
de surprise aussi et d’affirmation et qui entraînent, pour ceux qui sont
concernés un déplacement subjectif et / ou collectif.
Il semble intéressant de noter que la prescription de marquer les linteaux
des maisons avec le sang de l’agneau sacrifié est vraisemblablement antérieure
à l’Exode et aussi que la Pâque et la fête des Azymes qui,
dans la Bible, sont en quelque sorte accolées ont des origines différentes.
(Cf Ex. 12, 1 à 15 pour la Pâque et Ex. 12, 15 à 21 pour
les Azymes in La Bible de Jérusalem ).
Selon le dictionnaire de la Bible déjà cité, le rituel
de la Pâque est en effet celui d’une fête de pasteurs, qui se rapproche
des sacrifices de printemps des anciens Shasu migrateurs, des Nomades du désert,
pour la préservation et la fécondité du troupeau. Elle
est célébrée sans mention de sanctuaire, avec une victime
prise du troupeau, rôtie au feu, mangée à la hâte,
avec du pain non levé (pain azyme qui est aussi un signe de la
hâte ) et les herbes du désert, en costume de voyage pour être
prêts au départ. Elle est célébrée la nuit,
quand on n’a plus souci du troupeau, et à la pleine lune de printemps,
au moment où le petit bétail (brebis et chèvres) met bas
; c’est aussi le temps où l’on se met en route pour les pâturages
d’été : moment décisif et plein de dangers personnifiés
par le " destructeur ". C’est pour se préserver de ses coups
que l’on oint les piquets de tente avec le sang des animaux sacrifiés.
Au lever du jour, le groupe se met en route pour passer des steppes desséchées
aux riches prairies des terres fertiles. Il s’agit ici d’une très ancienne
fête pastorale.
Le rituel de la fête des Azymes, par contre, connue dans des très
anciens calendriers, suggère une fête agricole, sédentaire,
peut-être d’origine cananéenne. Le pain azyme appelé dans
le Deutéronome : " pain de misère ", doit être
consommé durant une semaine pendant laquelle le vieux levain ayant été
éliminé, il faut attendre le nouveau pour le faire entrer dans
la maison. Le symbole du pain azyme repris dans la première Épitre
de Paul aux Corinthiens (5, 7-8) comme signe de pureté et de vérité.
Notons au passage, ce qui est bien connu, cette manière de répéter
des rituels anciens, souvent païens, pour en faire des célébrations
nouvelles.
Est-ce à rapprocher de l’éventuelle reprise de la passe dans
les groupes issus de l’École freudienne et, éventuellement, à
l’Association freudienne ? Faut-il garder les outres vieilles pour qu’y fermente
un vin nouveau ? Ou bien inventer une autre forme de passage ?
La lecture de l’Exode 12 montre que Yahvé passe outre les maisons des
Hébreux marquées du sang de l’agneau et épargne ainsi ceux
qui y habitent. Le premier passage, c’est celui de Yahvé qui épargne.
Qui épargne qui ? les Hébreux. Mais l’Ange Exterminateur, comme
s’exprime la Bible, sème la mort dans toutes les maisons des Égyptiens.
" Et quand vos fils vous demanderont : "Que signifie pour vous
ce rite " vous leur répondrez : "C’est le sacrifice de la pâque
en l’honneur de Yahvé, qui a passé devant les maisons des fils
d’Israël,…"
Le second passage est celui de la mer des Roseaux : le peuple juif, que Yahvé
s’est ainsi attaché, passe à pied sec une mer que la main levée
de Moïse a fait refluer et que cette même main, abaissée,
laissera revenir et engloutir les Égyptiens.
Cette fête devra chaque année être commémorée
c’est-à-dire que le même rite ( tuer l’agneau etc.) devra être
reproduit chaque année à la même date. Mais c’est toujours
la même fête, comme prolongée.
Passant de l’Ancien au Nouveau Testament, la Pâque devient les Pâques
et notre intérêt pour la lettre infléchit à s’interroger
sur ce pluriel lié sans doute à la répétition et
sur lequel les dictionnaires consultés sont muets.
Quand Jésus Christ dit à ses disciples :" J’ai désiré
manger cette pâque avec vous ", il s’inscrit dans le rite ancestral.
La Cène et l’institution de l’Eucharistie avec les paroles qui l’accompagnent
: " Chaque fois que vous ferez cela vous le ferez en mémoire
de moi " qui centrent le rite non sur le père mais sur le fils,
avec l’annonce concomittante de sa mort en croix et de sa résurrection
opèrent, me semble-t-il une coupure et créent une seconde Pâque.
Les chrétiens célèbrent les deux pâques – d’où
peut-être le pluriel -, dans la diachronie d’une longue cérémonie
nocturne, qui est d’abord célébration du Père, mémorial
de la Pâque juive puis célébration du Fils, fête de
la Résurrection. La fête de la Pâque est une fête très
importante, peut-être la plus importante du calendrier juif et elle est
pour les chrétiens le pivot sur lequel s’appuie la foi : " Si
le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine ", dit l’Épitre
aux Romains.
Après la Pâque, il importe encore de remarquer que, dans la tradition
juive, il y a un espace liturgique de 50 jours de deuil et d’abstinence, – période
qui débute par ce temps des Azymes déjà mentionné
-, sans doute en souvenir du séjour au désert et comptés
à partir de la moisson de la première gerbe d’orge offerte à
Dieu comme le sont habituellement les prémices.
A l’inverse, la tradition chrétienne célèbre ces 50 jours
dans la joie de l’offrande du Fils au Père.
La fête qui clôture ces cinquante jours, sept Semaines, est appelée
fête des Semaines, de la Moisson ou Pentecôte qui est un terme grec
( de penta cinquante) et se célèbre, dans les deux traditions,
joyeusement ; mais l’accent est mis chez les chrétiens sur la venue de
l’Esprit Saint – in-spiration au sens premier -, l’Esprit de Dieu qui permet
à la fois l’accès aux mystères de Dieu et aux langues des
hommes. Les disciples se mettent à parler en langues et se comprennent
c’est-à-dire que l’inspiration fait acte.
Dans la Passe aussi, il s’agit bien dans le moment " de reconnaissance
fugace" qui en décide, d’un acte qu’on peut dire inspiré.
Mais remarquons aussi que la Pentecôte est un phénomène
collectif. C’est un temps où se multiplient et se distribuent les effets
" des langues ", fussent-elles de feu et venues d’en-haut. Pourtant
les disciples n’en étaient pas tous au même point. Alors, peut-on
supposer que puisse se réaliser dans un groupe un travail qui ne vienne
pas seulement d’en-haut mais qui se transfére en réseaux et qui
permette une avancée de ceux que soutient un désir similaire ?
À partir de là pourrait peut-être s’imaginer une tout autre
procédure pour la passe.
Peut-être pouvons-nous encore remarquer que Lacan connaissait parfaitement
ces textes bibliques. Lui étaient-ils présents à la pensée
quand il proposait la Passe ?
Pour son séminaire du 20 novembre 1963, Lacan avait dessiné
au tableau un schéma qui constitue certainement un lien, visuel d’abord,
entre l’Exode et les Noms-du-Père mais aussi avec la Passe. Nous le reproduisons
ci-dessous :
C’est un schéma " cerné " comme dit Lacan, constituant
donc un ensemble et dans lequel se trouvent inscrites plusieurs formules : une
formule du fantasme différente de la formule habituelle puisqu’elle est
inscrite : a <> S;
Aleph
d (A) désir de l’Autre, ici non barré ;
d le désir.
Si ces trois formules sont rassemblées dans ce séminaire des
Noms-du-Père c’est en tant qu’elles concernent l’angoisse. Lacan
parle ici de synchronie :" Où et à quel temps, référence
au niveau de la synchronie, le sujet est-il affecté de l’angoisse? "
Serait-ce donc la présence de ces trois éléments dans
l’Exode et la Passe qui y implanteraient aussi l’angoisse ?
Avant de poursuivre sur la question de l’angoisse, centrale dans ce séminaire,
revenons à ce qui m’avait d’emblée interrogée, la
présence de ce signe qu’est l’Aleph, signe reproduit au tableau
dans son écriture hébreue ( ) point d’appel à la Bible,
à l’Exode. On sait que cette lettre est la première de l’alphabet
hébreu bien que, justement, elle ait la particularité de lui servir,
en réalité, de point de départ effacé puisque celui-ci
commence en fait par la seconde lettre, le Beth ; lettre nécessaire donc
et pourtant laissée tombée, sorte de refoulement originaire, analogue,
en quelque sorte, au zéro qui permet le 1 ; ce qui rejoint Monsieur J.T.
Desanti quand il définit le point comme ce qui n’a aucune dimension –
d’où pourtant part la droite -, point qui se réduit à
rien (cf. La normalité comme symptôme). Rien, l’un des objets
a qu’énumère Lacan, précisément dans ce séminaire.
" L’aleph sera là pour nous aider à symboliser le rapport
du sujet au petit a ", nous dit Lacan.
En tant que symbole mathématique et sous la forme Aleph 0 (aleph indice
zéro) il représente le cardinal qui caractérise la puissance
de l’infini.
Or Lacan parle de l’aleph de l’angoisse à propos de " l’angoisse
la plus basale " (est-elle infinie ?) dans le cadre de la pulsion scopique.
" Son essence (de la pulsion scopique) est résumée
en ceci que plus qu’ailleurs, le sujet est captif de la fonction du désir
… Dans la pulsion scopique où le sujet rencontre le monde comme spectacle
qu’il possède, il rit … mais il ne voit pas que ce que l’Autre veut
lui arracher, c’est son regard. La preuve, c’est ce qui arrive dans le phénomène
de l’ Unheimlich : chaque fois que soudain par quelque incident fomenté
par l’Autre, cette image de lui dans l’Autre apparaît au sujet privé
de son regard " , tel Moïse au moment de la révélation
du Buisson ardent (cf Ex 3, 3)- buisson ardent qu’il faut considérer
comme le corps de l’Elohim, dit Lacan – qui " se voile le visage dans
la crainte que son regard ne se fixât sur Dieu " ou de se voir
vu par Lui. Ainsi aussi, sont confrontés à l’Unheimlich les
Hébreux sortant d’Égypte et échappant à l’Ange exterminateur
ou d’une autre manière le sujet dans l’épreuve de la passe, la
fin de la cure ou, bien sûr, tout autre temps où se manifeste le
désir de l’Autre.
Ce a peut-il être rapproché de ce qui adviendrait dans
la passe ou la fin de Aleph
l’analyse, un a réduit à rien ?
Dans le schéma inscrit au tableau, figure le symbole du désir
de l’Autre d (A), ici un Autre non barré. L’angoisse, nous dit Lacan,
tient à sa perception.
Est-ce ce désir même qui angoisse les Hébreux, sommés
de quitter leurs maisons et qui partent avec le strict minimum, sur une parole
de Yahvé, sans bien comprendre ce qui leur arrive ?
Est-ce ce désir de l’Autre qui suscite la Passe ?
Et quel objet a est cause du désir de la passe ?
Lorsque Lacan pose que l’objet a est l’objet qui cause le désir,
que l’angoisse n’est pas sans objet et que celui de l’angoisse est le même
que celui du désir, la question vient de ce qui cause le départ
des Hébreux de l’Égypte : est-ce le désir de Dieu, en position
de grand Autre ou donnerons-nous à Dieu le statut d’objet a ?
Qui se révèle à Moïse et comment ? Dieu l’appelle
du milieu du buisson ardent : " Moïse, Moïse " – "
Me voici " – " C’est moi le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham,
le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob " (Ex. 3,4-6). Dieu se révèle
par sa voix, a qui vient de l’Autre, " seul témoin de
ce lieu de l’Autre qui n’est pas seulement le lieu du mirage ". "
La voix de l’Autre, de ce Dieu dont la rencontre dans le réel se signale
par ce qui ne trompe pas : l’angoisse " (Les noms du père).
Dieu donc se nomme : le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob,
il s’affirme. C’est l’une des étymologies données plus
haut de faskw .
Cette nomination de Dieu, Lacan la reprend dans cette leçon et il l’introduit
– à propos de ce qu’il appelle l’erreur de Saint Augustin sur la question
de la cause -, de la façon suivante :
" Comment ne pas protester, chez un esprit si lucide, contre l’attribution
radicale à Dieu du terme de causa sui. Absurdité ponctuée
qu’à partir du relief de ceci que je vous ai dit, qu’il n’y a de cause
qu’après l’émergence du désir. Ce qui est cause du désir
… ne pourrait être en aucune façon tenu pour équivalent
antinomique de la cause, pour lui. Augustin fléchit sur ce que je voulais
vous articuler (sous-entendu mais je pars), avec toutes sortes d’exemples
la parole de Yavhé à Moïse : " Ehyé Acher
Ehyé " " Je suis ce que je suis " " Je suis celui
qui suis " " Je suis ".
Dieu s’affirme et Lacan souligne un point important : " Je ne peux
pas vous quitter sans avoir au moins prononcé le nom, le premier nom,
par lequel je voulais introduire l’incidence spécifique de la tradition
judéo-chrétienne, pas celle de la jouissance mais du désir
d’un Dieu, le Dieu Elohim…Ce Dieu dont le nom n’est que le nom Shaddaï
", comme il est dit dans l’Exode : " Dieu parla à Moïse
et lui dit :"Je suis Yahvé. Je me suis manifesté à
Abraham, à Isaac et à Jacob, sous le nom d’El Shaddaï mais
je ne me suis pas fait connaître d’eux sous mon nom de Yahvé. Je
me suis engagé aussi, à leur livrer la terre de Canaan, etc."
"
Ainsi les nominations de Dieu sont multiples : Yahvé, Shaddaï,
Elohim, et il faudrait ajouter Adonaï et d’autres que Lacan cite : Kirios,
Chem. C’est le parangon que prend Lacan pour les Noms-du-Père, insistant
sur le pluriel et non sans avoir demandé à ses auditeurs de se
référer également aux repères qu’il a précédemment
donnés : la métaphore paternelle, la fonction du nom propre et
le drame du Père dans la trilogie claudélienne.
Le séminaire sur les noms du père " s’enchaîne
– dit Lacan – avec celui de l’angoisse. " Ce rapprochement
– après l’angoisse, les noms du père -, n’est pas sans nous frapper,
comme si nous n’avions d’autre recours pour sortir de l’angoisse, suscitée
par le désir de l’Autre, que de nous en remettre au père. Ainsi,
après la traversée de la Mer des Roseaux,les Hébreux
éclater l’hymne triomphal :
" Je célèbre Yahvé, il s’est couvert de gloire,
Il a jeté à terre cheval et cavalier.
Yah est ma force et mon chant…
Il est mon Dieu…
Yahvé est un guerrier ;
son nom est Yahvé… etc.
Ainsi allant d’un texte à l’autre, je relèverai encore quelques
signifiants qui me semblent créer des points de jonction- disjonction.
Lacan a pu dire, à plusieurs reprises, qu’il parlait en analysant. Ici,
c’est en " passant ".
Au sens premier et trivial, puisqu’il annonce son départ : "
Ce séminaire est le dernier que je ferai." Nous pouvons
imaginer l’inquiétude, voire l’angoisse qu’une telle annonce a dû
susciter ! Il va partir, il n’est plus là qu’en passant. Départ
brutal, imprévu pour certains ; départ pressenti " pour
certains initiés aux choses qui se passent ". et le texte
est marqué par la hâte, j’ y reviendrai.
Il parle également comme passant au sens de la passe du fait que, rejeté
par certains, il soumet son dire et donc son enseignement à ceux qui
éventuellement le suivront, " ses fidèles auditeurs "
comme à " ceux qui retournent cette empreinte contre moi
". Lacan est là destitué, déplacé, dépouillé
en quelque sorte. La transmission qui est la question de l’enseignement mais
aussi celle de la Passe est présente. Mais la Passe n’existe pas (on
est en 1963 et la proposition est de 1967) et c’est dans l’après-coup
qu’elle va être inventée.
C’est dans ce contexte qu’il faut, me semble-t-il entendre le mot "
donne " répété trois fois : " J’ai
pu croire que je vous donnerai cette année ce que je vous donnais
depuis dix ans, il était préparé, je ne ferai rien de
mieux que de vous donner le premier…" Le plus souvent, on fait un
séminaire. Donner et faire sont, nous a appris Freud, du même registre
mais qu’importe ? Sommes-nous attentifs à ce que la parole soit donnée,
offerte dans un séminaire, manifestation du désir de l’Autre, ce
qui entraîne qu’elle peut être accueillie, acceptée, ou refusée,
contestée par l’autre … Peut-être aussi y avait-il dans la passe
par rapport à cette demande de Lacan de comprendre ce qui poussait quelqu’un
à devenir analyste cette idée de donner quelque chose à
Lacan.
Parole donnée aussi que celle de la Bible, dont le caractère
éventuellement révélé entraîne une acceptation
(parole d’évangile) et qui apparaît aussi, Lacan le soulignait
plus haut, comme manifestation du désir de l’Autre.
Don encombrant, interpelant et qui oblige à prendre position.
Avant de partir, Lacan donne donc le message préparé, une sorte
de leçon concentrée, message qu’on pourrait entendre comme un
testament mais qui apparaît plutôt comme une ponctuation, un de
ces coups d’arrêt qui entraîne un effet de rebond. Ponctuer est
du reste un mot qui vient à Lacan dès le début de ce séminaire.
Il demande de ponctuer les repères qu’il a déjà
posés.
Enfin ce texte est marqué par la hâte, comme celui de
l’Exode des Hébreux et l’on repèrerait aisément au cours
de la Passe, cette fonction de la hâte dont Lacan nous indique l’importance
dans la parabole des trois prisonniers. J’avais tenté de comparer le
temps de la hâte et celui de l’angoisse dont Lacan souligne que le sujet
" est affecté de façon immédiate ".
Alors le temps de l’immédiat c’est le présent, un temps fini
dès que commencé.
Le temps de l’angoisse, c’est donc le présent, indicatif.
Or dans Les noms du père et l’Exode, il y a certes l’angoisse mais il
y a aussi la hâte. Il faut faire vite, parer au plus pressé. C’est
le départ.
Les consignes dans le séminaire sont données à l’infinitif
présent : " ponctuer les repères, l’ordonner (l’affect),
vous référer " etc., sauf si Lacan a donné les consignes
à l’impératif et si le transcripteur a fait le passage à
l’infinitif ?
L’Exode utilise certes le présent mais aussi le passé – quand
il s’agit du récit proprement dit – , et le futur – pour les commandements
et les prescriptions à long terme.
Mais pour autant que l’un et l’autre de ces textes soient marqués à
la fois par l’angoisse et par la hâte, la première est un affect
et la seconde n’est qu’une manière de faire avec le temps et, éventuellement,
elle n’est que l’effet de la première. L’angoisse fomente la hâte
qui précipite le temps mais celle-ci n’est pas dans l’immédiateté
que Lacan marque par la synchronie des éléments dont nous avons
parlé précédemment. Pour présents qu’ils puissent
être dans la hâte, ils le sont dans la diachronie, me semble-t-il.
ll reste une question importante qui fait pont avec la passe, celle de l’imposture
que Lacan souligne à propos de la pulsion scopique : " Je n’ai
pas dépassé la pulsion scopique. Le franchissement : il faut que
je désigne ce qui s’y manifeste et va à y pointer vers l’imposture
; ce fantasme que j’ai articulé sous le terme de l’ agalma ".
L’imposture qui vient là dans le séminaire des Noms-du-Père
est un terme fréquemment employé par rapport au passage à
l’analyste, terme que Lacan reprend à la fin du séminaire de la
manière suivante : " vous promouvoir dans cette voie contre quoi
j’ai toujours à me prononcer : la voie de l’imposture ".
Sans que le mot ne soit prononcé, n’est-ce pas ce dont Moïse est
accusé par ses compagnons au désert ?
J’ai relevé quelques points qui m’avaient suggéré des
passages possibles entre les textes étudiés. Il y en aurait peut-être
d’autres.
Je conclurai sur un élément qui me semble caractériser
les trois : leur caractère fondateur ; caractère fondateur de
la civilisation judéo-chrétienne et, à titre personnel
de chaque individu inscrit dans cette histoire, dans cette tradition et dans
leur transmission ; caractère fondateur de la psychanalyse telle que
Lacan nous l’a transmise ; caractère fondateur enfin, en ce que tous
trois sont concernés par la " recherche de la vérité
" comme le dit Lacan dans le séminaire des Noms-du-Père,
même si l’on sait que l’on ne peut " s’avancer vers une conquête
du vrai (que) par la voie de la tromperie ".