Notes de lecture à propos de "Un cerveau pensant: entre plasticité et stabilité"
18 juin 2023

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DELION Pierre
Notes de lecture, Journées d'études
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Un cerveau pensant : entre plasticité et stabilité
Marc Crommelinck et Jean Pierre Lebrun
Collection Humus Entretiens Editions Erès
Recension par Pierre Delion
2017

Après les ouvertures de Edelmann (Biologie de la conscience) et de Kandel ( A la recherche de la mémoire), nous avons lu François Ansermet et Pierre Magistretti qui nous ont puissamment aidés à réfléchir sur les articulations entre neurosciences et psychanalyse avec leurs ouvrages écrits à quatre mains. Nous ne pouvons que les remercier d’avoir ainsi permis de quitter le seul terrain de la polémique stérile entre ces deux disciplines pour nous proposer les pistes d’une nouvelle épistémologie, centrée principalement autour de la trace et du signifiant. Marc Crommelinck et Jean Pierre Lebrun, dans ce dialogue roboratif, viennent prendre la suite de ces recherches fondamentales pour notre pensée de l’humain d’aujourd’hui et de demain.

Marc Crommelinck est neurophysiologiste et psychologue de formation, Professeur Emerite à l’Université de Louvain, et il nous rappelle comment le développement des neurosciences peut coïncider avec la fin d’un dualisme cartésien déjà décrié par Damasio en son temps. Il nous propose dès lors de la remplacer, avec l’aide de Spinoza, par un monisme matérialiste, mais avec un pluralisme des approches. Cette idée permet de se dégager des impasses dans lesquelles Changeux nous avait entraînées avec sa fameuse déclaration : « l’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’esprit, il lui suffit d’être un homme neuronal ». Pour articuler monisme ontologique et pluralisme épistémologique, il fait appel au concept d’émergence. Pour lui, cette notion « se réfère à l’existence, dans le monde tel qu’il se manifeste, d’ensembles de propriétés attribuées à des formes d’organisation se complexifiant dans le temps.

On ne peut que constater la présence d’une hiérarchie d’entités, depuis les particules élémentaires jusqu’aux atomes, aux molécules, aux organisations moléculaires complexes des cellules vivantes, aux organismes vivants, aux humains pensants et parlants, aux sociétés… ». Mais l’émergence ne prend toute sa mesure que si elle est en lien avec les concepts de causalité et de plasticité. Distinguant deux types de niveaux d’analyse, le microniveau et le macroniveau, Crommelinck propose une causalité ascendante et une causalité descendante. La première concerne les propriétés du macroniveau (monde de la psychologie cognitive et des sciences humaines) qui sont déterminées par celles du microniveau (monde de l’anatomie, de l’histologie et de la physiologie du système nerveux) : pour le chercheur, « tout organisme vivant est un système ouvert tant sur le plan métabolique qu’informationnel, agissant sur son milieu ».

La seconde, la causalité descendante, se réfère à l’hypothèse selon laquelle certaines propriétés émergentes du macroniveau (mentales et comportementales, langagières et culturelles, sont en mesure d’agir rétroactivement, et de manière efficiente, sur les propriétés du microniveau, la structure et le fonctionnement cérébral. « Le langage et la culture sont en mesure de « sculpter » (Ameisen) progressivement le cerveau humain qui leur a donné naissance. Et cela d’autant plus que cette causalité s’appuie sur la néoténie de l’être humain ».

Enfin, la plasticité, qui se réfère aux propriétés de modifiabilité à court ou à long terme des réseaux nerveux sous l’action des facteurs de l’environnement, vient compléter ce tryptique. Munis de ces concepts de base, un dialogue s’engage avec Jean Pierre Lebrun, autour de l’ouvrage fondamental, « Un monde sans limites », sur la nécessité absolue de tenir ces positions épistémologiques pour repenser les questions spécifiquement humaines telles que le langage, la culture, mais aussi la démocratie et l’apprentissage de la lecture, à l’aune de la complexité ainsi prise en considération de façon rigoureuse. L’analyse de ces questions en appui sur l’approche triadique, succintement résumée (émergence, causalité, plasticité), permet d’avancer à grands pas dans leur élucidation, donnant à cette démarche épistémique le statut fécond de nouveau « discours de la méthode ».

Le niveau de la discussion entre ces deux auteurs est véritablement intéressant, car les échanges portent sur les problématiques d’aujourd’hui, par exemple sur le rapport du corps au langage, mais aussi sur l’avènement du numérique. Nous avons dans cette fabrique épistémologique plurielle de quoi alimenter nos réflexions sur les modifications profondes de notre société, mais surtout sur les moyens de nous aider à forger les articulations primordiales entre neurosciences et psychopathologie transférentielle dans les pratiques de l’humain : soins, pédagogie, juridique, sociétal. Les données apportées dans ce dialogue dynamique et ouvert pourraient être saisies au vol par tous ceux qui sont plongés dans de telles problématiques afin d’amener un renouvellement de la pensée et des recherches dans ces domaines connexes, et d’initier un mouvement de sortie des prés carrés intellectuels que nous attendons tous de nos vœux. Et ce mouvement pourrait s’étendre aussi bien du côté des neuroscientifiques post-Changeux qui rêvent d’un « monde neuronal », que de celui des psychanalystes dont l’arrogance triomphante explique une partie de la haine que la psychanalyse récolte aujourd’hui.

Merci à Marc Crommelinck et à Jean Pierre Lebrun d’avoir pris la peine de nous proposer une telle pensée vivifiante et féconde.