Pourquoi Médée ?
Médée, Méditerranée. Médée, Mer noire, mère noire. Médée-Méduse : toute une déclinaison !
De la vierge Marie, à la « mamma » italienne en passant par la « mère juive », sans parler de la mère dans le monde musulman, on sait l’importance de la mère dans la culture méditerranéenne, au point qu’on peut évoquer parfois l’idée de matriarcat.
La mèr(e), dans le monde méditerranéen, fait elle unité autour d’elle ?
Alors pourquoi Médée ?
L’anti mère, celle qui a osé tuer de sang froid ses propres enfants sous les yeux de leur père, dans la folie de sa passion amoureuse. Est–elle la mère toute puissante qui aurait un pouvoir de vie et de mort sur ses enfants ?
Médée, figure mythique de la passion et de la violence, figure de la femme meurtrie et meurtrière de ses propres enfants.
La violence faite femme ou la violence faite aux femmes dans un monde où le pouvoir serait masculin ?
Médée, monstre ou victime ?
Médée, « Soleil noir » (G de Nerval).
Médée, héroïne de la démesure ? La démesure est elle méditerranéenne ?
Médée en est elle la cause ou l’effet ?
Médée, figure tragique s’il en est, apparaît comme l’Héroïne tragique et ce n’est peut être pas un hasard si la Tragédie est née sur les bords de la méditerranée.
Camus disait que ce qui caractérise la Méditerranée c’est la Tragédie : la Tragédie solaire. Qui mieux que Médée, fille du Soleil et de la Mer, pourrait représenter cette Tragédie?
Médée- Mersol (premier nom de Meursault, l’étranger de Camus, meurtrier du jeune arabe)
Médée, tragique, Aristote considérait Euripide comme le plus tragique des poètes, et Médée est peut être son œuvre capitale. Médée marque peut être aussi la fin de la Tragédie ?
La question de l’identité ? L’identité est plurielle, faut il le rappeler à l’occasion du « grand débat national » ?
L’identité méditerranéenne : Médée est elle une « vraie » méditerranéenne ?
Médée, l’étrangère, l’exilée, peut elle venir incarner l’identité méditerranéenne ?
On songe au travail de Freud sur « l’homme Moïse et le monothéisme » Moïse, l’égyptien. On songe encore à Camus, l’algérien, comme il se nommait, « l’étranger », prix Nobel pour la France.
Médée est elle une héroïne « moderne » ? Médée est elle féministe ? Médée est elle d’actualité ?
Médée, c’est aussi la lutte politique : une femme seule qui affronte le pouvoir, la violence de la « Raison d’Etat » contre la déraison humaine et la passion. (La Médée d’Anouilh)
Médée n’est pas Antigone, elle n’oppose pas une loi à une autre loi. Médée est hors la loi.
On peut se poser la question de son désir.
Médée ne représente pas la loi du Désir, en tous cas pas ce Désir pur incarné par Antigone, peut être Médée montre-t-elle qu’elle ne cède pas sur son Désir à elle, mais il s’agit d’un Désir qui ne serait pas pur. Elle rend coup pour coup. Est-elle sous l’empire de la Jouissance ? Une jouissance non pas subie mais revendiquée. Une jouissance sans entrave, sans limite. Médée est-elle une femme libre ? Est-elle la proie de sa passion ? De sa haine ?
Médée, ce n’est pas non plus Hélène de Troie, « beauté, fatal présent des dieux », qui à l’instar de Pandore fut envoyée par les dieux aux hommes pour qu’ils s’entretuent.
Encore que la question puisse se poser, Prométhée et Jason ont perturbé l’ordre du monde, l’ordre des dieux.
On a le sentiment que Médée, agit en son nom, Elle revendique son crime, elle n’est pas manipulée par les dieux, elle est elle même d’essence divine, c’est en son nom, en affirmant son nom que Médée assume la violence de son acte. Son nom est un véritable cri de guerre.
Il lui permet d’accéder à l’inhumanité et à l’immortalité, par delà le bien et le mal.
Médée signifie-t-elle la mort des Dieux, au sens nietzschéen ?
La Médée d’Euripide fut considérée dès l’antiquité comme la tragédie par excellence, même si, comme le pensait Nietzsche : « l’agonie de la tragédie c’est Euripide ».
La Médée d’Euripide est surtout un drame psychologique, Euripide cherchait à percer le mystère féminin : il a décrit une femme déchirée entre l’amour maternel et la passion pour un homme, passion allant jusqu’à la haine, tandis que la Médée De Sénèque est un drame philosophique : il pose la question de l’être.
La furor de Médée : le terme juridique de l’aliénation mentale, la furor dans le théâtre romain est un procédé pour sortir de soi, Médée, dans une violence incantatoire, passe de la dolor, sentiment humain à la furor, l’inhumain, elle accède ainsi à l’hubris, la démesure totale. Sénèque pose la question de l’humain, et de ses limites : au delà de l’humanité. Comme le dit Florence Dupont, la Médée de Sénèque pose la question de comment sortir de l’humanité.
Par son crime innommable : scelus nefas, au delà de l’humain, au delà des mots intelligibles mais par la violence verbale de l’incantation, Médée annule tout : l’Humain, le Temps et même le Tragique. C’est ce crime là, contre l’humanité, de par sa nature même qui produit le chaos et la fin des temps.
Importance énorme de ce mythe dès l’antiquité, on pense qu’il est né 2000 ans avant notre ère et il n’a cessé d’inspirer tous les créateurs depuis toujours. Bien avant Euripide, l’épopée des argonautes racontée par Apollonios de Rhodes, antérieure à l’Odyssée et citée par Homère, évoquée par Hesiode remonte à la nuit des temps. Le mythe de Médée a traversé tous les siècles et reste d’actualité. Pour ne citer que les plus connus, Médée a inspiré, après Euripide et plusieurs de ses contemporains, Sénèque, Corneille, les deux frères Pierre et Thomas, M.A.Charpentier, Cherubini, Delacroix, Mucha et Sarah Bernhard, Darius Milhaud, Theodorakis, Pasolini, Anouilh, mais aussi Angelin Preljocaj ou Dusapin, et aujourd’hui encore Médée, dans toutes sortes d’interprétations, est jouée en plusieurs endroits.
Elle a pour moi le visage de Maria Callas.
Un bref rappel de l’histoire de Médée :
Tout d’abord il est important de rappeler que Médée est une princesse, une magicienne et une « barbare » pour les grecs.
Médée est la fille d’Aiétès, roi de Colchide, « Aiétès, fils du Soleil qui éclaire les humains, de par la volonté des dieux. Il épousa la fille d’Océan, le fleuve qui a sa fin en lui-même » (Hésiode Théogonie v 956-962), la mère de Médée est l’océanide Idyie dont le nom signifie : la savante.
Médée est donc issue de l’alliance du soleil et de la mer, de la lumière et de la science.
Médée est une magicienne, donc une savante et elle possède un pouvoir sur les humains et un savoir sur le Temps.
La Colchide est un pays fantasmatique, au fin fond de nulle part et très riche en or. Le roi, Aiétès, possède un trésor, un bélier recouvert d’une toison d’or, fabuleuse, gardée par un dragon, ce bélier ailé a été amené là par un certain Phrixos, obligé de fuir la Grèce. (cf les « bacchantes » d’Euripide, en lien avec le rite dionysiaque)
Jason est un héros grec, fils du roi d’Iolchos, Eson. Mais Eson a été dépossédé de son trône par Pélias. Pélias pour éloigner Jason, héritier du trône, va l’envoyer récupérer ce trésor.
Jason part sur une nef, l’argô avec quelques uns : les argonautes parmi lesquels on peut citer Orphée ou Hercule. C’est une sorte de voyage initiatique. Jason, le chef de l’expédition de la Toison d’or fut le premier héros qui, en Europe, entreprit un si long voyage, il est censé avoir précédé d’une génération le voyageur grec le plus fameux, Ulysse, le héros de l’Odyssée.
Mais pour récupérer ce trésor, il lui faut donc passer des épreuves.
Donc un très long voyage qui va dépasser les frontières du monde connu.
Il faut savoir qu’il s’agit là d’un véritable bouleversement de l’ordre du monde. Un acte d’Hubris : la démesure s’instaure par cet acte là.
Médée est donc considérée comme barbare, une étrangère, princesse de Colchide.
C est une magicienne, reconnue d’abord comme plutôt bienfaisante, contrairement à ses consœurs célèbres : Circé et Hécate, elle a notamment le pouvoir de guérir et de rajeunir.
Elle tombe amoureuse de Jason et veut l’aider. Il lui promet le mariage. Elle lui donnera deux enfants. Sa passion amoureuse va la transformer. Elle va l’aider à terrasser le dragon, gardien de la toison d’or, en s’opposant directement à son père, le roi. Ils vont s’enfuir poursuivis par le frère et le père de Médée.
Médée embarque donc sur l’argô et va égorger son propre frère, elle éclate son corps en mille morceaux et les répand dans la mer pour retarder son père occupé à récupérer les morceaux, afin de lui donner une sépulture.
Jason a réussi à prendre la toison d’or mais bien sûr, il ne va pas retrouver son trône, son oncle refusant de le rendre. Alors Médée va encore l’aider en usant de son pouvoir et par un stratagème va abuser les deux filles De Pélias, elle va leur promettre de rendre à leur père sa jeunesse et celles ci vont le précipiter dans un chaudron brûlant.
Leur périple ressemble un peu à un road movie à la Bonny and Clyde.
Le destin de Médée, plus encore que celui de Jason est dans l’errance. Médée, la migrante, l’émigrée. On pourrait dire aussi de Médée qu’elle est « non dupe », on ne la lui fait pas, elle erre.
Médée et Jason reprennent leur fuite, ils sont accueillis à Corinthe par Créon mais le fils de Pélias, Acaste qui règne maintenant sur la Thessalie, menace Créon s’il continue à les protéger.
Créon trouve un compromis, il va faire épouser sa fille Créuse par Jason et ainsi celui-ci sera en sécurité avec les fils qu’il a eus de Médée.
Jason se trouve écartelé entre deux rois : Acaste et Créon. (p 64 Médée de Sénèque GF Flammarion), il choisit de sacrifier Médée. Il choisit l’ordre .( dike contre hubris)
Médée sera bannie et répudiée, elle est condamnée à l’errance.
( on peut y voir aussi un échec de l’exogamie : en épousant la fille de Créon, Jason choisit l’endogamie, on se marie entre grecs)
Pour se venger Médée feint d’accepter la proposition, elle va négocier directement avec Créon l’octroi d’un jour supplémentaire pour pouvoir mettre en place son plan.
Elle offre à la future épouse les parures et les bijoux précieux qui lui restent de son ancien état de princesse et qui vont s’enflammer aussitôt qu’ils seront portés. Créuse va périr, carbonisée et son père tentant de la secourir sera brûlé aussi. Le feu se propage, la ville de Corinthe est en flammes.(1° scelus nefas)
Puis Médée va tuer ses propres enfants sous les yeux de Jason, elle ne tue pas Jason, c’est à un malheur plus effroyable qu’elle le destine : « qu’il vive » et se retrouve dans le dénuement, le malheur et l’exil éternels. (p 38) (2° scelus nefas)
Ensuite elle s’envole dans un char ailé pour rejoindre le Soleil. Là, elle redevient la virgo, la jeune fille, la princesse pour l’éternité auprès de son père divin. Elle devient alors le mythe Médée.
Médée échappe ainsi à la loi des hommes.
On remarquera une première chose, c’est que tous les crimes de Médée visent un père dans sa fonction et son humanité, elle se joue de la dike : on pourrait dire qu’il s’agit de crimes contre l’humanité.
Elle ne tue pas son frère parce qu’il la gênerait, elle le tue pour retarder son père, le roi qui doit remplir la fonction symbolique de donner une sépulture à son fils.
Elle fait tuer Pélias par ses filles à qui elle avait promis une jeunesse éternelle pour ce père au mépris des lois générationnelles. Elle a un pouvoir sur le temps humain.
Elle tue le roi Créon parti au secours de sa fille prise dans les flammes.
Et enfin, elle refuse de tuer Jason et préfère le laisser vivre l’horreur du massacre de ses enfants. Le laisser vivre l’horreur de ce meurtre est plus cruel encore. Elle tue en lui son humanité de père.
Mais on remarquera aussi que ces pères sont des lâches, des parjures, des traîtres, des tyrans. Ils n’ont pas non plus une image très glorieuse.
La tragédie de Sénèque est construite sur une structure d’inversion et de retournement. Tous les rituels symboliques sont inversés, et l’on passe de l’hymen à l’anti-hymen, de la mater à la virgo.
Jason était parti à la recherche d’un trésor lui permettant de retrouver le royaume paternel (l’objet perdu) et il revient avec Médée et perdra à jamais son royaume.
On pourrait dire aussi que Médée, c’est la toison d’or, le fabuleux trésor que Jason rapporte chez lui, pour retrouver le royaume du père et devenir à son tour, roi et père.
Ce trésor, cet agalma que possède Médée va se retourner pour Jason, en réel de l’horreur absolue. Médée, c’est à la fois la toison d’or et le visage de Méduse (Médée-Méduse).
Médée représente ce retournement de l’objet.
On peut voir aussi un parallèle inversé entre la toison d’or et le manteau doré. Un retour à l’envoyeur.
On a dit de Médée qu’elle évoquait l’étranger ou l’homme révolté de Camus qui n’accepte pas sa condition dans le monde ou plutôt la condition de l’homme, dans le royaume de l’absurde.
La Médée De Sénèque a des accents stoïciens.
Les argonautes ont détruit l’ordre du monde.
Médée est là, non pas pour restaurer l’ordre mais pour purifier le monde d’un argonaute, par un crime qui est un nouveau désordre. Médée disparaîtra à son tour, rendant au monde sa pureté. (F.Dupont p83)
Un monde disparaît dans les flammes attisées par l’eau. On a parlé de poésie cosmique, l’eau vient alimenter le feu et le renforcer. Une véritable dialectique de l’Eau et du Feu, forces à la fois créatrices et destructrices. Un monde nouveau en sortira t-il ?
Médée répond coup sur coup, à la démesure de l’épopée des argonautes répond la démesure de ses crimes. La violence à la violence.
Selon F.Dupont, Médée est la mer en furie, la mer outragée, elle n’est pas « comme ». Le théâtre romain n’est pas représentation (mimesis) mais présentation. Il est l’espace de la mise en place de l’altérité radicale, de l’inhumanité. Médée Devient véritablement l’élément marin déchainé : la Méditerranée, sa splendeur : le soleil et le ciel bleu, mais aussi l’horreur, sa folie meurtrière et la violence des guerres fratricides. La Méditerranée peut tuer ses enfants.
Le soleil, la mer, la mort, cela m’évoque irrésistiblement le cimetière marin de Paul Valery :
« Midi le juste y compose de feu
La mer, -la mort- toujours recommencée ».
Poème qui a inspiré Camus qui lui fait dire :
« Méditerranée, oh ! mer Méditerranée
seuls, nus, sans secrets, tes fils attendent la mort. La mort te les rendra purs, enfin. »
Médée garde à jamais l’image de la mère infanticide, mais on pourrait poser la question de la mort des fils ?
Que penser de cette mort ? Pourquoi la mort des fils ?
Dans un esprit de provocation, on pourrait opposer l’image de Marie, la vierge, la mater dolorosa qui tient dans ses bras son fils mort, telle la pietà de Michel-Ange, au visage lisse, pur, éternellement jeune et Médée qui revendique sa sexualité, sa violence, sa passion, tenant elle aussi ses enfants morts. Son personnage porte le masque de la cruauté, atrox.
Le fils de Marie renaîtra pour annoncer un monde meilleur.
Médée, elle, redevient la virgo, la vierge, la petite fille, et s’élève vers le Soleil, avec ou sans ses enfants, pour y trouver peut être aussi un autre monde de lumière, hors de l’humanité.
Les enfants sont ils des victimes expiatoires des crimes de leurs pères ou de leurs mères?
Faut-il le sacrifice de l’enfant pour un monde meilleur ?
Le sacrifice d’Abraham, Dieu n’en a pas voulu.
Médée signifie t-elle la mort de Dieu ?