Michael Gerard Plastow, ETF, Sabina Spielrein et l’amour de transfert
06 décembre 2016

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Séminaire d’été 2016 – Jeudi 25 août.

Michael Gerard Plastow, ETF, Sabina Spielrein et l’amour de transfert.

L’année dernière, à Clermont-Ferrand, j’ai émis l’hypothèse que Sabina Spielrein, qui a commencé une analyse avec Carl Jung pendant son internement dans l’asile Burghölzli, n’a pas pu la terminer avec lui comme patiente externe, comme le ferait croire le cinéma. Pour pouvoir y arriver, au moment de conclure son analyse, elle a dû s’inventer un dispositif par lettres: elle s’adressait à son analyste dans son journal intime, une écriture marquée par le style de son transfert, des écrits adressés à Jung même s’il n’a pas pu les lire. Ces écrits ont évolué en écrits théoriques qui ont servi à transmettre la psychanalyse. Et ceci puisque Jung n’a pas su maintenir sa place de psychanalyste, ce qui a fait que le transfert de Spielrein a aussi pris la forme d’une histoire d’amour, d’amour-passion1, et de poésie. Je propose que ce transfert a influencé l’évolution de la pensée de Freud sur la technique, passant du versant résistance du transfert à celui d’amour.

Je voudrais situer cette question par rapport à l’œuvre de Freud. Si nous prenons la pensée de M. Fierens que les travaux de « réflexion » de Freud se sont tissés pendant la décade 1909-19192, qui correspond à peu près aux dates où Lacan situe les Écrits Techniques. Nous pouvons donc placer le texte de Freud de 1910 « Du sens opposé des mots originaires3» au début de cette période-là. Ce texte de Freud est non pas un écrit technique, mais plutôt un écrit théorique selon lequel Freud trouve une confirmation de ce qu’il avait découvert de l’inconscient dans les rêves, dans l’opuscule d’un philologue allemand, Karl Abel, et qui aboutit en une formulation linguistique de l’inconscient, une formulation que Lacan reprend ici avec le symbolique. Je vais en arriver au texte de 1920 « Au-delà du principe de plaisir4», avec lequel on pourrait dire qu’il conclut cette période.

En anglais, le titre de ce premier texte, dans la Standard Edition, est traduit comme « Antithetical Meaning5» : le sens antithétique des mots originaires. Là où il y a antithèse, il y a thèse et puis bien sûr, synthèse. Nous témoignons ainsi de la tendance inexorable de la psychanalyse de se transformer en dialectique. C’est précisément cela que nous voyons déjà aussi chez Jung dans sa lettre à Freud du 2 Avril 1909 : « S’il y a « psychanalyse », alors il doit y avoir aussi une « psychosynthèse » […] Le saut vers la psychosynthèse procède à travers mon patient dont l’inconscient est actuellement en train de préparer […] un nouveau stéréotype dans lequel tout de dehors, pour ainsi dire, rentre en conformité avec le complexe6». Jung fait de la psychanalyse une dialectique dont la synthèse qu’il produit est un stéréotype, voire un archétype, i.e. « une image7» qui pour Jung est l’équivalent d’un « concept8», et dans lequel « tout […] rentre », ce par quoi il n’y a rien qui manque, rien en plus : aucun excès.

En allemand « Du sens opposé des mots originaires », fait « Über den Gegensinn der Urworte », Sinn et Gegensinn, le sens et le sens opposé dans une relation non-dialectique dans laquelle l’un ne peut exister sans l’autre, une dualité avec une unité structurelle, tel le signifiant et le signifié, ou bien les deux côtés de la bande de Mœbius, les deux côtés du discours : pas de synthèse, pas de résolution donc.

On pourrait traduire le Gegensinn, c’est-à-dire le sens opposé, en se soumettant au contresens, comme contresens justement, puisque c’est, en partie, avec les contresens qu’on travaille en psychanalyse. On peut entendre cela dans le sens topographique : comme on prend une rue à contresens, dans le sens opposé. En tant qu’adjectif, gegensinn en allemand peut vouloir dire contresens. Tout au début du séminaire sur Les Écrits Techniques, Lacan se réfère au Bourgeois Gentilhomme de Molière : « Comme Monsieur Jourdain avec sa prose, nous faisons du sens, du contresens, du non-sens. Encore fallait-il trouver des lignes de structure9». L’imaginaire, le symbolique et le réel ? Ou le sens, contré par le contresens, pour terminer en non-sens ? Lacan se réfère à Jung ici, disant qu’il « redécouvre […] dans les symboles des rêves et les symboles religieux, certains archétypes propres à l’espèce humaine ». Jung y découvre un sens, Freud un contresens, et Lacan y produit du non-sens. Un peu plus loin Lacan se demande « En quoi le sujet est-il pris, qui comprend, outre le sens des mots, bien autre chose : le rôle formateur du langage dans son histoire10 ? ».

Comme dit Lacan dans la leçon X, en abordant le texte de Freud « Sur l’amour de transfert », « M. Jourdain […] était bien forcé de faire de la prose, qu’il le voulût ou non, à partir du moment où il s’exprimait11 ». Et Molière lui-même, au début de la pièce, décrit Monsieur Jourdain – à travers le Maître de musique – de la manière suivante : « C’est un homme à la vérité dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contresens12 ». Avec notre méconnaissance, nous sommes tous un peu M. Jourdain. Ces lumières, aussi petites soient-elles, sont prises et réfléchies dans l’appareil optique de Lacan, avec lesquelles il démontre le fonctionnement du narcissisme et du sujet. Mais comment prendre l’articulation de ces petites lumières, si ce n’est qu’à contresens ?

Dans le séminaire sur les Écrits Techniques, Mannoni cite Freud qui dit « la résistance, mais c’est le père », c’est-à-dire le « complexe du père13 »: l’expression est de Jung. En effet, Jung qui ne cesse d’écrire à Freud de son « complexe du père » envers lui, à tort, et à travers leur correspondance. Freud lui répond que « le problème avec vous les jeunes hommes [Jungen], paraît être une faute de compréhension de comment traiter de vos complexes du père14 ». Le plus amusant, après tout ce que Jung en écrit, c’est que, vers la rupture finale, Jung accuse Freud d’agir comme un père : « vous restez toujours au-dessus, ayant la belle partie comme père15 ».

Mais prenons maintenant l’autre « contre », la Gegenübertragung, c’est-à-dire le contre-transfert. C’est précisément avec et à propos de Jung que Freud, dans la correspondance entre les deux hommes, emploie ce terme pour la première fois. Il s’agit justement du contre-transfert de Jung envers Sabina Spielrein. Freud vient de recevoir une première lettre d’elle. Jung se défend en disant qu’elle avait systématiquement préparé sa séduction à lui. Freud lui répond que de telles expériences nous aident à développer la peau épaisse dont nous, psychanalystes, avons besoin pour dominer notre propre « Gegenübertragung16 », notre contre-transfert, mot qu’il met ici entre guillemets. Puisque, à ce moment-là, Freud n’emploie pas ce mot comme terme technique, il en fait un substantif composé comme on fait communément en allemand. Le contre-transfert, sur son côté imaginaire, a souvent été pris comme la contrepartie du transfert, ce qui en ferait une image en miroir. Cela ferait une relation sexuelle, une harmonie entre le transfert et le contretransfert qui le complète, faisant un couple heureux : une synthèse. Cependant, ce n’est pas ce que Freud est en train de dire ici. Au lieu de dire « contre-transfert », nous devons le traduire comme « contre-le-transfert » : c’est plutôt ce que Lacan appelle plus tard la résistance de l’analyste. Freud se réfère précisément au passage à l’acte de Jung, quand l’analyse est abandonnée pour donner lieu à une histoire d’amour. Spielrein montre, comme le dit Lacan à propos du texte de Freud « Observations sur l’amour de transfert », ce que Freud souligne, dès son titre, à savoir le versant de l’amour – plutôt que la résistance – du transfert. Il y écrit qu’ « il n’y a pas entre le transfert et [la vie d’amour] de distinction qui soit vraiment essentielle17 ». Toutefois, la mutation du transfert de Jung en une histoire d’amour, agit contre-le-transfert de Spielrein. Pour Jung « les deux domaines, le symbolique et l’imaginaire, sont complètement confondus18 », si bien que Spielrein ne trouve plus d’autre issue que d’écrire, mais aussi – à la fin – d’écrire à Freud, suivant ce qu’elle perçoit des lignes de transfert de Jung.

Freud écrit le suivant, en faveur de Jung, dans leur correspondance quant à Spielrein : « La manière avec laquelle ces femmes arrivent à nous charmer avec toutes les perfections psychiques jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur but est l’un des meilleurs spectacles de la nature19 ». Freud continue dans la même veine dans « Observations sur l’amour de transfert », après la rupture d’avec Jung, disant que pour « une catégorie de femmes, cette tentative de conserver le transfert d’amour pour le travail analytique ne réussira d’ailleurs pas. Ce sont là des femmes dont la disposition élémentaire ne supporte aucun succédané [Surrogate], des enfants de la nature qui ne veulent pas prendre le psychique en échange du matériel. […] On est forcé de se retirer sans succès20 ». Pour ces femmes-là il n’y a pas de substitution de la chose par le mot, ou le concept : pas de mort de la chose. Avec cette phrase « enfants de la nature », Freud ici désigne le sensuel qui, pour Spielrein, prend le dessus sur le conceptuel. Freud n’a pas eu le dernier mot sur la sexualité féminine. Pourtant, avec ce « aucun succédané », il désigne un excès, un plus-de-jouir résistant au symbole.

Spielrein, sur le point de pouvoir en finir avec son analyste, avait écrit le propos suivant dans son texte de 1911, « La destruction comme cause du devenir » : « Il y a donc quelque chose au fond de nous, qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître a priori, veut faire du mal à nous-mêmes, et puis le Moi [das Ich] y prend plaisir. Le désir de se faire du mal, la joie [die Freude] dans la douleur est rigoureusement incompréhensible à ne considérer que la Moi-vie, qui ne veut que du plaisir21 ». Au-delà donc du principe de plaisir. Au début de sa correspondance avec Freud, Spielrein écrit, à propos de Jung bien sûr, « Je suis obsédée par cette phrase : Judith aimait Holopherne et devait le tuer22 ». La destruction donc – ou la mort –comme cause nécessaire du devenir.

Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud, fait une allusion au travail de Spielrein dans une note en bas de page. Il écrit : « Dans un travail riche de contenu et de pensées, mais qui malheureusement n’est pas toujours pour moi parfaitement transparent, Sabina Spielrein a anticipé toute une partie de cette spéculation. Elle désigne la composante sadique de la pulsion sexuelle comme « destructrice23 ». Même selon ce compte-rendu de Freud, la pulsion de mort de Spielrein n’est pas la même que celle de Freud, elle fait partie de la pulsion sexuelle. Pour Freud la pulsion sexuelle est opposée à la pulsion de vie. Spielrein arrive à designer quelque chose qui échappe à la pensée, qui n’est pas transparent au concept, un excès qui n’est pas dompté par la parole. Elle y arrive en faisant un saut, en s’appuyant sur Nietzsche qui vitupérait contre « le caractère mystifiant des soi-disant transformations dialectiques24 ». Justement, Nietzsche a mis en avant « l’admiration de Platon pour la dialectique, et sa croyance enthousiaste que la dialectique se rapportait nécessairement à homme bon et non-sensuel25 ». Par contre, dans son évaluation du travail de Spielrein, Freud reste dans le conceptuel, et dans la dialectique de la dualité des pulsions opposées.

En quoi Lacan est-il pris ? Dans ce séminaire, on peut dire que Lacan se soumet au conceptuel, surtout à la dialectique de Hegel, en passant par Kojève. Même ce terme de dialectique, il l’utilise à tour de bras : la dialectique de l’oubli, la dialectique freudienne, la dialectique de la réintégration symbolique, etc.26. Mais c’est la dialectique hégélienne, et le désir qui s’ensuit, qui prévaut. Dans son commentaire sur la Négation, Jean Hyppolite remarque bien que l’affirmation et la négation sont toutes deux « sous la domination du plaisir27 », c’est-à-dire, « en-deçà ». Mais ce qui est frappant dans le séminaire, et ceux qui suivent, est la manière dont Lacan travaille la dialectique hégélienne, il continue de la travailler jusqu’à son épuisement. La tension de cette dialectique, finit-il par dire, est « dépourvue d’issue ». Le désir « n’a pas d’autre issue, qu’à – la pensée très élaborée de Hegel nous l’apprend – s’identifier à la destruction de l’autre », du petit autre donc. Justement, « Il n’y a aucune espèce de résolution à cette tension28 ». Pas de résolution, pas de synthèse. Lacan dit bien que la relation de l’homme « à l’objet et à l’objet libidinal […] échoue à la synthèse29 ».

Lacan doit faire un bout de chemin par la suite, pour pouvoir écrire cet échec dans les discours, en commençant par le discours du maître, la dialectique hégélienne donc, et son envers, pour en arriver à ce qu’on pourrait appeler son ultime aphorisme antidialectique : il n’y a pas de rapport sexuel. Spielrein a dû écrire pour couper, pour ne plus s’empêtrer dans des relations sexuelles sans issue. La destruction dont elle fait part est aussi non-dialectique, les produits de la destruction ne peuvent pas être résolus : l’analysant doit détruire la dialectique pour assumer son échec en mettant le transfert à l’œuvre, que ce soit par un acte de parole, un poème ou une œuvre d’art. Pour le philosophe allemand contemporain Peter Sloterdijk : « nous devons insister sur le fait que [l’ [amour de] transfert est la source formelle des processus créatifs qui inspire l’exode des humains au-dehors »30 », c’est-a-dire au-dehors de leurs « Bulles », le nom de cette œuvre.

J’aimerais conclure avec le vers de Heine que cite Freud dans « Pour introduire le narcissisme ». Lacan, dans la leçon XII du séminaire sur Les Écrits Techniques de Freud, indique que Freud donne la réponse au problème des pulsions en tant qu’ « une référence purement poétique », justement les Schöpferdrangs, les pulsions créatrices :

La Maladie fut sans doute l’ultime raison De cette poussée créatrice En créant je pouvais guérir Créant j’ai recouvré la santé31.

Krankheit ist wohl der letzte Grund Des ganzen Schöpferdrangs gewesen; Erschaffend konnte ich genesen, Erschaffend wurde ich gesund32.

Relecture : Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.

Notes

1. Jacques Lacan, Les Écrits Techniques de Freud, Séminaire 1953-1954, nouvelle transcription, A.L.I., Publication hors commerce, 2016, p. 361.

2. Christian Fierens, L’âme du narcissisme, Presses Universitaires du Midi, 2016, p 16.

3. Sigmund Freud, « Du sens opposé des mots originaires », in Sigmund Freud Œuvres complètes X, PUF, 2e édition, 2009, p. 165-176.

4. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Sigmund Freud Œuvres complètes XV, PUF, 2e édition, 2002, p. 273-338.

5. Sigmund Freud, « The antithetical meaning of primary words », in The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud XI, Hogarth, 1957, p. 153-161. La traduction, comme celles qui suivent, est de l’auteur.

6. William McGuire (Ed.), The Freud/Jung Letters, Bollingen, 4e edition, 1994, p. 216-217. Voir aussi : William McGuire & Wolfgang Sauerländer (Eds.), Sigmund Freud C.G. Jung Briefwechsel (gekürzte Ausgabe), Fisher Tashenbuch, 1984, p. 104. C’est nous qui soulignons.

7. Jacques Lacan, op.cit., p. 226.

8. Ibid, p. 316.

9. Ibid, p. 9.

10. Ibid, p. 25.

11. Ibid., p. 202.

12. Molière, Le Bourgeois Gentilhomme http://www.toutmoliere.net/IMG/pdf/bourgeois_gentilhomme.pdf p. 2.

13. Jacques Lacan, op.cit., p. 35.

14. William McGuire (Ed.), op. cit., p. 476. Voir aussi : William McGuire, Wolfgang Sauerländer (Eds.), op. cit., p. 213.

15. Ibid., p. 535. Voir aussi : William McGuire, Wolfgang Sauerländer (Eds.), op., cit., p. 250.

16. William McGuire, Wolfgang Sauerländer (Eds.), op., cit., p. 112.

17. Jacques Lacan, op.cit., p. 175.

18. Ibid. p. 215.

19. William McGuire (Ed.), op. cit., p. 231. C’est nous qui soulignons.

20. Sigmund Freud, « Remarques sur l’amour de transfert », in Sigmund Freud Œuvres complètes XII, PUF, 2005, p. 206-207. C’est nous qui soulignons.

21. Sabina Spielrein, « Die Destruktion als Ursache des Werdens », in Sämtliche Schriften, Psychosozial-Verlag, 2002, p. 105.

22. Michel Guibal, Jacques Nobécourt (Eds.), Entre Freud et Jung, Aubier, 2004, p. 120.

23. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », op. cit. p. 328.

24. Gilles Deleuze, Nietzsche and Philosophy, Bloomsbury, 2006, p. 153.

25. Friedrich Nietzsche, Daybreak, Cambridge, 1997, p. 30.

26. Jacques Lacan, op.cit., p. 338-340.

27. Ibid. p. 112.

28. Ibid. p. 304.

29. Ibid. p. 299.

30. Peter Sloterdijk, Spheres: Vol. I Bubbles, Semiotext(e), 2011, p. 12.

31. Cité in, Jacques Lacan, op.cit, p. 245.

32. Sigmund Freud, « Zur Einführung des Narzißmus » Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschung 6, 1914, p. 11.