Nous devons à Charles Melman l’identification de ce trait essentiel à la clinique de la paranoïa qu’est le phénomène du mur mitoyen. On pourrait réunir en syndrome cette symptomatologie assez spécifique du tableau de psychose hallucinatoire chronique isolé par la psychiatrie française. On y voit un sujet délirant centrer sa revendication contre les phénomènes hallucinatoires, attribués à son voisinage immédiat, qui ne cessent de venir le harceler au travers des cloisons de son appartement.
Reprenons les termes dans lesquels Charles Melman avait su isoler cette symptomatologie :
"Dans un travail précédent de diffusion restreinte ("De l’aventure paranoïaque : le cas Schreber", 1963) nous mettions l’accent sur ce trait de pathologique mitoyenneté établi entre patient et hallucination et l’introduisions sous le nom de phénomène de mur mitoyen.
Celui-ci semble jouer le rôle inducteur dans la tentative de mise-en-histoire du délire de l’halluciné comme dans la mise-en-tableau de son vécu : détermination du choix du persécuteur par sa position topographique, d’occuper l’autre versant d’une commune cloison (Monsieur Duplafond, l’appelait un malade) ; inexorable mixité accompagnant le délirant dans ses tentatives de fuite ; perméabilité du mur ainsi défendu et que le persécuteur perce, effracte, ou contourne ; méconnaissance du mouvement de bascule qui fait alterner la gravité de l’incidence du sujet sur chacun des éléments du couple persécuté / persécuteur, de part et d’autre de cette peau commune dont la face sensorielle paraît ainsi devenue réversible". (1)
La fonction essentielle de ce mur mitoyen dans la clinique de la paranoïa, réside en ceci que ce mur constitue bien l’ultime rempart du sujet délirant contre son envahissement et son annihilation par l’Autre. Un fait paradoxal et bien connu des praticiens confirme ce danger : c’est lorsque le sujet voit disparaître les injures hallucinatoires contre lesquelles il a centré sa plainte, que survient régulièrement la mélancolie. Le patient se fait alors le haut-parleur du discours contre lequel il s’était jusque là défendu : "Je suis une ordure, la pourriture du monde, celui qu’il faut éliminer de sa surface". Ces propos stéréotypés signent sa disparition comme sujet, ce que Lacan nommait mort subjective.
La fonction de ce mur, de ce bord entre le sujet et l’Autre, est donc essentielle au repérage du maintien d’une subjectivité de la paranoïa. Les situations les plus ordinaires voient en effet s’instaurer un véritable dialogue entre le sujet et les phénomènes hallucinatoires qui le harcèlent. Cet échange incessant de questions et de réponses épuise le sujet en même temps qu’il le maintient en éveil. C’est ce dialogue lui-même qui constitue le mur mitoyen. Il nous montre que c’est cette cloison, ce mur de langage, qui constitue le bâtit de la subjectivité du paranoïaque.
Jacques Lacan, au cours de ses séminaires, n’aura de cesse de souligner combien toute clinique est soumise à une détermination par des phénomènes langagiers. Ce souci constant le conduira, à la fin de son enseignement, et à la surprise de certains de ses élèves, à prendre appui sur cette branche des mathématiques appelée topologie des surfaces (celles de la bande de Möbius, du cross-cap ou de la bouteille de Klein) pour formaliser la structure du sujet de l’inconscient. Cette démarche, trouve ici une justification quasi-immédiate. La symptomatologie du mur mitoyen, en venant mettre au premier plan la fonction de telles surfaces, n’indique-t-elle pas quel recours précieux peut constituer cette référence mathématique ? Les mathématiciens ne définissent-ils pas eux-mêmes la topologie comme la science des voisinages ?
On peut vérifier, à partir d’un exemple clinique relevé par Lacan dans le cadre d’une de ses présentations de malades, combien peuvent être utiles en pratique courante le repérage de tels phénomènes langagiers, mettant en jeu les relations du paranoïaque à son voisinage. Il s’agit de cette patiente à laquelle Lacan fait allusion au cours du séminaire sur "Les structures freudiennes des psychoses", puis dans son écrit "Question préliminaire à tout traitement possible des psychoses". Il signale à ce sujet qu’il a mis en évidence une perle. Cet épisode qui est presque un exemple de psychopathologie de la vie quotidienne dans les psychoses constitue lui aussi un "échange de paroles" entre une patiente hallucinée et son voisin. S’il ne s’agit pas ici de phénomènes de mur mitoyen à proprement parler, la scène se situe cependant dans cette zone si stratégique de toute mitoyenneté qu’est le palier de l’immeuble. Alors que cette patiente croise incidemment en sortant de son appartement l’amant d’une de ses voisines aux moeurs légères, elle ne peut s’empêcher de murmurer, bien malgré elle, la phrase allusive : "Je viens de chez le charcutier…". A cette phrase succède immédiatement l’interpellation hallucinatoire qu’elle attribue à ce voisin : "Truie !". Cette hallucination nous dit Lacan "c’est la réponse du berger à la bergère", "une réponse du tac au tac". Dans cet échange, notons que la patiente ne maîtrise pas plus l’allocution que la réponse. On se contentera de remarquer ici que la réponse hallucinatoire "Truie !", ne fait que reprendre les cinq dernières lettres de l’allocution "Je viens de chez le charcutier…". L’échange de paroles masque ici un échange de lettres, puisque ces cinq lettres, les cinq dernières de la phrase allusive de la patiente, sont passées chez l’Autre, pour lui revenir dans l’injure hallucinatoire, "Truie !".
Des phénomènes aussi centraux dans la vie de cette patiente, au point d’organiser des actes qui conduisent à son hospitalisation, se révèlent donc bien rigoureusement ordonnés par un jeu de lettres. On pourrait se proposer de trouver de nombreuses confirmations de tels phénomènes littéraux dans cette symptomatologie si fréquente constituée par les dialogues hallucinatoires du mur mitoyen dans la paranoïa.