Ouh ! ouh! Père Fouettard ! (à propos de l'interdiction de la fessée)
25 décembre 2009

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BON Norbert
Billets



Ouh ! Ouh ! Père Fouettard ! C’est ainsi que les petits Lorrains, à l’occasion du défilé de Saint Nicolas, appellent et stigmatisent à la fois, le Père Fouettard, avec une excitation mêlée de frayeur exquise. Comme dans ce jeu "Loup y-est-tu ?", pratiqué dans les cours de récréation. Le Père Fouettard, c’est ce double négatif du bon Saint Nicolas qui, après avoir ressuscité trois petits enfants découpés en morceaux par un vilain boucher, alors qu’ils "s’en allaient glaner aux champs", apporte chaque année, dans la nuit du 5 au 6 décembre, aux enfants sages des cadeaux, tandis que ceux qui ont été méchants reçoivent, du Père Fouettard, des coups de fouet. Car si Saint Nicolas, comme le Père Noël dont il est l’ancêtre, est bon et généreux, il ne faut quand même pas trop lui "chauffer les oreilles", car pourrait se manifester cette autre facette de lui-même, punitive et vengeresse. Comme le père qui donne sans compter sa semence à la mère, et, à l’enfant, son nom et un Idéal du moi, noté par Lacan d’un I dont l’érection voisine avec le sceptre et le bâton. Car il est clair que ce mythe dit de façon voilée quelque chose sur la fonction du père dans la génération.

Et il aura fallu seize siècles pour que l’évêque de Myre, via l’Italie puis les émigrés hollandais, nous soit retourné d’Amérique par Coca Cola, débarrassé de son noir acolyte, sous la forme d’un pépé débonnaire, jovial et ventripotent, ayant troqué sa crosse contre un sucre d’orge. Seize siècles pour que soit assimilée cette rupture entre le dieu vengeur des juifs et celui tout amour des chrétiens. Seize siècles au cours desquels le père s’est vu progressivement retirer toute prérogative autoritaire, au point que la moindre manifestation du père-sévère apparaît aujourd’hui comme intrusive, traumatisante, suspecte. En témoigne cette dernière proposition de loi, par une députée de la majorité, Edwige Antier, pédiatre et conseillère médiatique, d’interdire la fessée. Plus précisément, les châtiments corporels dont la fessée. Certes, la fessée n’est pas l’apanage du père : comme la menace de castration, directe ou voilée, elle a depuis longtemps été déléguée aux mères, mais au nom du père. Aujourd’hui, elles sont nombreuses à se plaindre d’avoir à exercer la fonction répressive en leur propre nom, en l’absence, l’abaissement ou l’abstention des pères. Où l’on voit que si la solution oedipienne qui a prévalu jusqu’alors est boiteuse, s’en passer n’est pas moins problématique.

Fort sagement, un autre député du même groupe, Xavier Bertrand, s’est déclaré défavorable à ce projet, estimant que cela suffisait, ces velléités de légiférer la vie privée des familles, qui contribuent à déresponsabiliser les parents. Car, après l’inscription de l’interdit de l’inceste dans la loi, la proposition de créer une police des familles (pour protéger les femmes et les enfants battus), l’interdiction de la fessée, il faudrait aussi légiférer sur les propos qui blessent les enfants, la grosse voix qui leur fait peur, les regards assassins, aussi bien que l’abandon devant la télévision qui les rend amorphes et les excès de sucreries qui les tuent lentement mais sûrement ! Plus sérieusement, il faudrait s’interroger sur ce qu’est une "fessée", acte pris qu’en effet, il serait souhaitable de ne pas avoir à recourir à des châtiments corporels. Mais il serait souhaitable aussi de ne pas ranger sous le même chef (d’accusation) la "fessée déculotté" devant toute la famille ou toute la classe, la claque excédée d’une mère débordée, la tape "pan pan-cul-cul" sur la couche du bébé ou sur "la petite main qui fait des bêtises", selon une expression de Françoise Dolto. Les spécialistes de l’éducation douce objectent qu’aussi minime soit-elle, une violence est une violence et apprend à l’enfant un rapport à l’autre fondé sur la violence. Dans cette conception rousseauiste de l’éducation (si personne n’avait jamais frappé personne, il n’y aurait pas de violence dans le monde), c’est la parole et le dialogue qui sont préconisés en substitut. Et c’est d’ailleurs ce qui prévaut aujourd’hui, comme nous le montre aussi bien l’observation de la vie quotidienne que la clinique enfantine : ces parents qui argumentent et "négocient" avec leurs enfants pour qu’ils se rangent raisonnablement à leurs attentes plutôt que d’avoir à leur imposer, tandis que ces mêmes enfants leur donnent allègrement des coups de pied, les mordent, les insultent, font du chantage aux résultats scolaires si on leur refuse le dernier jeu électronique. Bien sûr, il serait agréable que tout passe par la parole, c’est même la visée, on le sait intenable, de la règle fondamentale dans la cure analytique. Mais la cure n’est pas un acte éducatif et elle ne pourrait avoir lieu si un certain nombre d’actes éducatifs n’avaient été opérés au préalable et fut-ce pour remédier à leurs fâcheux effets. Ah, si nous n’étions que des êtres de langage, ou mieux de pensée, des substances pensantes, sans étendue, sans corps, nous ne serions pas limités dans le temps et dans l’espace. Bref, nous serions au paradis, ce jardin d’Eden où les corps et la question sexuelle sont venus mettre le désordre, ce qui nous valut d’être, en répression, dans notre mythologie, immergés par Dieu dans un espace à trois dimensions : soumis au sexe et à la mort. Avec les dommages collatéraux qu’entraine l’immersion d’un objet topologique dans un espace à trois dimensions : auto intersection, coinçage, pliure, déchirure, "défaut dans la pureté du non-être" dont le sujet barré est l’effet.

Car la voilà, la première violence, cette dénaturation de notre organisme biologique par le symbolique et qui fait qu’au moins à certains moments de la vie, aucune éducation ne saurait faire l’économie, sinon de la fessée, du moins de la "contrainte par corps", pour permettre le nouage des registres réel, imaginaire et symbolique. Ainsi, simplement, lorsqu’il s’agit de tenir fermement la main du petit enfant qui entend traverser seul un boulevard : violence ? Ou lorsqu’il est pris d’une excitation, faite d’agitation motrice, de cris ou rires "nerveux" qui témoignent d’un débordement pulsionnel, lorsqu’il a "le diable au corps" comme disait ma grand-mère, ce n’est pas une discussion qui est appelée mais un point d’arrêt. Intervention énergique que les parents ponctuent parfois d’un : "Tu l’as bien cherché !" et dont le bon escient (coupure symbolique) se vérifie de l’effet sédatif immédiat. Et l’on sait qu’en l’absence d’une telle limite mise par les parents, c’est dans le réel que l’enfant risque d’aller la chercher, dans le crescendo de son excitation, en se cognant contre un mur, en tombant dans l’escalier… Quel analyste n’a pas été ainsi amené à s’opposer physiquement à l’agir d’un enfant, par exemple une agression ou une mise en danger de lui-même, lorsque la parole n’y suffit pas ? Et à l’adolescence, combien se souviennent d’une dernière, et parfois unique gifle donnée par le père au retour tardif d’une sortie : "sur le coup, j’ai pensé : "vieux con !", mais j’ai arrêté mes conneries et, avec le recul, je me suis rendu compte qu’il ne m’avait jamais aussi bien signifié qu’il m’aimait.", reconnait cette jeune femme. Eut-il mieux valu qu’il la traitât de putain, comme il arrive à certaines ? Est-ce que ça fait moins mal ?

Faut-il être bien peu averti du fonctionnement de l’inconscient pour vouloir ainsi légiférer ce qui touche à la structure même du fantasme dégagée par Freud dans le texte "Un enfant est battu.", où les énoncés contradictoires : "mon père me bat/mon père m’aime" coexistent sur une surface moebienne ? Car le soin donné aux enfants, l’amour porté à un conjoint, comme l’interdit de l’inceste, ne relèvent pas de la réglementation, toujours contournable, mais d’un pacte symbolique. Et lorsque celui-ci n’est manifestement pas respecté, l’arsenal législatif actuel n’est-il pas suffisant, alors que l’on sait les difficultés sociales, institutionnelles, relationnelles, imaginaires ou réelles, qu’il y a à le mettre en oeuvre ?