Ourdire
02 février 2009

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NACHT Marc



Brèves annotations inspirées par la lecture de l’abrupt séminaire de Jacques Lacan intitulé …Ou pire (1).

L’impossible n’est pas inexistant. C’est ce dont m’a convaincu mon séjour dans …Ou pire.

L’impossible est ce qui se répète de ce qui ne cesse d’exister et d’insister au titre même de cette impossibilité de comprendre (au sens de prendre complètement) la chose avec les mots, les mots avec d’autres mots abolissant tout reste dans une parfaite finitude. Il n’y a pas de métalangage. S’il y avait un métalangage comblant l’équivoque des mots, si chaque mot pouvait rentrer dans un ordre mathématique, si la phrase avait les propriétés d’une équation, si chaque X y trouvait sa solution, nous serions totalement pris dans une identité dont le symptôme se confondrait avec notre existence.

À chacun 1, sa chacune 1, ne risquerait pas de faire jamais 2 ni 3 dans le miroir du parfait rapport sexuel.

Mais la tentation est grande de toujours l’espérer, c’est-à-dire d’être enfin Un, comme ces êtres édéniques que Zeus dédoubla, "les coupant en deux comme des cormes", dit la légende rapportée par Aristophane, et qui depuis ne cessent de vouloir se ressouder pour retrouver leur unité originaire.

C’est aussi à l’occasion de cette lecture du Séminaire de l’année 1971, que j’ai appris que les crustacés ne se masturbaient pas. C’est une information dont on n’a peut-être pas relevé l’importance, tout intéressé qu’on l’était à l’époque pas la sociabilité des abeilles et l’affectivité des oies (Lorentz). Le homard entrant par cette porte étroite, ouverte par Lacan, sur la scène de la libido, il nous reste à développer ce qu’il pourrait en être de son avantage, notamment dans sa confrontation avec l’âne qui exprime à sa manière la résurgence de l’Un dans la relation sexuelle par sa négation même (2). Je ferai intervenir un troisième personnage dans ce bref mais éloquent dialogue qui prête aux animaux la parole qui leur manque :

fruits de mer

Je n’irai pas jusqu’à vous poser la question de savoir si notre consommation rituelle de crustacés pour fêter le nouvel an a quelque rapport avec la sexualité de ces derniers : un transfert de la leçon de Diotime (3) qui enseignait, comme le rappelle Lacan, que "l’amour ne tient qu’à ce que l’aimé, on n’y touche pas ."

L’Un est partout, "Yad’lun", puisque rien ne se pourrait compter ni ne compterait sans en passer par là. Je ne rappellerai pas la question du prédécesseur – celle du Zéro, du zéro théorisée par Frege – sur laquelle Lacan s’étend dans ce séminaire. Mais je me permettrai une petite diversion sur ce passage du concept égal à zéro, distinct du néant, à l’unité comptable autant que symbolique sans laquelle tout abord du réel nous serait hors de portée, hors de psyché.

Il ne s’agit rien moins que du repérage de l’instant zéro et du premier instant de la formation de l’univers tel qu’il se trouve aujourd’hui calculé par les astrophysiciens.

Je résume au plus court, c’est-à-dire sans rappeler les bases de la physique quantique qui a révolutionné l’abord scientifique du réel.

Notre univers est en expansion. Grace à l’effet Dopler (décalage des raies spectrales de la lumière émise) on calcule que plus une galaxie nous est lointaine et plus elle s’éloigne rapidement de notre système solaire (Loi de Hubble). Cette règle n’est pas applicable aux galaxies les plus proches. Par le calcul on peut donc remonter le temps et déterminer à quel moment toutes les galaxies étaient confinées au même point.

Ces nouveaux calculs permettent de concevoir la formation de l’univers et de remonter au temps premier de cette formation. C’est là que notre affaire du zéro et du 1 trouve son répondant dans le réel tel qu’il est abordé par l’astrophysique.

À l’instant t=0, impossibilité de simuler l’état de l’univers.

Il est par contre possible de procéder à cette simulation à des instants très proches de zéro, à t=10-43 secondes et t=10-35 secondes.

Entre t0 et t-43 , aucune mesure n’est possible, il n’y a pas de temps (C’est au dessous de la constante de Plank) .

Au temps t-43, on est proche de l’implosion, confinement de la matière et de l’énergie dans un volume de plus en plus petit.

On ne sait pas ce qui s’est passé entre t-43 et t-35 , mais la tendance s’est inversée pour donner une explosion qui va se poursuivre à partir de t-35. Ce temps peut être considéré comme le temps 1+n de la formation de l’univers en expansion aboutissant au bout de quelques milliards de milliards d’années à la formation de notre système solaire (4).

Par analogie avec le raisonnement de Frege, on voit qu’en astrophysique le mesurable s’établit à partir de l’inaccessible, noté rétroactivement t°, jusqu’au plus petit temps mesurable, la constante de Plank (5). Entre 0 et cette constante : l’abîme d’un réel qui échappe à toute mesure.

Vous voudrez bien m’excuser de la laboriosité de ce résumé à la mesure de mon incompétence en matière de physique, mais c’est en pensant à cet énoncé de Lacan : "Il ne s’agit pas dans le discours analytique d’un discours scientifique mais d’un discours dont la science nous fournit le matériel (Lacan. 19 avril)" que je le produis. Et ce "matériel" là, celui de la physique, ne vient-il pas nous dire ce qu’il en est du réel à partir de l’impossible à penser qui en est le prédécesseur.

Ce mouvement, celui de l’émergence du Un, n’est-il pas aussi quelque chose que nous pouvons reconnaître dans le refoulement originaire. De l’avoir manqué, pour des raisons qui après tout restent aussi mystérieuses que celle du saut par-dessus l’impossible de la formation d’un temps primordial, de l’avoir manqué serait au fondement de la psychose. N’est-ce pas pour cela qu’à vouloir la comprendre à partir de ce qui, pour le névrosé fait Un, cette dernière nous échappe d’autant plus ?

Je poursuis mon analogie, même si le transfert d’une discipline à une autre peut procéder d’un imaginaire égarant ou un peu débile comme Lacan en reconnaît d’ailleurs la vertu dans ce séminaire. Passer du Big-bang à Cantor est sans doute plus qu’une affaire de lettre bien que le choix de l’âlef par ce dernier ne vienne certainement pas de rien, cette première lettre de l’alphabet hébreu ayant 1 pour valeur numérique. Mais de quel 1 s’agit-il ?

Le premier mot de la Genèse est Béréschit que l’on traduit par Au commencement, Au commencement l’Eternel créa le ciel et la terre ou, comme l’écrit Chouraqui, Entête. Le préfixe "Bé" de Béréschit, introduit une valeur temporelle, la valeur numérique de sa lettre "bêt" est 2. Ce commencement "réchit", de la création de l’univers, est donc, dans la Bible introduit par une lettre dont la valeur numérique est 2. C’est l’immédiat successeur du 1 de l’âlef, lettre qui ne se prononce pas mais qui est le support de la voyelle lorsque cette dernière porte l’indication d’une vocalisation comme dans "éhad", 1, qui s’écrit âlef (signe diacritique) hèt (signe diacritique) dâlèt. Le 1 porte la marque de ce qui est immédiatement antérieur au commencement, là où il n’était pas encore.

Forte résonance avec ce qu’on peut lire dans l’exposé de Recanati sur Peirce : "Le 2 est venu, on ne peut dire d’où il est venu, on peut simplement le mettre en rapport avec le 0, avec ce qui se passe entre le 0 et le 1, mais de dire pourquoi il est venu, impossible. (6)"

"C’est précisément ce qui fait défaut et ce en quoi au niveau de l’ ℵ° se reproduit cette faille que j’appelle l’inaccessibilité (Lacan, 10 mai 72)".

L’âlef, jouxte, si l’on peut dire, le Tohu et bohu, t°, ℵ°, l’inaccessible. Un pas de plus encore : t° est inaccessible structurellement pour tout ce qui vit et se trouve lié à une masse, aussi bien nous-mêmes que Schrödinger, Cantor et le chat de la voisine, tous animaux pour lesquels il n’y a pas de rapport sexuel, l’inaccessible étant absolue énergie ou pure lumière ce qui revient au même.

Notes :

(1) – Séminaire 1971-1972, Editions de l’ALI, Publication hors commerce.

(2) – Cf. Op. cit., p. 25.

(3) – Le Banquet.

(4) – On trouvera plus amples développements sur le Big bang ainsi qu’une réflexion sur les intuitions talmudiques et les interprétations de la Genèse dans le livre de Jacob Ouanounou La clef des temps, Edilivre, Paris 2008.

(5) – Tp= 5,43.10-43

(6) – Op. cit., p. 154.