Métavers ou Métaphore ?
15 février 2024

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GLASERMAN David
Textes
Contemporanéité
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Chat GPT et plus généralement l’intelligence artificielle générative défraie la chronique depuis plus d’un an, suivie de près de projets d’intelligence artificielle « générale » et dans le métavers (univers parallèles accessibles uniquement par l’image et les sensations). Ces nouveaux développements, sous couvert d’améliorer notre bien-être au quotidien et d’assurer notre bonheur, sont bien entendu et tout d’abord le fruit de stratégies commerciales très agressives.

Nous avons pu relever les effets cliniques, politiques, économiques, sociaux et privés de la généralisation d’internet et des smartphones depuis le début des années 2000. Pour reprendre l’expression de Lacan qui disait à propos de l’écriture de Joyce qu’il s’agit « du signifiant qui vient truffer le signifié », comment les évolutions technologiques en cours pourraient-elles venir à leur tour -comme l’a fait l’économie numérique du début du XXIe siècle – « truffer » le langage et quelles en seraient les conséquences ? Nous pouvons aussi nous demander quelle réponse les psychanalystes peuvent y apporter.

L’intelligence artificielle générative nous alerte depuis près d’un an de par les polémiques qu’elle engendre quant aux risques sur l’emploi dans les pays développés ou encore à la créativité. En effet, la production de « textes » par ces dispositifs répondant à des questions, notamment dans le cadre scolaire ou universitaire, nous montre que ceux-ci ne mettent en œuvre aucune métaphore. Ils font appel à des bases de données régulièrement mises à jour en fonction des questions posées, qui permettent à ces algorithmes « d’apprendre » et de s’actualiser pour y piocher ce qui semble le plus adapté. Charles Melman nous rappelait régulièrement que le sujet humain est un produit du langage, dont la production – écrite notamment – est le fruit de son inconscient, structuré comme un langage et effet du signifiant, dont nous avons chacun à prendre la responsabilité. Nos écrits et créations artistiques ne sont donc aucunement issus du Moi. Les travaux fournis par l’intelligence artificielle renversent ce point de vue, délestant les élèves, étudiants, écrivains ou artistes qui y recourent de toute responsabilité subjective, ceux-ci feignant une appropriation directe et illusoire des contenus proposés. L’intelligence artificielle deviendrait alors le « sujet supposé savoir », ou plutôt le « sujet supposé connaître », puisque détenant une vérité, mais sans aucune métaphore. Cette absence de métaphore pourrait nous conduire à une désubjectivation. Ces inventions à but utilitariste et mercantile étant destinées à faire de nous des fantômes subjectifs – tels des Hamlet numériques – produisant des pseudo créations uniformes, le signifiant étant ravalé au rang de signe.

Le statut du corps, pris dans le langage et dont le fonctionnement est régi par ce dernier, se retrouve alors modifié par le changement que constitue ce défaut de métaphore dans le « langage » véhiculé par l’intelligence artificielle. Le phénomène est accentué par l’émergence du métavers, monde de pixels dans lequel les individus peuvent se promener, voyager, faire des rencontres – y compris avec des proches morts – les laboratoires travaillant à optimiser l’expérience par l’ajout de sensations olfactives, sonores, tactiles, purement déconnectées de la réalité. Le perceptum, la sensation perçue par un ou plusieurs organes, prenant alors le pas sur le percipiens, instance d’unification subjective des perceptions. Du fait de ce déni des limites corporelles et de la mort, le corps pourrait ne plus être pris en tant que tel dans le signifiant, dans un rapport avec un tiers, mais devenir uniquement un fournisseur de données à but commercial, ce qui ferait de nous en quelque sorte des objets connectés. Cette tendance est déjà à l’œuvre dans la consultation des « réseaux sociaux », qui vendent les « préférences » de leurs utilisateurs à diverses sociétés marchandes à des fins publicitaires. L’individu devient alors le produit à vendre, se transformant lui-même en l’objet positivé du discours capitaliste ! La visée de ce système semble donc celle d’un corps fixe, désérotisé, isolé, répondant aux injonctions des algorithmes, sans plus aucun contact avec l’autre et vivant dans l’illusion de l’harmonie avec l’Autre. Un corps et une psyché donc sans circulation aucune de l’objet.

Ces tendances pourraient s’accélérer du fait du développement d’ordinateurs « quantiques », dont la puissance de calcul accrue serait utilisée toujours dans un but d’optimisation des profits. Les dispositif numériques classiques reposent sur le fait pour une unité de calcul de pouvoir prendre la valeur 0 ou 1, de façon alternative, mais non simultanée. Les effets de ces « lois » numériques se repèrent dans l’évolution du langage et ont pour conséquences les phénomènes décrits par Charles Melman dans « L’Homme sans gravité ». Les « lois » des dispositifs quantiques permettent quant à elles à une unité de calcul de prendre plusieurs valeurs de 0 ou 1 simultanément (ce qui engendre une puissance de calcul accrue de tels ordinateurs). Si de telles règles viennent truffer le langage comme l’ont fait celles du calcul numérique, la conséquence pourrait en être – comme avec le métavers dont nous observons les prémices avec la possibilité de nombreux avatars de l’individu – un morcellement de la représentation du corps, ce qui ressemble fort à la structure de la représentation corporelle de la schizophrénie.

Si des dangers d’éradication subjective sont à prendre en compte, il convient néanmoins de les pondérer. En effet, l’avatar du discours capitaliste que constitue l’économie numérique et de l’intelligence artificielle nous met en situation de répondre à l’injonction d’algorithmes programmés dans des machines en place d’un Autre qui ne répond pas, ou alors par du signe. Un tel dispositif, légitimement anxiogène, vient aussi résonner sur le fait que nous sommes pris dans le langage avant même notre naissance et que, pris dans la relation à l’Autre, nous devons répondre à l’injonction de jouissance du signifiant issu de l’Autre. La différence essentielle étant tout de même que notre prise dans le langage s’appuie sur la métaphore paternelle à l’œuvre dans le lien social, vectrice de signifiants. Les dispositifs numériques, dans l’illusion d’harmonie avec l’Autre qu’ils procurent, assurent également une jouissance au sujet, mais une jouissance d’objet et non plus véhiculée par le signifiant et le désir.

De plus, les algorithmes ne connaissent pas la rencontre avec le Réel, la tuché. Ils ne connaissent que l’automaton, et doivent se nourrir des créations humaines nouvelles pour « progresser ». C’est peut-être là une des limites de tels systèmes. C’est cette place du Réel qu’en tant que psychanalystes nous nous devons de rappeler et de tenir. En effet, si « Yadl’Un », s’il y a de l’Un dans l’Autre, ou du 1 dans le 0, nous savons grâce à Frege que, contrairement au fonctionnement des algorithmes, le 1 s’origine du 0. Tout en étant très curieux et attentifs à ces phénomènes nouveaux, qui sont indéniablement en marche, il nous faut donc tenir fermement notre place, rappeler le caractère indispensable du Réel, dans son articulation au Symbolique et à l’Imaginaire. Notre éthique est celle du désir et de l’altérité, elle s’appuie sur les lois du langage en tant que constitué par le signifiant, instituant une dissymétrie foncière malheureusement toujours plus déniée actuellement. Si les évolutions technologiques et sociétales viennent truffer le langage actuel, ses lois sont radicalement inchangées. Le Réel articulé au Symbolique et à l’Imaginaire étant la condition du désir et de la créativité, nous devons être vigilants pour tenter d’éviter que ce qui est forclos du Symbolique ne fasse retour dans le Réel, soit un basculement généralisé dans une psychose sociale très lourde. A la présentation de chaque innovation, Steve Jobs, le défunt créateur d’Apple, avançait : « Ceci est une révolution ! ». Alors celle de l’intelligence artificielle est-elle à entendre comme un changement anthropologique majeur ou comme un nouveau tour dans le discours capitaliste ?

Post Scriptum : Cet article n’a pas été écrit par une intelligence artificielle, mais a été inspiré par la lecture de deux ouvrages remarquables du philosophe Eric SADIN : L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle – Anatomie d’un antihumanisme radical (2018) et La Vie Spectrale (2023).