« Misère de l’érotisme aujourd’hui »
04 février 2024

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THIBIERGE Stéphane
Séminaire d'hiver
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Le titre qui m’est venu à la relecture de ce texte de Freud, « Misère de l’érotisme aujourd’hui », ça pourrait avoir l’air d’une sorte de constat et de posture un peu faciles, comme si l’érotisme était misérable aujourd’hui, en difficulté, et puis je vais vous dire comment faire pour que ça aille mieux.

 

Ce n’est évidemment pas dans cette note-là. Ça m’a paru un titre surtout justifié par le fait me semble-t-il que le psychanalyste a à prendre en compte dans sa pratique qu’elle interroge directement la question de l’érotisme. Alors ça ne se voit pas toujours ou ça ne se remarque pas toujours à la tonalité ou à l’allure de nos congrès ou de nos mœurs… Mais quand on pense à la vie de Lacan, ou même à celle de Freud dans un style tout à fait différent, on s’aperçoit qu’ils en tenaient compte de façon très prégnante dans leur vie, dans leur existence.

 

La psychanalyse effectivement n’est pas une psychologie — je vous dis là des évidences, mais rappelons-les simplement — elle ne s’adosse à aucune psychologie. En revanche, Lacan le dit textuellement et je reprends sa formule, c’est une érotologie, elle s’adosse à une érotologie, si elle doit s’adosser à quelque chose. C’est ce qu’il dit au début du séminaire L’angoisse. D’où les questions que rencontrent évidemment l’analyste et la pratique de l’analyse : question du rapport à l’objet, question de la pulsion, question majeure aussi du surmoi, à quoi j’ajoute ce que nous devons à Lacan, l’introduction de ce terme fondamental du grand Autre. Quand nous relisons la question de l’objet, la question du surmoi, évidemment nous ne pouvons pas ne pas le faire à partir de ce que nous a apporté Lacan avec ce terme de l’Autre, et qui ouvre extraordinairement les perspectives que Freud avait déjà inaugurées.

 

Alors bien sûr concernant l’érotisme aujourd’hui je vais sûrement croiser des propos qui ont déjà été avancés hier, et ce matin aussi bien. Hier par exemple, je retiens notamment ce que disait Angela parmi beaucoup de choses très intéressantes qui ont été dites. Ce que disait Angela sur la désérotisation de l’objet aujourd’hui, c’est clair, c’est quelque chose à quoi nous avons affaire là et dont je vais essayer de vous parler aussi.

 

Comme vous le savez, à la fin de Malaise dans la civilisation Freud traite longuement du surmoi et ce n’est pas toujours facile, il est vraiment aux prises avec une question fondamentale pour lui, il s’excuse d’ailleurs à un moment donné d’avoir peut-être donné trop de place, aux yeux de son lecteur, trop de place au sentiment de culpabilité, dit-il. Mais il souligne là, je cite : « notre intention était bien de présenter le sentiment de culpabilité comme le problème capital du développement de la civilisation ».

 

Comme vous le savez, je ne vais pas m’y appesantir trop longtemps, Freud évoque comment sur le plan individuel le surmoi désigne le retournement vers le sujet de l’agressivité qu’il dirige vers l’autre, et il évoque aussi, vous connaissez ces analyses et je ne les mentionne que pour mémoire, il évoque aussi la dimension collective du surmoi : c’est ce qui ressortit au domaine de l’éthique dit-il, dont il relève le caractère d’exigence inapplicable. Ça a été évoqué hier notamment sous sa forme extrême et la plus récente dit-il, du « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Cet amour dans cette forme-là, ça a été évoqué hier, paraît à Freud absolument inapplicable.

 

Alors j’entre donc dans la question par-là, la question du surmoi et ce rapport au surmoi que pouvons-nous en dire aujourd’hui ?

 

Là il me semble que si nous lisons Freud comme je l’évoquais à l’instant, en nous aidant de quelques termes élémentaires lacaniens, en nous aidant de ce terme du grand Autre notamment, et si nous prenons en compte le rapport contemporain à ce qu’on peut appeler d’un terme générique l’information — c’est-à-dire la façon dont nous sommes informés, au sens propre, par les messages et par les formes modernes de la communication — si nous prenons donc en compte le contexte contemporain de l’information, nous pouvons ajouter aujourd’hui je crois quelques éléments intéressants à ce que relève Freud concernant le surmoi. C’est-à-dire que nous n’avons plus affaire seulement au surmoi individuel ou au surmoi collectif, c’est-à-dire aux préoccupations traditionnellement situées dans le champ de l’éthique. Nous avons affaire aussi à l’information. Qu’est-ce que c’est que l’information aujourd’hui ? Eh bien disons-le comme ça, c’est ce qui nous vient aujourd’hui de l’Autre avec un grand A, mais d’une manière parasitaire et extérieure et cependant quand même de l’Autre.

 

J’ai déjà évoqué ces questions à d’autres occasions, donc si vous m’avez déjà entendu parler de cela je vous prie de m’excuser et je ne vais pas être long là-dessus, mais tout de même pour souligner un point qui me paraît important. Comme vous le savez bien, car nous sommes tous là-dedans, nous recevons — ce n’était pas le cas à l’époque de Freud, même pas tout à fait le cas à l’époque de Lacan — nous recevons tous en permanence sur nos écrans et dans l’espace social que nous fréquentons, nous recevons des messages en quantité telle que ces messages saturent régulièrement, tous les jours, notre disponibilité à les… ne serait-ce qu’à les repérer comme tels. Et il s’agit encore moins de pouvoir les lire ou les interpréter. Nous ne pouvons pas les interpréter en effet : tous les jours nous recevons un flux continu de messages d’ordre très divers et dont la caractéristique est que nous ne pouvons pas les interpréter, nous n’avons pas le temps. Et puis chaque jour efface son lot de messages pour libérer la surface pour de nouveaux messages.

 

Nous ne pouvons pas les interpréter et nous ne pouvons donc encore moins y répondre. Or la structure ordinaire de l’interlocution ou de la communication dans l’ordre humain, pour ce qui concerne l’être parlant disons, cette structure ordinaire veut que nous puissions en principe… quand nous recevons un message, il est supposé que nous puissions y répondre, quitte à y répondre par un silence, ce qui est aussi une forme de réponse. Mais là, cette structure habituelle, traditionnelle en tous cas, de l’interlocution ou de la communication, elle est profondément modifiée dans la mesure où encore une fois nous recevons cette masse qui sature notre capacité de réception et nous ne pouvons ni répondre ni interpréter.

 

Je crois que c’est important de le souligner, d’ailleurs ça a été déjà évoqué, et encore une fois ce n’est pas très original, mais ça nous permet de relever que ces modalités contemporaines de l’information vont dans le sens de produire de plus en plus un Autre opaque : c’est-à-dire que nous recevons de cet Autre cette quantité de messages dont nous sommes la cible mais qui ne nous sont pas pour autant vraiment adressés, et qui viennent saturer notre limite de réception possible.

 

Ça produit deux conséquences très sensibles dans la clinique contemporaine et que chacun d’entre vous je pense a déjà eu l’occasion de remarquer.

 

Ça produit d’abord de l’angoisse, une angoisse diffuse et repérable chez beaucoup de sujets contemporains sur le mode ordinaire. L’angoisse a toujours été bien sûr un affect fondamentalement humain, mais là c’est une angoisse en quelque sorte supplémentaire : que me veut cet Autre dont je ne peux ni interpréter les messages qu’il m’envoie, ni y répondre ?

 

Qu’est ce qu’il me veut ? Et cela d’une façon qui n’est pas articulable, ou pas facilement  articulable, à ce que peut-être traditionnellement le champ de l’éthique. Angoisse donc d’une part.

 

Et d’autre part culpabilité.

 

Pourquoi culpabilité ? Justement parce que je ne peux pas répondre. Je suis là sans marge de manœuvre. Il n’y pas longtemps je voyais une publicité, une affiche dans le métro, qui m’a heurté — pourtant on est habitués. On voyait au premier plan la tête d’un gosse de dos, ça occupait presque toute l’image, et puis derrière on devinait une sorte de désert où il se passait des choses pas montrables, et il y avait écrit : « ce que lui voit, vous vous ne le voyez pas ». Evidemment « ce que lui voit » était à situer du côté du traumatique. Culpabilité donc, puisqu’on me balance ça comme ça, sans crier gare, et alors moi qu’est-ce que je peux en faire ? Je ne peux rien faire évidemment, je suis impuissant, mais coupable.

 

Donc angoisse et culpabilité et puis aussi, dans ce rapport du sujet contemporain à l’information, une note légèrement traumatique justement de notre rapport à cette information. Puisqu’encore une fois ces messages, nous sommes désemparés par rapport à eux. Que nous en soyons conscients ou non — parce qu’on n’a pas forcément conscience d’être comme ça saturé par des messages qu’on ne peut interpréter et auxquels on ne peut répondre — on n’en n’a pas forcément conscience mais ça s’entend dans les propos des patients parfois, et on peut le remarquer aussi bien pour ce qui nous concerne : ça produit une sorte de note traumatique continue, à bas bruit.

 

Faisons un pas de plus. Qu’est-ce à dire, ce rapport à l’information avec les caractères que je viens de relever ? Eh bien ça veut dire que la dimension de la lettre et de la littéralité, autrement dit la dimension d’une lecture possible, d’un déchiffrage possible, ces dimensions sont mises de côté de plus en plus, au profit de réponses inhibées : réponses qu’on ne peut pas réaliser, ou encore réponses automatiques.

 

C’est habituel sur les réseaux sociaux : vous voyez une image, vous êtes invités à « liker », vous ne vous en rendez même pas forcément compte mais vous répondez, et sur un mode automatique.

 

Car il n’y a évidemment pas le temps d’élaborer les réponses, et elles ne sont d’ailleurs pas formatées pour être élaborées, c’est pourquoi j’évoquais cette note traumatique, même si c’est discrètement.

 

Ces messages, cette information venus de l’Autre, eh bien ils ne viennent donc pas le moins du monde interroger ce qu’il en est du désir d’un sujet, ou de sa jouissance.

 

Ça ne vient pas du tout les interroger en quoi que ce soit. On peut dire que ces messages écrasent plutôt le désir, oui ça c’est fréquent. On peut dire qu’ils… (sonnerie de téléphone dans la salle). Ah vous voyez hein… c’est vrai que ça n’arrête pas… Et alors on se demande : est-ce que c’est moi ?

 

Bon. Mais ces messages écrasent le désir, et ils sont homogènes à la jouissance, ils l’aggravent pour ainsi dire. Il y a encore pas longtemps je voyais une pub avec un gars qui avait la tête au trois quart bouffée par un énorme hamburger qui lui cachait le visage. C’était quasiment… là la dimension de l’obscénité était présente, pourtant il s’agissait juste d’un type en train de manger un hamburger, mais il était bouffé par le hamburger, c’est ça qui était exposé.

 

Dans ce rapport à l’information il n’y a donc pas de question, et il y a une dimension surmoïque très forte.

 

Et pour situer le contexte de cette question de l’érotisme, je voudrais ajouter quelques mots sur les formes politiques au sens large dans lesquelles s’inscrivent ces caractéristiques contemporaines de la communication et de l’information.

 

Si nous essayons de préciser, de résumer quelques traits de ce contexte politique, disons d’abord qu’il y a aujourd’hui une prévalence comme vous le savez du management, du discours managérial, c’est-à-dire d’un discours qui commande et qui évalue. Il ne pose pas de questions, il commande et il évalue.

 

D’autre part nous observons, c’est quelque chose que notre collègue Jean-Pierre Lebrun rappelle régulièrement, nous observons une atomisation aujourd’hui d’individus pris dans des identifications très imaginaires, très labiles, qui ne durent pas forcément longtemps, pris dans des conformismes idéologiques de plus en plus simplifiés, de plus en plus formatés, ce qui soit dit en passant change complètement la nature de l’engagement politique. L’engagement politique n’engage pas du tout aujourd’hui comme il y a quelques années. Le terme d’engagement lui-même devient inadéquat, puisqu’il s’agit davantage de mouvement très volatiles d’adhésions quasi-automatiques et par écran interposé.

 

Freud parlait de la misère des masses dans Malaise dans la civilisation. Cette misère aujourd’hui s’est encore aggravée puisqu’elle ne trouve pas d’articulation, peu ou pas d’articulation, hors de l’image.

 

Sur les réseaux sociaux, il n’y a effectivement pas d’articulation possible d’une position politique en dehors de formatages instantanés qui sont des images.

 

J’ajoute un troisième trait de l’actualité politique : il s’agit d’une mise hors champ d’une sexualisation de la jouissance, c’est-à-dire de l’érotisme justement. De l’érotisme et, point important je crois, de l’agressivité corrélative de l’érotisme, et aussi bien de la haine. Mise hors champ : je veux dire que dans l’espace public il est devenu de plus en plus interdit de faire référence à ce qui relève de cette agressivité et de cette haine. La prévalence du care comme vous le savez, la prévalence d’une bienveillance obligatoire, surmoïque oh combien, on l’observe tous les jours, font qu’on observe du coup une méconnaissance systématique de la violence là où elle se produit.

 

On l’a vu encore lors d’événements il y a quelques mois et depuis : la violence n’est plus identifiable parce que on n’a pas le droit d’évoquer ce qui y ressortit, et du coup ce qui se crée à partir de là, c’est qu’on rejette cette violence d’un côté, mais qu’elle revient de l’autre d’une façon plus méconnue.

 

Tout ça aboutit à quoi ?

 

Je vais vite, ces analyses ne sont pas d’une grande originalité : tout cela aboutit à une disponibilité maximale des sujets pour les impératifs du libéralisme.

 

C’est à dire que nous sommes, dans l’état que je viens de résumer, nous sommes disposés d’une manière qui rend le plus efficace possible les injonctions et surtout les ressorts du libéralisme dans sa forme sauvage.

 

Voilà, je voulais rappeler cette dimension politique dans laquelle nous éprouvons cette difficulté du rapport à l’information pour en arriver effectivement à la question de l’érotisme.

 

Parce que l’érotisme, qu’est-ce que c’est ?

 

C’est justement le mode privilégié de ce qui vient de l’autre, depuis l’autre avec un grand a ou un petit a, mais certainement avec un grand A, le mode privilégié de ce qui vient interroger le désir, voire la jouissance.

 

Avec là-dessus tout de suite une remarque qui me paraît importante même si là encore elle n’est pas très originale. Notre contexte culturel, notre tradition occidentale pour faire très simple n’a pas produit, pas de façon significative, ce qu’on appellerait une ars erotica. L’accent n’a pas été mis là-dessus. L’accent a été mis là-dessus dans d’autres traditions que la nôtre mais pas chez nous.

 

Il n’y a pas chez nous, ou plus, de jouissance savante, entendons par là quelque chose de tout à fait estimable : la jouissance savante, celle qui n’effectue pas n’importe quoi mais qui emprunte des voies un peu comme dans la calligraphie, des voies qui relèvent d’un apprentissage, d’un savoir qui peut être extrêmement élaboré. Une jouissance savante effectivement.

 

En revanche, dans notre tradition, nous avons une mise au jour de la béance, disons tout simplement du trou. Carrément tout crûment, du trou autour duquel s’articule le rapport du sujet à l’Autre. Ce trou — et c’est ça qu’apporte la psychanalyse, c’est le caractère difficile évidemment, voire scandaleux qu’inscrit la psychanalyse — ce trou il est sexualisé, comme vous le savez, par le phallus, par le Nom-du-père aussi bien, de telle sorte qu’il aboutit à l’identification et l’écriture de l’objet cause : ça c’est Lacan à qui nous le devons.

 

L’objet a comme il l’écrit, cette mise en place de l’objet cause que réalise la psychanalyse, elle est articulée en principe — ce n’est pas obligatoire, disons dans les cas favorables — à une sexualisation de la jouissance. Cela peut effectivement dans notre tradition donner place à un érotisme à partir du moment où l’on y questionne et où l’on y élabore, on tente en tout cas de le faire, le statut de l’autre qui vient à cette place. L’autre simplement comme autre peut y venir, un autre peut y venir simplement en tant qu’il est autre… Mais comme vous le savez, et comme il n’est pas facile de le rappeler toujours devant tous les auditoires aujourd’hui, c’est régulièrement une femme qui pour des raisons logiques, des raisons de structure, y vient, à cette place, presque nécessairement. Ou en tout cas, jusqu’à tout récemment, elle y venait.

 

Je crois qu’on peut toujours dire que c’est le cas, même si c’est très contrebattu par les idéologies aujourd’hui dominantes. Cela se traduit par une question très légitime qui a déjà animé Freud, qui a animé Lacan, animé Melman, et qui nous anime aussi bien. Cette question c’est : qu’est-ce que le signifiant une femme, une femme c’est bien un signifiant, je dis une femme. Qu’est-ce que ce signifiant comme signifiant représente ? Je ne parle pas d’une épouse, je ne parle pas d’une mère. Je parle d’une femme : qu’est-ce que ça représente, qu’est-ce que nomme ce signifiant ?

 

Cette question, quand elle est produite en suivant le fil que je viens d’évoquer brièvement, cette question mérite d’être située là où elle a à l’être, c’est à dire du côté d’une initiation. C’est une question qui a pour enjeu une initiation, et c’est pourquoi d’ailleurs, Freud tenait au terme de phallus qui pour certains ou certaines fait difficulté aujourd’hui. Il ne s’agit pas de le maintenir pour être comme ça arc-bouté sur des convictions, mais juste de se demander : pourquoi Freud y tenait ? Pourquoi les psychanalystes peuvent légitimement y tenir ? Je crois que c’est notamment parce qu’on entend dans ce terme de phallus également la référence à une initiation.

 

Cette initiation, comme toute initiation digne de ce nom, elle approche et questionne un réel. L’initiation c’est un abord ménagé à un réel. Elle questionne donc un réel et un rapport au réel et non pas un point de réalité objectivable, en aucune façon. Cette initiation, elle donne accès, elle donne approche à ce qu’on peut dire ici s’agissant de ce trou, c’est-à-dire une énigme.

 

Et une femme représente cela.

 

Mais bien sûr la question a immédiatement un effet rétroactif si je puis dire, sur le sujet qui donne lieu à cette question. C’est pas parce qu’une femme représente cela qu’un homme de son côté en sort indemne, évidemment.

 

Un homme qui pose cette question et qui se pose la question d’une femme, et de même une femme d’ailleurs qui se pose la question de ce qu’une femme représente, va être évidemment affecté par ce qui se joue là, et ça va réagir de son côté. C’est à dire que ça ne concerne évidemment pas du tout seulement une femme ou les femmes.

 

La fermeture ou l’ouverture de cette question… C’est important de mentionner la fermeture ou l’ouverture de cette question, puisqu’aujourd’hui on voit bien comment c’est une question qui à beaucoup d’égards est fermée de force.

 

Mais la fermeture ou l’ouverture de cette question est évidemment décisive pour l’un comme pour l’autre, ou pour l’une comme pour l’autre.

 

Cette question de l’objet cause, l’objet a, et de la manière dont une femme vient l’animer, rend possible le jeu d’une littéralité, d’une lecture, d’une écriture, d’un déchiffrage ou encore d’un tissu de métaphores qui font justement la matérialité d’un érotisme possible, ou sa motérialité comme aurait dit Lacan.

 

Le trou sexualisé comme objet cause, objet a, vient s’y animer de tentatives, de lettres, d’œuvres, de pratiques, de signifiants qui méritent d’être désignés comme rapportés à un érotisme.

 

C’est donc la façon dont ce trou peut s’animer moyennant, enfin en prenant appui sur, cette dimension de la lettre. Et c’est ça qui constitue l’érotisme. Alors cet érotisme, il peut s’articuler selon différents registres où l’on va interroger justement ce que j’évoque là.

 

Il y a la question que nous pose l’objet a, et puis j’évoquais aussi la question de ce qu’une femme représente ou nomme, le signifiant une femme.

 

Il y a au moins deux dimensions dans lesquelles on peut repérer cette interrogation de l’érotisme. Il y a d’abord la dimension du fantasme comme l’écrit Lacan : S barré poinçon de a, c’est à dire l’articulation de cet objet cause dans le fantasme d’un homme. Disons pour aller vite que c’est relativement cadré. Tous les fantasmes bien sûr ne le sont pas au même degré, cadrés, ni de la même façon bien entendu, tous les fantasmes ne se valent pas, mais c’est quand même relativement cadré dans ces conditions qui sont celles du fantasme.

 

Et puis il y a une autre dimension dans laquelle se joue la dimension de l’érotisme, qui est celle que nous pourrions dire la dimension de son rapport à la chose, pour aller directement à l’essentiel, c’est à dire à la jouissance de la mère, disons ça comme ça, et à ce qui va en tomber comme objet a.

 

Ça c’est plus énigmatique et plus radical dans la question de l’érotisme et de ce que la littéralité vient y interroger ou y mettre en place, y créer. C’est plus énigmatique. C’est une question ouverte à notre travail.

 

A ce propos je voulais vous donner quelques illustrations. Il y en a une qui m’est venue parce que j’ai eu la chance de connaître un poète japonais, alors évidemment je peux pas trop vous évoquer son œuvre en japonais, c’était un poète, il est décédé récemment, c’était un homme qui avait été nourri de références occidentales et qui néanmoins fabriquait une poésie très japonaise, très prise dans la littéralité de sa langue comme il est normal.

 

Et alors il avait produit un texte qui m’avait pas mal allumé, parce que ce texte était intitulé simplement, en japonais, Le trou. Et quand on lit ce texte c’est un dialogue assez court, ça tient sur une page, un dialogue assez court qui part de deux voix, d’un dialogue, il y a deux voix qui vont se répondre pendant tout le poème.

 

Et ça part de : « Il y a un trou ». C’est quand même pas quelque chose d’absolument banal comme inscription dans la littérature, ça : il y a un trou. Vous connaissez, je sais pas moi, il y a Dieu, il y a le verbe, il y a ceci ou cela, mais là c’est : « il y a un trou ».

 

C’est ce que dit la première voix, et l’autre répond : « c’est vrai je regarde et je fais attention ». Effectivement il a intérêt à faire gaffe, il fait attention. Ensuite ces deux personnages vont dialoguer et c’est ça qui donne le caractère presque pré-socratique de ce poème, ils vont dialoguer d’une façon extrêmement bien tissée dans les références pulsionnelles dirions-nous dans notre langage, pour aboutir à quoi ?

 

Pour aboutir à ce que cet autre, l’interlocuteur du départ, il va se retrouver dans le trou et il va rencontrer la mort.

 

Et tout ça est tissé dans un petit poème qui tient en japonais et en français sur une page.

 

Un texte remarquable. J’avais été suffisamment intéressé pour aller interroger ce poète et avoir des entretiens avec lui, et il m’avait expliqué — il nous avait expliqué puisque j’étais avec Eriko et avec l’ami qui me l’avait présenté, ce poète — il nous avait expliqué, il nous avait parlé de la jouissance du corps maternel, mais vraiment d’une façon stupéfiante.

 

Il nous avait dit : « cette jouissance moi je l’écris comme ça », et il avait ajouté « en japonais on peut pas l’écrire comme ça, mais moi je le fais, je l’écris comme ça ». Alors je ne sais plus pourquoi ce n’était pas possible en japonais, mais en tout cas lui disait « moi je l’écris comme ça », et il articulait tout un travail sur cette littéralité qu’il créait dans sa poésie à partir, il le disait, et il n’avait pas fait de psychanalyse, il ne connaissait absolument pas la psychanalyse, mais il articulait ça à partir du rapport au corps de sa mère, mais vraiment explicitement.

 

Je crois qu’il disait là ce qui fait la matière du tissage et du travail de nombreux artistes et de nombreux écrivains et même obligatoirement, et de nombreux poètes.

 

Ce qui m’intéresse dans la référence à ce poète japonais, c’est l’intime nouage qu’il créait entre l’érotisme — parce que son poème il est érotique sur le trou, il est cru, c’est un érotisme japonais je dirais, assez cru mais très beau — et nouant absolument et de façon indissociable le désir et la mort d’une façon à la fois sombre et lumineuse.

 

J’aurais pu prendre d’autres exemples, je ne vais pas les multiplier, mais j’ai eu envie, j’ai pas le temps et je ne le ferai pas, de parler de Bellmer et de sa poupée, non seulement sa poupée mais des gravures de Bellmer, des corps de jeunes filles comme vous le savez diversement enroulés et dépliés sur eux-mêmes autour de points électifs d’une sorte de topographie graphique et pulsionnelle que Bellmer articule d’une manière très étonnante.

 

Et chez Bellmer vous retrouvez ce que comporte toujours l’érotisme là encore, c’est-à-dire un lien à la destruction, à la mort, mais néanmoins non pas surmonté par la création, mais qui n’empêche pas la création.

 

Je voudrais dire un mot ici sur la pornographie. Parce qu’on évoque souvent aujourd’hui la pornographie, non sans raison. Elle fait partie du contexte de l’information dont je parlais tout à l’heure.

 

Vous savez que les échanges internet sont occupés en grande partie par les consommations de vidéo porno. Mais qu’est ce que nous observons dans la pornographie ? J’y passe pas un temps fou pour avoir une idée complète de la question, mais on y observe souvent la répétition, comment on peut caractériser ça, la répétition souvent brève, sidérée, sidérante, quelque chose de la sidération, du troumatisme effectivement. C’est-à-dire du troumatisme et du traumatisme : le sujet qui est invité là par les images pornographiques, est souvent invité au comblement imaginaire de ce trou, inlassablement répété et quasiment asubjectif. Je ne parle pas là de la question de savoir si la pornographie c’est de l’érotisme. Question surtout scolairement savante qui ne nous intéresse pas ici. Ça peut devenir de l’érotisme, pourquoi pas. La question c’est lorsque prévaut le caractère disons traumatique, ou en tout cas penchant vers le traumatisme, de cette information sur le sexe, en notant la violence fréquente de la dégradation, voire de la torture, la négation dans ce sens-là de l’autre qui est support de ce trou.

 

Je termine juste pour conclure : la pratique du psychanalyste, est-ce qu’on va dire que c’est une pratique érotique ? Non, ou en tous cas on ne peut pas le dire comme ça directement. Mais je crois qu’on peut dire, et c’est important pour nous, qu’elle dispose à l’érotisme tel que je l’évoquais ici brièvement. Parce que si elle ne fait pas ça, si le désir de l’analyste n’est pas saisi, entendu de ce côté, qu’est-ce qu’on fabrique ?

 

On n’est pas là pour réparer les gens, on n’est pas là pour les adapter, on est là pour essayer de leur rendre l’accès possible, ou leur restituer l’accès, à cette initiation, à cette énigme de l’érotisme qui comme je le disais, nous introduit au lien entre l’amour et la mort, l’eros et la destruction, mais nous y introduit d’une manière telle que ça laisse une chance à ce que quelque chose d’autre en sorte.

 

Merci pour votre attention.