Masochisme et culpabilité
16 janvier 1996

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Textes
Freud

Le sentiment de culpabilité inconscient a été une préoccupation
importante de Freud, notamment à partir de son article sur  » Le
Sujet et le Ça  » (1923) – Das Ich und das Es. Il le décrit
comme le contenu latent du masochisme moral dans  » Le problème économique
du masochisme  » (1924).

A mesure que progresse son discours, la tendance masochiste dans la vie pulsionnelle
des êtres humains semble devenir pour Freud plus énigmatique. Devant
la vidence de ses manifestations, il témoigne de son embarras, lisible
dans le texte que nous commentons. Cette tendance l’oblige à revoir ses
positions antérieures sur la pulsion de mort et le sadisme.

Car la tendance masochiste constitue un problème au sens littéral
de l’étymologie : barrière réelle que le sujet rencontre
devant lui. Elle est aussi un problème économique, car il s’agit
de suivre le destin des quantités d’excitations et leurs investissements.
N’ont-elles pas quelque chose de paradoxal ?

Car depuis l’Esquisse, le but immédiat des processus psychiques
est bien d’éviter le déplaisir et d’obtenir le plaisir. Comment
expliquer alors que la douleur et le déplaisir puissent être en
eux-mêmes des buts dans le masochisme ? Freud n’hésite pas à
comparer en une métaphore inattendue la paralysie dont est alors frappé
le principe de plaisir dans le masochisme aux effets d’un narcotique, d’une
drogue –Narkosiert.

De fait, le masochisme agit comme une substance toxique sur la vie psychique
; c’est une menace réelle pour le sujet.

Suivant le texte de Freud, nous montrerons dans un premier temps que l’analyste
ne s’en tient plus aux affirmations de  » L’Au-delà du principe de
plaisir « . Il remanie en profondeur la théorie qui faisait dériver
la pulsion de mort du principe de plaisir, comme son  » au delà  »
– Jenseits.

Dans un second temps nous montrerons avec Freud comment le masochisme érogène
fraye un passage spécifique à la pulsion de mort.

Dans un troisième temps nous verrons que le masochisme moral se distingue
assez nettement de la forme précédente et nous conduit avec Freud
à donner au sentiment de culpabilité un sens nouveau.

Freud prend tout d’abord acte des résultats de  » l’Au delà
du principe de plaisir « . Le dessein, propre à l’appareil psychique,
de réduire à rien – nichts – la somme d’excitations qui
affluent en lui est un cas particulier de cette tendance à la stabilité,
principe plus général, mis en évidence par Fechner. Freud
entérine au passage la terminologie proposée par Barbara Low pour
nommer cette tendance :  » Le principe du Nirvana « .

Mais le premier intérêt de ce passage n’est pas là, mais
dans la critique à laquelle il soumet certaines considérations
de  » L’Au-delà du principe de plaisir « . Freud estime qu’il
s’est en partie trompé. Il propose alors une articulation nouvelle de
la pulsion de mort au principe de plaisir, et, semble-t-il, assez différente
de la première mouture.

Dans l’article antérieur, le déplaisir coïncidait avec l’élévation
de l’excitation, et le plaisir avec son abaissement. Comme il le dit lui-même,
la pulsion de mort paraissait ramener la vie et son prolongement, la libido,
à la stabilité de l’état organique. Or l’objection que
Freud s’adresse à lui-même est la suivante. Il existe des augmentations
d’excitations accompagnées de plaisir et des baisses de tension déplaisantes.
L’excitation sexuelle illustrerait bien la première hypothèse
et l’ennui, dont Freud ne parle pas ici, la seconde. Certes plaisir et déplaisir
ne sont pas sans rapport avec une variation quantitative de l’excitation. En
réalité, ils ne sont pas véritablement déterminés
par elle. Le plaisir est d’ordre qualitatif.

Même s’il est difficile au premier abord de définir exactement
ce qu’est la qualité d’un plaisir, il est possible de constater que Freud
opère un remaniement important dans sa conception du plaisir. Mais c’est
aussi une limite réelle à l’interprétation.  » Quel
est ce caractère qualitatif ?  » Freud n’en sait rien. Mais il évoque,
pour l’expliquer, trois hypothèses intéressantes :  » Le rythme,
l’écoulement temporel des modifications, la montée et les chutes
de la quantité d’excitations.  » Il est tentant d’y reconnaître
après Lacan la marque du signifiant dans le réel. Est perçue
comme une qualité la scansion d’une différence. D’où la
différence proviendrait-elle pour un sujet représenté par
le signifiant, sinon des signifiants eux-mêmes ?

Mais en ce début d’article, la véritable innovation théorique
est ailleurs. Freud cesse de dire que la pulsion de mort est obtenue en quelque
sorte par dérivation du principe de plaisir. C’est ce qui l’autorisait
à affirmer que la pulsion de mort et le principe de plaisir étaient
en un certain sens identiques. Le retour vers l’état organique aurait
été comme un  » au delà « , comme la consécution
logique du principe de plaisir. Or Freud revient sur cette position.

La pulsion de mort est selon lui première. C’est dans un second temps
logique qu’elle subit une transformation dans l’être vivant. Elle n’est
pas obtenue par dérivation. Là encore, dégagée de
ses implications phylogénétiques, cette priorité logique
de la pulsion peut nous alerter.

A quoi est-elle susceptible de correspondre pour nous ? Aux effets du signifiant
sur le sujet, mais cette fois sur le versant de l’automatisme de répétition.
Tenons pour acquis le commentaire que fait Lacan de  » L’Au delà
du principe de plaisir  » dans Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse
. L’enfant s’évade de la primauté du signifiant
comme telle et, pour s’en évader, la développe en variant les
significations. Cette variation est apparence : elle fait oublier la visée
de la signifiance. Elle transforme son acte en jeu et lui donne des décharges
bienheureuses au regard du principe de plaisir.

Faisons abstraction du modèle biologique qui permet à Freud de
démontrer l’existence de la pulsion de mort. Que reste-t-il ? La visée
de la signifiance elle-même. Elle suppose l’expérience de la chose
à partir du signifiant. Lacan atteste dans Les quatre concepts de
la vérité de la distinction entre pulsion de vie et pulsion de
mort. Ce sont les deux aspects de la pulsion. Les pulsions sexuelles s’articulent
au niveau des signifiants dans l’inconscient, parce qu’elles surgir la mort,
comme signifiant, et rien que comme signifiant. Lacan s’interroge :  » Peut-on
dire qu’il y a un être pour la mort ?  » Il répond à
cette question en disant que par la fonction de l’objet a, le sujet cesse
d’être  » lié à la vacillation de l’être  »
; il ne s’agit plus d’être, mais d’objet ; la mise en fonction de l’objet
relève du signifiant, comme l’illustre l’expérience du Fort-Da.

Ainsi le dualisme sans cesse réaffirmé de Freud permet-il de
maintenir une distinction essentielle : la pulsion sexuelle articulée
dans le signifiant et la pulsion de mort liée au signifiant même
de la mort. Ce n’est pas le sujet comme être qui est voué à
la mort ; mais comme effet du signifiant, il rencontre le signifiant de la mort,
à partir du moment où la vacillation de l’être est reconnue,
par le signifiant, comme étant celle de l’objet a.

La pulsion de vie est selon Freud la libido elle-même. Elle est admise
à participer à la régulation des processus vitaux, elle
a dû se frayer un chemin à travers la pulsion de mort dont Freud
souligne ici la prééminence. Aussi bien s’agit-il pour nous de
l’articulation du sexe au signifiant, dont la prééminence implique
le signifiant de la mort symbolique. Quant à la mort réelle, il
suffit de la constater.

 » Le principe de Nirvaná exprime la tendance à la pulsion
de mort. Le principe de plaisir représente la revendication de la libido,
et la modification de celui-ci, le principe de réalité, représente
l’influence du monde extérieur.  » Dès lors, s’il y a bien
trois principes, et qu’ils accomodent les uns des autres, il y a une distinction
réelle entre la pulsion de mort et la libido dans sa relation avec la
réalité. A la pulsion de mort revient  » l’amoindrissement
quantitatif de la charge d’excitations « . A la libido liée au principe
de plaisir la qualité même du plaisir ressenti. A la considération
du principe de réalité, qui n’est qu’une modification de la libido,
 » l’ajournement temporel de la décharge « ,  » la tolérance
temporaire de la tension de déplaisir « . Ainsi la tension de déplaisir
est-elle ordinairement vectorisée par le réel du sexe et à
la recherche d’une certaine qualité de sensations, et non par le désir
de souffrir. Comment s’expliquer alors le masochisme ?

Cette tolérance temporaire de la tension contraste singulièrement
avec l’expérience du masochisme. Il ne s’agit plus de tolérance,
mais d’appétence pour la tension du déplaisir. Peut-on dire que
le sujet recherche pour lui-même une certaine qualité de déplaisir
? Quoiqu’il en soit, Freud revient à la question du masochisme et rappelle
ses trois modalités principales : le masochisme érogène,
le masochisme féminin, le masochisme moral.

Du premier, Freud dit qu’il est au fond des deux autres formes et il le définit,
par une apposition, comme  » plaisir de la douleur  » – die Schmerzlust.
La sensation de qualité est annexée par la douleur. Du troisième
il dit qu’il est pour lui la forme  » la plus importante d’un certain point
de vue « . La reconnaissance de cette forme de masochisme est récente,
et il veut lui donner toute sa place  » dans l’ensemble des connaissances
« . Sans doute le masochisme moral tient-il sa prééminence
sur les autres formes du fait que le clinicien peut en observer les effets dans
les névroses. Le masochisme moral correspond selon Freud à l’expérience
commune. Il est ce trait de perversion spécifique dans des symptômes
pour lesquels Freud peut établir certaines règles grâce
à la série des cas dont il dispose. Il n’en est pas de même
du masochisme lié à des dispositifs réels. Le pervers masochiste
a plus rarement recours à la psychanalyse. L’originalité du masochisme
moral apparaît d’emblée. Il se présente comme un sentiment
de culpabilité, mais le plus étrange est qu’il soit  » généralement
inconscient « . Lorsque Freud évoque l’existence d’un sentiment de
culpabilité inconscient, il ajoute aux thèses classiques de la
culpabilité consciente – la mauvaise conscience – une dimension surprenante,
la pensée d’une faute  » indéterminée « , que la
structure psychique elle-même chercherait à sanctionner à
l’insu du sujet.

A propos du masochisme féminin, Freud annonce qu’il va tout de suite
en parler. Mais curieusement il engage la discussion sur les fantasmes des personnes
masochistes et les dispositifs réels des pervers masochistes. La question
du masochisme féminin se trouve ramenée au masochisme érogène.
Freud conclura d’ailleurs ce paragraphe par une phrase significative :  »
Le masochisme féminin que nous avons décrit repose entièrement
sur le masochisme primaire, érogène, le plaisir de la douleur,
dont l’explication nous oblige à remonter très loin.  »

Lacan aura ultérieurement l’occasion de prendre ses distances par rapport
à la théorie du masochisme féminin, telle qu’elle est du
moins développée dans la psychanalyse anglo-saxonne. Il met en
doute la spécificité de ce masochisme, voire son existence, dans
Les quatre concepts.

De même, lorsque Freud en détermine les traits principaux, c’est
du masochisme érogène dont il parle, même si dans son article
 » Un enfant est battu  » il fait état d’une position féminine
spécifique concernant le masochisme. Il ressort assez clairement de ce
texte que la situation originairement masochiste chez la fille est transformée
par le refoulement en une situation sadique dont le caractère sexuel
est très effacé. Chez le garçon, elle reste masochiste.
Il semblerait même que le masochisme ne doive son appellation de  »
féminin  » qu’à la position supposée  » passive
 » que le masochisme érogène impliquerait.

Ainsi pour définir le masochisme féminin, commence-t-il par parler
de  » l’homme « . Ce détour est intéressant. Il évoque
les fantasmes de personnes masochistes et les dispositifs réels des pervers.
Les personnes masochistes désignent probablement des personnes atteintes
de névrose dont les fantasmes sont masochistes. Freud étudie les
transformations syntaxiques de l’articulation du fantasme dans l’article  »
Un enfant est battu « , et la série des cas qu’il analyse est une
série de névroses, hystérique ou obsessionnelle. Le masochisme
est une catégorie transversale applicable à la névrose
comme à la perversion.

Mais si Freud prend soin de dire que  » les dispositifs réels des
pervers masochistes concordent parfaitement avec ces fantasmes « , c’est
qu’il existe bien une différence de structure entre l’entrée en
fonction du réel et l’énonciation du fantasme malgré la
concordance.

Or le masochisme moral estompe cette différence en faisant de l’ensemble
de la réalité et de la scène du monde extérieur,
le lieu même du dispositif réel, comme nous le verrons.

Les fantasmes masochistes provoquent l’impuissance, aboutissent à l’onanisme
ou constituent en eux-mêmes la satisfaction sexuelle. Freud en montre
les contenus manifestes habituels :  » être baillonné, attaché,
battu de douloureuse façon, fouetté, maltraité d’une façon
ou d’une autre, forcé à une obéissance inconditionnelle,
souillé, abaissé.  » Il y a une syntaxe du masochisme érogène.
Freud avait souligné dans la Métapsychologie la transformation
du but pulsionnel actif en but passif. Pourtant la passivité l’intéresse
moins que l’activité volontariste propre à la perversion masochiste
dans ses dispositifs réels. Il semble que la clé du masochisme
dans la Métapsychologie, comme dans cet article, ne soient pas
la douleur, comme le laisserait supposer l’expression  » plaisir de la douleur
« , mais la maîtrise qu’implique ce plaisir.

Le masochiste  » veut surtout être traité comme un enfant
méchant « . C’est cette volonté qu’il convient de relever,
ainsi que le désir  » d’être traité comme un enfant
méchant « . Lacan – à propos des Trois essais sur la théorie
de la sexualité
– met en évidence dans Les quatre concepts
de la psychanalyse
un fait inattendu dans le masochisme. Il s’agit d’une
difficulté qui fait obstacle à sa compréhension. Freud
dit qu’au départ la douleur n’y est pour rien. Ce qu’il décrit
alors comme pulsion sado-masochiste est une Herrschaft, une Bewältigung,
c’est-à-dire une domination et une vidence que le sujet se fait à
lui-même à  » des fins de maîtrise « . Certes, il
n’est pas question dans  » le problème économique de masochisme
 » de la pulsion sado-masochiste, puisque le masochisme y est décrit
comme un fait primaire qui ne requiert plus la voie d’un sadisme originaire
pour être satisfait. Dans une note datée de 1924 ajoutée
au texte de la Métapsychologie, Freud reconnaît lui-même
qu’il a changé de conceptions sur le masochisme. Toutefois l’usage du
verbe  » valoir  » indique que sur ce point précis Freud semble
maintenir sa position. Que dit Lacan sur cette question ?

La possibilité de la douleur subie ne s’introduit que lorsque le sujet
s’est pris pour terme de la pulsion ; il éprouve la douleur à
partir de l’autre, mais dans un temps second. L’ascète se flagelle toujours
pour un tiers à des fins de maîtrise.

La frappe du signifiant-maître est donc recherchée dans le réel,
mais pour un tiers supposé présent dans l’opération. La
douleur vient soutenir cette présence. Dans le séminaire sur l’Angoisse,
Lacan souligne que le masochiste cherche à provoquer l’angoisse de l’Autre,
en se faisant déchet. Cette idée-là est généralement
connue. Or la provocation est un appel au signifiant maître. Celle-ci
est parfois oubliée.

Freud est alors amené à considérer que son interprétation
purement économique – en terme de quantité d’excitations – est
 » insuffisante « . Il met précisément en avant une relation
structurale, où la maîtrise joue un rôle essentiel : celle
qui existe entre masochisme et sadisme. Certes cette relation n’est pas nouvelle
dans sa réflexion. Son intérêt vient du fait qu’elle met
au second plan la douleur subie pour ne retenir du masochisme que sa parenté
de structure avec le sadisme. La pulsion de mort constitue pour Freud ce lien
qui les rapproche.

Libido et pulsion de mort sont les deux aspects de la pulsion. Mais la pulsion
de mort devient inoffensive sous l’effet des pulsions sexuelles, quand elle
est dérivée vers l’extérieur à travers la musculature.
Le nouage du signifiant à ce réel du corps serait aujourd’hui
une manière de rendre compte du destin de la pulsion. Freud la nomme
pulsion de destruction et d’emprise, volonté de puissance, lorsqu’elle
est tournée vers le monde extérieur. Freud résume ici par
une allusion la pensée de Nietzsche à une catégorie clinique,
la pulsion de mort. Remarquons que Freud identifie destruction, emprise et puissance
et que certains termes se rapportent à une maîtrise.

A ce titre, elle est  » placée  » au  » service de la fonction
sexuelle « . La sexualité comporte une dimension de sadisme, que
Freud pointe ici.

Mais la partie de la pulsion qui n’est pas dérivée vers l’extérieur
constitue l’origine du masochisme érogène.  » Elle se trouve
liée libidinalement à la coexcitation sexuelle.  »

Freud s’en explique plus haut. Les processus organiques internes n’acquiert
de l’importance qu’en fournissant leurs composantes à l’excitation de
la pulsion sexuelle. Il en est de même de la douleur, qui à partir
d’un certain seuil provoque cette excitation. La sexualité a partie liée
avec le masochisme.

Mais pour Freud  » la physiologie ne nous apporte aucune compréhension
des voies et moyens par lesquels peut s’accomplir ce domptage de la pulsion
de mort par la libido « . Freud doute de la pertinence du modèle
économique. En revanche la maîtrise est alternativement rapportée
à la pulsion de mort et à la libido. Car la maîtrise est
équivoque : elle est celle de la pulsion d’emprise sur le monde extérieur.
Elle est celle aussi de la libido sur cette pulsion. Elle est en dernière
instance mise au service de la libido.

Ainsi le primat de la pulsion de mort dans ce texte n’est qu’un préalable,
la pulsion de mort se subordonne d’ordinaire aux fins de la libido, c’est-à-dire
de la pulsion sexuelle. Le  » domptage  » – Bändigung
est d’origine sexuelle.

Freud fait pencher la balance de ce qui fait  » domptage  » du côté
de la sexualité. Le réel du sexe tempère celui du signifiant
maître dans sa dimension motifère. Le texte devient alors plus
ambigu. La pulsion de mort, conçue comme  » résidu  »
intérieur,  » est identique au masochisme « . En réalité
la lecture lacanienne de ce texte déplace probablement ses enjeux : de
la pulsion de mort vers le  » résidu  » qu’elle met en évidence.
Le résidu est devenu le support de la pulsion. Le masochisme érogène
 » garde toujours pour objet l’être propre de l’individu « . La
définition du masochisme érogène par Lacan doit sans doute
beaucoup à cette formulation, au plus près de l’identification
à l’objet a.

Ce n’est pas les considérations sur la genèse et transformations
du masochisme à partir du sadisme qui, dans la suite du texte, apportent
des éléments d’analyse nouveaux. Mais c’est l’idée que
le masochisme prend part, comme le sadisme, à toutes les phases de développement
de la libido. Certes, Lacan semble avoir renoncé à une explication
de la libido par sa genèse temporelle.

Mais le versant logique de la description freudienne demeure actuel. Quels
sont  » les costumes psychiques que revêt le masochisme  » ? Chaque
fantasme coïncide avec des objets a et le masochisme procède
du semblant, qui obéit à une syntaxe ; il imprime sa marque sur
le fantasme dans la variété de ses objets et ne se lit pas seulement
par rapport à la maîtrise, à la pulsion de mort, et à
la douleur. L’angoisse d’être dévoré par l’animal totémique
(le père) est masochiste : elle a  » sa source dans l’organisation
orale « .  » Le désir d’être battu sur les fesses, de subir
le coït, comme celui d’accoucher  » tire son origine des organisations
anales et génitales. Les fantasmes de castration réelle viennent
de ce que Freud appelle  » l’organisation phallique « , même si
la castration fait l’objet d’un déni.

Le masochisme érogène est donc présent dans l’articulation
syntaxique des fantasmes. Freud laisse entendre que la plupart des  » organisations
 » lui donne sa place. Le fantasme masochiste a une certaine diversité
du fait de l’objet a et ne se réduit pas au seul fait de subir
la douleur.

Quel lien peut exister entre le masochisme érogène et le masochisme
moral ? Freud le dit plus haut. Le masochisme érogène suppose
que le sujet ait commis un crime laissé indéterminé. Il
doit être expié par des procédures de douleurs et de textures.
Freud y décèle une relation avec la masturbation infantile. La
faute,  » indéterminée « , justifie le besoin de punition.

Qu’est-ce qui distingue le masochisme moral du masochisme érogène
? C’est le relâchement du lien avec la sexualité, comme pour le
sadisme. Le choix électif de la personne aimée infligeant la punition
est abandonné au profit d’une sorte d’extension sans limite des sources
de douleur. La référence au tiers semble devenir plus abstraite
comme l’articulation syntaxique du fantasme. Le masochisme moral accentue la
douleur au détriment de la sexualité.

Les puissances et les circonstances réelles sont impersonnelles. L’essentiel
est d’en susciter le déchaînement.  » Le véritable masochiste
tend toujours la joue quand il a la perspective de recevoir une gifle.  »
Mais la nature de la main qui frappe est de peu d’importance. Freud accorde
un satisfecit au langage commun qui relie érotisme et masochisme, en
nommant masochistes les personnes qui se blessent elles-mêmes. La pulsion
de destruction  » fait rage  » contre le propre soi. Le terme est assez
fort pour nous amener à souligner qu’il existe entre le masochisme érogène
et le masochisme moral une différence d’intensité. Le masochisme
érogène se caractérise par une certaine dimension comique.
Le pervers masochiste ne prend pas toujours son montage très au sérieux.
A l’inverse, le masochiste moral a moins d’égards pour la mise en scène,
que pour ses effets réels. Son désir de souffrir paraît
beaucoup plus réel. Freud ne dit pas comme pour le pervers masochiste
que le masochiste moral manque de sérieux.

Le masochisme moral apparaît donc plus vident et plus dangereux que la
masochisme érogène lié à la perversion, comme telle.
La réalité est devenue le réservoir inépuisable
des occasions de la souffrance.

Mais Freud soulève un problème plus troublant encore. De quelle
nature est ce sentiment de culpabilité inconscient qu’il se voit contraint
d’attribuer à ses patients masochistes selon cette dernière acceptation
?

Freud en propose une première explication dans le second de Das Ich
und das Es
– nous traduirons par  » le Sujet et le Ça « .

Le sentiment de la culpabilité inconscient se manifeste à travers
des scrupules de conscience. Ils sont ancrés dans des  » fonctions
psychiques inconscientes  » qui opposent à la guérison  »
les plus grands obstacles « . Si l’analyste par exemple se hasarde à
donner quelque espoir à ce type de patient et montre sa satisfaction
sur le déroulement du traitement, l’état subjectif du patient
va s’aggravant.

Le patient cherche-t-il à affirmer sa supériorité sur
son analyste ? Non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais d’une véritable
pathologie de la reconnaissance. Ces personnes sont  » incapables de louange
et de reconnaissance « . Nous pourrions dire aujourd’hui que la reconnaissance
imaginaire de la symbolisation du réel leur fait défaut : ce défaut
est peut-être un défaut de nouage, si l’on se réfère
par exemple au noeud borroméen.

En conséquence  » ils réagissent au progrès du traitement
d’une manière opposée  » à celle à laquelle
l’analyste pourrait s’attendre. C’est  » la réaction thérapeutique
négative « . Ils redoutent de se rétablir, comme si une amélioration
de leur état constituait un danger.

Cet obstacle mis au progrès du discours vient du sentiment de culpabilité
inconscient. Le malade l’ignore le plus souvent. Il ne sait qu’en dire et se
contente d’une explication simpliste : la psychanalyse ne serait pas faite pour
lui.

Comment l’analyste peut-il procéder pour sortir le patient de cette
impasse ? Freud l’explique avec un certain embarras en note. Il n’est d’autre
solution pour l’analyste que de transformer le sentiment de culpabilité
inconscient en sentiment conscient. Cette opération est facilitée
si le sentiment est  » emprunté « . Dans ce cas, le patient s’identifie
à une personne qui fut jadis  » l’objet d’une fixation érotique
« .

Freud envisage aussi le cas où la personne de l’analyste peut faire
obstacle à la cure. Freud rattache le sentiment de culpabilité
aux relations existant entre le sujet et le Moi Idéal qui est dans ce
texte caractérisé – par apposition – comme étant le Surmoi.
L’analyste peut être tenté de prendre la place du Moi Idéal.
Il devra alors assurer le rôle de  » prophète  » ou de
 » sauveur d’âmes  » pour son patient. Bien entendu, les règles
élémentaires de l’analyse sont en contradiction avec un tel procédé.
Le but de l’analyse est de donner au sujet  » la liberté de se décider
dans un sens ou dans un autre  » et cela correspond assez bien à
ce qui dans le graphe du désir est noté S(A). Son rôle n’est
pas de rendre ses réactions pathologiques impossibles. Bref, Freud souligne
les difficultés de telles cures.

Quels patients les réactions thérapeutiques négatives
concernent-ils ? Ce sont, semble-t-il, pour Freud des patients atteints de névrose
obsessionnelle, de mélancolie ou d’hystérie. Il le dit dans  »
le Sujet et le Ça « . Il le laisse entendre dans Le problème
économique du masochisme
. Il n’est donc pas question ici de la perversion
liée au masochisme érogène.

Revenons à cet article. Après avoir évoqué ses
travaux antérieurs sur le sentiment de culpabilité inconscient,
Freud décrit en une phrase l’économie du masochisme moral et sa
loi.  » La satisfaction de ce sentiment de culpabilité est peut-être
le poste le plus considérable du bénéfice de la maladie.
 » La souffrance  » qui accompagne la névrose  » devient
précieuse pour la tendance masochiste. Freud attribue, sans illusion,
la disparition de ces névroses à des circonstances réelles
dramatiques survenues dans la vie de ces patients : détresse d’un mariage
malheureux, perte de fortune, maladie organique grave. Certes la névrose
disparaît, mais la même quantité de souffrance est maintenue
constant – dans le réel cette fois.

Rappelons qu’il fait aussi état de sa surprise dans  » Le Sujet
et le Ça « , en découvrant qu’un sentiment de culpabilité
inconscient d’une forte intensité peut très bien faire d’un homme
un criminel. Dans la conception philosophique la plus répandue la culpabilité
semble venir après le crime réel commis. Pour certains criminels
jeunes la culpabilité est antérieure au crime. Elle est le mobile
du crime par lequel le sujet trouve un certain soulagement à travers
la punition réelle qu’on lui inflige. Cette structure rappelle la mise
en place conceptuelle de  » Totem et tabou  » ou du  » Moïse
« . Il reste que le meurtre du Père entraîne dans ce cas l’instauration
des interdits symboliques.

Peut-on ajouter aux structures tentées par le masochisme moral la délinquance
? En tout cas, il est probable que le sujet ait raison de se sentir coupable,
même si au départ la culpabilité ne découle pas d’un
crime, mais du défaut d’inscription du Nom-du-Père pour un sujet.
Ce défaut peut procéder d’un acte réel, c’est-à-dire
d’un choix subjectif infantile plus ou moins déterminé par la
parole des parents. La douleur de la punition qui suit le crime s’avère
moins pénible que la souffrance d’une culpabilité fondée
sur un défaut d’inscription.

Peut-être ces considérations tirées d’un texte antérieur
expliquent-elles pourquoi Freud préfère remplacer le terme de
 » sentiment de culpabilité inconscient « , inexact selon lui,
par  » besoin de punition « .

Freud va alors s’efforcer de  » localiser  » à partir de la
seconde topique le sentiment de culpabilité inconscient, en s’appuyant
sur l’analyse du sentiment de culpabilité conscient. Car cela lui paraît
être sa seule voie d’accès au masochisme moral.

Le terme même de  » masochisme moral  » ne saurait donc qualifier
la culpabilité consciente. Les coordonnées de la culpabilité
consciente sont connues. Le surmoi a la fonction de conscience morale. Le sujet
réagit par une  » angoisse morale  » à la perception qu’il
est resté, en deçà des exigences posées par son
idéal. Freud définit cet idéal comme le Surmoi. Selon Freud
la perspective d’une différence entre le sujet et son Idéal doit
susciter la crainte de ce sujet, une crainte qui semble cliniquement justifiée.

Pourquoi le sujet doit-il redouter ce déchirement ? Le surmoi hérite
de la dureté des personnes qui ont façonné les premières
identifications. Le sujet a  » introjecté  » les traits de sévérités
principaux de ces personnes, pour détourner ses buts sexuels vers des
buts désexualisés. Ainsi les premières identifications
– de nature imaginaire – entraînent la désexualisation des buts
subjectifs et se manifestent par la dureté du surmoi à l’égard
du sujet.

Dans le prolongement de ce texte, proposons sur la différence entre
le sujet et le surmoi des hypothèses, auxquelles l’élaboration
de Lacan nous invite.

En quoi la première journée du sinthome contribue-t-elle
à notre discussion ? Lacan y met en évidence un fait de discours
intéressant. Le savoir se divise dans le discours du maître. Cette
division coïncide avec la division du symbole, pour ne pas dire du symbolique.
Elle s’accompagne alors dans la présentation du noeud borroméen
de la division du symbolique en rond symbolique et en rond sinthomatique. Cette
division se réfracte aussi dans la division du sujet. Nous pouvons supposer
que cette transformation introduit de la tempérance dans le discours
du maître. Car il est habituel de faire de ce sinthome le nom du père
lui-même : il est le garant de cette tempérance.

Que se passe-t-il, si la division ne s’opère aux différents niveaux
de ces structures ? Ni le sujet ne se divise, ni l’ordre symbolique et le discours
du maître prend voix à partir d’un réel, que seule la division
du symbole est susceptible de tempérer. Peut-on dire que le signifiant-maître
se trouve maintenu dans la fiction de son unité réelle et indivise,
s’il n’a pas subi l’épreuve de la  » division  » ? Qoiqu’il en
soit, le serrage borroméen n’implique pas chez Lacan la renonciation
à cette notion au niveau du noeud borroméen lui-même,
puisqu’il est opératoire dans la structure du nouage.

Cette hypothèse a peut-être le mérite d’expliquer la sévérité
du Surmoi, issu de la chaîne signifiante. Revenons au texte de Freud.

Comme  » représentant  » du monde réel extérieur
zum Repräsentanzen der realen Aussenwelt – le Surmoi est la marque
d’un passé bien présent pour le sujet sous la forme des signifiants-maîtres
qui l’anime.

Sa sévérité s’explique pour Freud par la manière
dont le sujet a traversé le complexe d’Œdipe. Freud y rattache l’impératif
catégorique de Kant et nous savons les développements qu’en donne
Lacan dans les Écrits. La sévérité du surmoi
est un fait de langage.

Fidèle à un certain style de lecture de Freud, il serait tentant
de considérer que la définition du Surmoi en terme de  » substitut
 » – Ersatz – désigne un fait de langage, qui est aussi
un fait de structure. Il y a dans le signifiant Ersatz cet autre signifiant
Satz, la phrase en allemand. Mais il indique aussi un effet de remplacement,
ou plus littéralement de reposition qui n’est pas très éloigné
du redoublement et de la division du symbolique. L’idéal, qui est ici
le surmoi, garde la trace des signifiants issus des  » maîtres  »
du sujet. Cependant la mise en place de l’Idéal débute avec l’influence
des parents et finit par se métamorphoser en conception religieuse de
la providence, de Dieu et du Destin. Il est difficile au sujet de s’en défaire
selon Freud.

Peut-être est-ce d’autant plus difficile qu’en s’en défaisant,
le sujet doit endosser la responsabilité de sa structure. Ne risque-t-il
pas alors d’amoindrir la fonction de tempérance liée à
ce substitut qu’est l’idéal, ou encore le nom-du-père ? En effet,
un surmoi, qui se référerait à un ordre symbolique dépouillé
de toute référence religieuse, aménera le sujet à
soutenir son existence de la seule nécessité structurale de sa
sévérité. Elle n’est plus référée
à un tiers imaginaire, mais elle est une instance réelle. Elle
est à la fois le témoin de sa division et de celle de l’ordre
symbolique. La suppression de l’imaginaire religieux se traduit par un renforcement
de l’impératif moral : un renforcement de la sévérité
du surmoi à l’égard du Sujet. C’est du reste ce que plus tard
laisse entendre Freud dans le Malaise dans la Civilisation.

 » Après ces préliminaires  » sur les relations du Sujet
avec le Surmoi, Freud revient à l’examen du masochisme moral. Au lieu
d’en parler directement Freud rappelle le cas de sujets sous la domination d’une
 » conscience morale particulièrement sensible  » ; ces sujets
se distinguent des sujets en proie au masochisme moral.

Nous savons maintenant pourquoi Freud étudie le sentiment de culpabilité
inconscient par rapport au sentiment de culpabilité conscient. Il peut
mettre en évidence par contraste les caractéristiques propres
du masochisme moral.

Pour illustrer sa théorie du surmoi, Freud cite le cas de  » personnes
excessivement inhibées moralement « , qui ne savent rien de leur
 » hypermorale « . Leur cas n’est pas identique à celui des masochistes
moraux. Car l’accent porte pour eux  » sur le sadisme du surmoi auquel se
soumet le sujet « . S’il y a refoulement du savoir sur cette hypermorale
sadique, il n’y a pas à proprement parler masochisme. Nous avons peut-être
affaire à la situation du sujet athée, qui assume pour lui-même
la sévérité du surmoi. Il ignorait son hypermoralisme sadique.

Dans le second cas, l’accent porte sur le masochisme propre du sujet qui réclame
punition. Cette punition peut venir pour le sujet du Surmoi, mais elle vient
plus sûrement du monde extérieur. Quand elle vient du surmoi, elle
comporte une dimension sadique. Mais elle est en quelque sorte au service du
plaisir pris par le sujet à la douleur, et non de l’impératif
surmoïque.

Dans un cas, le sadisme du surmoi est  » vivement conscient  » ; le
sujet ne sait rien de son hypermorale inconsciente, mais il subit le joug de
l’impératif en pleine conscience. Dans l’autre cas, le masochisme moral
du sujet est inconscient et doit être déduit de son comportement.
Freud ne dit pas si, en devenant conscient, le sentiment de culpabilité
dans la cure perd ses traits masochistes, pour laisser place au sadisme du surmoi.
Nous pouvons le présumer. Ce serait une amélioration substantielle,
mais limitée.

A quoi est-il nécessaire de rattacher le sentiment de culpabilité
inconscient ?

Au besoin de punition de la part d’une puissance parentale. Le désir
d’être battu par le père et d’avoir des rapports sexuels  »
passifs  » avec lui peuvent être insérés dans le contenu
du masochisme moral. Mais alors quel est le contenu latent de ce masochisme
? C’est la resexualisation de la morale.

Dans un premier temps, elle a été désexualisée,
parce que le complexe d’oedipe l’a été. Freud fait allusion
ici à l’expérience du refoulement.

Mais dans ce second temps logique et pathologique, la morale est resexualisée.
Le sujet opère une régression de la morale au complexe d’Œdipe
à nouveau sexualisé. Cette régression n’est selon Freud
ni à l’avantage du sujet, ni à celui de la morale. Le plaisir
de la douleur est privilégié. La conscience morale est en partie
perdue. La tentation de commettre le péché surgit. Par lui le
sujet pourra expier sa faute sous les reproches de la conscience morale sadique.
Freud évoque l’expérience des caractères russes, dont son
introduction à l’oeuvre de Dostoïevsky demeure un exemple fort
intéressant.

Le châtiment du Destin, qui tient à des circonstances  » extérieures
« , est une autre forme possible du masochisme moral. Il est la manifestation
dans le Réel de la grande puissance parentale. Il faut alors que le masochiste
agisse  » à l’encontre de ce que lui convient « , oeuvre
 » contre son propre intérêt « , détruise  »
toutes les perspectives qui s’ouvrent à lui  » et  » anéantisse
sa propre existence « .

Le masochisme moral semble ici concerner aussi bien la névrose que la
perversion. Il est possible qu’il soit un trait dominant dans certaines formes
de névroses. Lacan l’évoque à propos du destin de Marx,
alors même qu’il met en évidence l’apport de son travail.

Mais la perversion proprement dite s’y prête aussi : il n’est que de
lire une biographie du marquis de Sade pour s’en rendre compte. Celui qui dans
ses oeuvres a donné son nom à la catégorie du sadisme
a sans doute vécu l’existence d’un sujet en proie au masochisme moral.

La marge que le masochisme moral laisse à l’intervention du psychanalyste
paraît étroite, mais réelle.

Il existe enfin une différence intéressante entre le masochisme
moral et le masochisme érogène. Ce dernier comporte un dimension
comique de jeu avec le semblant. La douleur physique est recherchée comme
telle, mais en un sens pour rire. Dans le masochisme moral, la douleur morale
semble prévalente, avec les contraintes sociales dont elle dépend.