Opera d'art : quand la psychanalyse se met a l'epreuve de l'oeuvre d'art
30 septembre 2008

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DEBASC-ZAOUI Nadine
Billets



Quand l’oeuvre d’art opère sur le spectateur, que ce soit à l’intérieur de ce que l’on nomme les temples de la musique – salles d’opéra ou de concert –  ou les temples de la peinture que sont les musées qui les collectionnent et les exhibent dans le silence qu’il convient aux édifices religieux, se crée souvent une rencontre-choc qui se conjoint à la dimension sacrée du lieu. L’oeuvre – étymologiquement " opera " en latin – opère au vif de l’intime du sujet, à la frontière du Réel et du Symbolique, qui le propulse sur une autre scène  : une scène qui s’entrouvre à l’infini pourrait-on dire, vers le Réel de la Chose – Das Ding – où le sacré se conjugue au secret de la Chose que chacun porte en lui. Le sujet est soudainement transporté ailleurs. Il est courant d’entendre ou de voir un spectateur sous le choc d’un air musical ou d’une représentation picturale, manifester l’émotion qui s’empare de lui ou affirmer cette expression si fréquemment employée de : " ça m’a transporté  !  " S’emparer de lui, de nous, le transporter, nous transporter vers où, vers quoi, en quel lieu  ? Tout comme l’autel d’une église ouvre sur l’iconostase consacrée du rite orthodoxe, l’arche d’une synagogue sur les parchemins sacrés du Pentateuque ou encore le rideau rouge d’un théâtre sur une représentation d’art dramatique, l’oeuvre d’art ouvre sur le sublime ou le vertige de la Chose. Par Chose, entendons avec Freud puis Lacan, l’objet incestueux de nos premiers émois, celui – absolu – qui s’établit de la relation primordiale à la mère  ; cet objet familier et inaccessible tout à la fois, perdu à  jamais, et à partir duquel se constitue le manque structural et structurant du parlêtre par où il accède au statut de sujet désirant. L’oeuvre d’art serait en quelque sorte un avatar de la Chose. S’inaugurant de la force pulsionnelle qui pousse à la création et la sublimation, l’oeuvre a l’art de provoquer une jouissance à la hauteur du sentiment de jubilation, de sidération, de nostalgie ou d’effroi qu’elle soulève au détour de la rencontre inattendue avec la Chose.

Le processus agissant sur l’ensemble des protagonistes qui partagent l’effet de jouissance que procure la proximité avec la Chose, semble résulter du rapport qui, selon Lacan, je cite : " met l’homme en fonction de médium entre le réel et le signifiant.  Cette Chose, dont toutes les formes créées par l’Homme sont du registre de la sublimation, sera toujours représentée par un vide, précisément en ceci qu’elle ne peut pas être représentée par autre chose – ou plus exactement qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose " (Séminaire L’Ethique, page 155)  ; une  autre chose qui se tient à la frontière du symbolique et du réel, là où le Réel se conjugue au signifiant. Si comme l’affirme Lacan, " le vide est déterminatif de la sublimation " (ibidem, page 155), alors la sublimation rate toujours à trouver la Chose ailleurs que dans le vide qui la dévoile et la voile à la fois. A l’instar des exemples qu’il énumère  : que ce soit le pot que le potier façonne autour du trou qui lui donne consistance, celui du pot de moutarde qui ne se conçoit de moutarde qu’à la condition d’être préalablement vide ou encore celui de la collection de boîtes d’allumettes vides appartenant à Jacques Prévert.

L’art est par conséquent faillible en ce qu’il se révèle et révèle Autre chose que la Chose qui lui est afférente. La Chose, à mon avis ne se confond pas plus avec l’objet " a " qu’avec l’objet qui vient à satisfaire au but de la pulsion. Si l’objet " a " semble logé dans le vide de la Chose dont il se soutient imaginairement comme du poinçon qui perce la formule du fantasme au son du  " grelot ", rappelons avec Freud que l’objet qui sert de support à la satisfaction pulsionnelle est un objet indifférent et interchangeable. Dans la création artistique, l’objet est détourné de sa fonction ordinaire pour être érigé au rang d’oeuvre d’art. Si l’on reprend l’exemple de la collection de boîtes d’allumettes de Jacques Prévert, c’est l’assemblage des boîtes les unes dans les autres, suivant un trajet spécifique le long d’un mur, qui leur confère un statut d’oeuvre. Il en va de même de la roue de bicyclette dont Marcel Duchamp donne en 1913, une portée et une lecture subversives  : ready made. Lorsque l’artiste en créant, réussit à promouvoir un objet quelconque au rang d’objet d’art, il le rend sublime. Lacan définit ce processus comme ce qui caractérise précisément la fonction de la sublimation, à savoir qu’ " elle (la sublimation) élève l’objet à la dignité de la Chose " (Ibidem, page 133). " Dignité "  : la rencontre avec l’oeuvre s’opère dès lors au creux de cette élévation oxymorique qui conjoint l’objet sublimé à la Chose. Ce qui me fait dire, qu’à l’inverse, dès lors qu’un artiste s’avise à décortiquer son oeuvre en lui attribuant une signification ou en précisant les modalités techniques qui ont permis sa réalisation, il la rabat du côté phénoménologique et tue du même coup la Chose en elle. L’oeuvre se trouve soudain aplatie et rapatriée à sa dimension initiale d’objet brut non transcendé. Ce qu’un artiste comme Chagall recommande d’éviter pour que la " chimie " opère  : " Ne regardez jamais comment c’est fait, regardez la chimie. "

Par ailleurs, quand l’artiste insiste à présenter son travail comme accompli ou non encore abouti – propos récurrents chez les artistes de tout bord, quand l’oeil ou l’oreille non avisés du spectateur ne peuvent repérer ce qui d’une toile figurative et à fortiori abstraite ou d’une symphonie, reste inachevé – il pose la finitude même de l’oeuvre comme ce qui la décale du Das Ding freudien. Car la Chose reste par définition impossible à atteindre, même quand l’art a l’art de s’en approcher. Comme le dit René Char  : " l’impossible nous ne l’atteignons pas mais il nous sert de lanterne ". Et de la même façon que la satisfaction de la pulsion sexuelle n’est jamais que partielle, il en va de même de la satisfaction obtenue par l’oeuvre. En effet, l’accomplissement d’une oeuvre d’art n’empêche pas l’artiste de répéter inlassablement la même opération en boucle.  La satisfaction recherchée équivaut à celle de la pulsion sexuelle dont le but final rime avec le degré zéro de toute tension ou encore celui d’un électroencéphalogramme plat correspondant à la mort. Mort comme corollaire de la " Finalité biologique de la sexualité " (Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la Psychanalyse, page 160)  à laquelle seule satisfait la reproduction sexuelle, symbole d’une continuité qui ne s’exerce que sous le primat de la pulsion de mort.

Tenant compte de cela, l’oeuvre d’art se présente comme un des avatars les plus réussis de la pulsion, une des voies royales de la sublimation, puisqu’elle entre et fait entrer l’artiste dans la postérité. Partant de l’objet à inventer – quelquefois d’un rien comme d’une palette de couleurs primaires ou d’un bloc de pierre à l’état brut – l’artiste élabore une oeuvre qui vient métaphoriquement se substituer à la reproduction sexuelle et du même coup l’assurer de sa continuité dans un objet sublimé qui porte son nom. Ainsi la création artistique emboîte-t-elle le pas de la finalité biologique de la vie sexuelle dans et par l’acte de produire l’objet. Et l’oeuvre advient alors comme le gage d’une reproduction socialement reconnue. Ce qui garantit, dans le meilleur des cas où la technique se fait le conducteur subtil de la sublimation, la postérité de l’oeuvre et du créateur, et leur portée universelle.

Afin d’illustrer mon propos, je prendrais l’exemple d’un peintre américain contemporain de renommée internationale  : je veux parler de Mark Rothko (1903-1970) peintre expressionniste abstrait, découvert pour la première fois en Europe, lors de la Biennale d’Art Contemporain de Venise de 1958. Si je choisis d’étayer mon propos sur le travail artistique d’un peintre qui soutient que " l’abstraction lui a permis de dire simplement des choses complexes ", c’est précisément pour ne pas donner corps au support événementiel ou figuratif qui refoule dans le discours social et culturel, la rencontre éminemment intime avec la Chose qui habite le tableau. Certes porteur pour l’artiste à l’oeuvre, l’objet moteur de la création – qu’il s’agisse de la thématique religieuse foisonnante et prégnante des peintures de la renaissance italienne, de la violence de l’impact politique et historique de l’oeuvre magistrale de Picasso, Guernica,  ou du sourire énigmatique de la Joconde de Michel Ange – propulse l’oeuvre toute achevée qu’elle soit, sur la scène du Réel de l’irreprésentable de la Chose, c’est-à-dire du Rien, que le créateur tente  par ailleurs d’apprivoiser et de symboliser.

Au terme d’un processus artistique qui le conduit de la figuration à une période influencée par le surréalisme jusqu’à l’abstraction qui le consacre de son vivant, Mark Rothko utilise, comme il le dit  : "  la vie intime des couleurs. Certaines paraissent proches et d’autres lointaines. Les couleurs sont des personnages qui interprètent des drames comme des acteurs sur une scène (1)". Dans ses Ecrits sur l’Art, Rothko affirme que l’abstraction constitue pour lui la seule possibilité de rendre compte de la condition humaine universelle, et de " peindre des idées. "

Partant de rien et paradigme d’une création ex nihilo élevée au rang de chef d’oeuvre universel, les grandes toiles colorées de Mark Rothko s’élèvent à hauteur du regard, comme des fenêtres aux contours incertains et fragiles qui ouvrent sur l’invisible transparence de la Chose où elles précipitent le spectateur.

Ce rien qui le conduit et nous conduit vers l’opacité lumineuse du familier et du radicalement Autre qu’il traduit par sa définition propre de l’art  : " L’art est une aventure dans un monde inconnu que seuls peuvent explorer ceux qui sont prêts à prendre des risques. Une réponse inattendue et inédite à un besoin familier "

Définition à laquelle le réalisateur du documentaire sur Mark Rothko – Isy Morgensztern – ajoute, par le truchement de la sublime voix rocailleuse du comédien Denis Lavant  :

" Ce besoin éternellement familier, on peut imaginer qu’il soit la nécessité d’être informé de manière fiable sur le Néant, de dialoguer avec lui  ; une des fonctions, si ce n’est la fonction essentielle de l’Art, de tout temps (2) ".

 

Notes :

(1) Rothko, un humaniste abstrait, film écrit et réalisé par Isy Morgensztern, Ed. du Montparnasse, 2006

(2) Ibidem