Marc Darmon – D’emblée, Lacan nous dit qu’il ne sait pas comment commencer ce qu’il va finir c’est-à-dire cette dernière leçon du séminaire sur Les structures freudiennes des psychoses, et il va nous dire qu’il a dessiné deux schémas sur le tableau, je ne sais pas si vous avez la version du séminaire qui a les deux schémas en question, il doit y avoir un schéma L à mon avis, et un schéma avec mère-père-enfant. Voilà c’est tout, il n’y en a pas d’autre. Bon alors vous allez voir c’est très intéressant ces schémas, en particulier le père-mère-enfant.
Le séminaire commence par une critique des conceptions, des propositions de Ida Macalpine, qui est une psychanalyste anglaise qui a préfacé et postfacé le journal du Président Schreber, les Mémoiresdu Président Schreber dans l’édition anglaise. Une grande partie du séminaire va consister en une discussion des thèses d’Ida Macalpine, c’est-à-dire une description de thèses opposées à celle de Freud. Alors en gros, la stratégie de Lacan, par rapport aux auteurs anglo-saxons, c’est de combattre pied à pied sur le terrain de la relation d’objet, puisque ça va se clarifier dans le séminaire suivant, sur La Relation d’objet, donc une thèse qui repose essentiellement sur des conceptions imaginaires, sur une idée du processus par stades, du processus de développement par stades, et puis soutenue par une conception génétique du psychisme. C’est-à-dire qu’il y a un soubassement génétique qui explique justement ce développement par stades.
Lacan insiste pour dire que le délire repose sur une perturbation de la relation au grand Autre, et comme tel lié à mécanisme transférentiel. C’est-à-dire qu’il ouvre la perspective pour expliquer les psychoses en se référant aux fonctions et à la structure de la parole. Il nous dit qu’il cherche à arracher, à « […] libérer le mécanisme transférentiel de je ne sais quelles confuses et diffuses relations d’objet, qui, par hypothèse, sera chaque fois que nous aurons affaire à un trouble considéré comme immature, mais considéré dans sa globalité, ce qui ne nous laisse pas d’autre jeu qu’une sorte de série linéaire de cette immaturation de la relation d’objet. »
Il commence par critiquer cette explication par une immaturation dans le développement. Et il en veut pour preuve le cas du délire partiel. Le délire partiel par sa seule existence, est une preuve que la conception par développement et immaturité, ou immaturation dans cette série de stades, c’est une preuve que c’est faux, puisque le sujet peut délirer « en secteur » comme on dit.
De même la fonction d’objet, dans la relation d’objet : « Et quand même n’aurions-nous pas les psychoses et seulement les névroses, nous verrons l’année prochaine que la notion d’objet n’est pas univoque, quand je vous ai annoncé que je commencerai, je pense, par opposer l’objet des phobies à l’objet des perversions. Ce sera une autre façon de reprendre le même problème au niveau de la case objet dans les relations du sujet [au grand] Autre. Ici, au niveau des psychoses, je dirai que c’est là les deux termes opposés. »
Et puis il finit par dire que les critiques de Freud n’ont jusqu’à présent jamais amené quelque chose de plus que ce que Freud avait amené dans l’analyse du Président Schreber.
La critique d’Ida Macalpine porte essentiellement sur la thèse de Freud selon laquelle la paranoïa résulterait d’un refoulement de l’homosexualité. C’est-à-dire cette tendance homosexuelle serait selon Freud niée par le sujet : « Cette négation, je résume, vous pourrez en vous reportant au texte, je pense que vous l’avez [fini] depuis longtemps, vous apercevoir si oui ou non – dit Lacan – mon résumé est exact, équilibré, cette négation, dans le cas de Schreber qui n’est pas névrosé, aboutit à ce que nous pourrions appeler une érotomanie divine, avec ce mode de double renversement […] » Une érotomanie divine, ça c’est une formule percutante de Lacan. Comment il en vient à parler d’érotomanie divine, Lacan reprend les phrases grammaticales que Freud présente pour expliquer les différents délires, à partir de la phrase « je l’aime », « je l’aime lui un homme », donc cette phrase est travaillée par les négations. Donc : « je ne l’aime pas, je le hais, il me hait, » etc. Il peut décrire comme ça pratiquement tous les délires, on l’a vu cette année, c’est-à-dire le délire de jalousie, le délire érotomaniaque, le délire de persécution, simplement sur une manipulation, un travail sur la phrase « je l’aime lui un homme », un travail grammatical ; en plaçant sur le sujet ou l’attribut cette négation. « Il y a plus d’une manière d’introduire la dénégation dans cette simple négation de la situation. On peut dire ce n’est pas moi qui l’aime ; on peut dire ce n’est pas lui que j’aime ; on peut dire ce n’est pas d’aimer lui qu’il s’agit pour moi … je le hais, par exemple. Et aussi bien nous dit-il que la situation n’est jamais simple, ni [ne] se limite à ce simple renversement symbolique que, pour des raisons d’ailleurs qu’il tient pour suffisamment [im]plicites, mais sur lesquelles, à la vérité, il n’insiste pas, le renversement imaginaire de la situation dans une partie seulement de ces trois termes se produit, à savoir que, par exemple le je le haisse transforme en un il me haitpar un mécanisme imaginaire de la projection ; comme par exemple dans notre cas ce n’est pas lui que j’aime, c’est quelqu’un d’autre, ici, c’est un grand Lui, puisque c’est Dieu lui-même, se renverse en un il m’aimecomme dans toute érotomanie. »
La transformation de cette phrase « je l’aime lui un homme » aboutit dans le cas de Schreber à « il, le grand Il, Dieu m’aime » comme dans toute érotomanie. Alors en passant vous avez vu qu’il était question de projection, c’est-à-dire « je le hais/il me hait », donc cette haine en miroir, un peu plus tard Lacan précise que Freud l’avait critiquée, il avait dit que la projection – selon Lacan imaginaire – ne pouvait rendre compte à elle seule du délire.
Vous voyez que ce mécanisme repose sur des transformations langagières, c’est une trouvaille de Freud tout à fait passionnante, il en résulte donc une combinaison de signifiants, qui aboutissent donc à une formule pour chaque délire, finalement, et on peut se demander aujourd’hui ce qu’on peut faire de ça, de cette conception. Et en quoi cette conception se combine à la forclusion du Nom-du-Père, c’est-à-dire qu’est-ce que ça a à voir la forclusion du Nom-du-Père avec cette formule « je l’aime lui un homme » transformée grammaticalement dans les différents délires.
Alors Melman a, dans notre discussion sur ce sujet, a proposé, si vous voulez, je crois ne pas le trahir en disant cela, a proposé de trouver dans la première formule je l’aime, la première formule c’est je l’aime, elle, une femme, seulement cette formule ne pourrait pas s’écrire du fait de la forclusion du Nom-du-Père ; c’est-à-dire il manquerait le Nom-du-Père, et le phallus symbolique, le signifiant phallique, pour faire lien d’amour, entre ce sujet et cet objet. Et se produirait une déclinaison de la formule dans ces différentes présentations. Je vous laisse ça à méditer.
Lacan continue de se poser des questions. À partir de cette proposition de Freud, qui attribue l’issue terminale du délire du Président Schreber à une défense contre la tendance homosexuelle, et il oppose à cette conception, qui après tout ne serait guère différente d’une proposition pour décrire une névrose, il oppose à cette proposition le fait que le bouleversement, la déréalisation, le bouleversement du monde que le délire produit, cette reconstruction délirante, qui fait intervenir Dieu, ne se réduit pas à cette explication. « L’explication de Freud à propos de ce délire, qui se présente bien ici dans sa terminaison avec tous les caractères mégalomaniaques des délires de rédemption, dans leurs formes les plus développées, l’explication de Freud, si on la serre de près, a l’air de tenir toute entière dans la référence au narcissisme. C’est d’un narcissisme menacé que part la défense contre la tendance homosexuelle. La mégalomanie représente ce par quoi la crainte narcissique s’exprime, dans un agrandissement du moi lui-même du sujet aux dimensions du monde, dans un fait d’économie libidinale qui se trouve apparemment entièrement sur le plan imaginaire. Le sujet se fait l’objet même de l’amour de l’être suprême ; dès lors, il peut bien abandonner ce qui lui semblait au prime abord le plus précieux de ce qu’il devait en tout cas sauver, à savoir la marque des sa virilité. »
Alors donc « […] le pivot, le point de concours de la dialectique libidinale auquel se réfère tout le mécanisme et tout le développement de la névrose, est le thème de la castration. C’est la castration qui conditionne la crainte narcissique. C’est l’acceptation de la castration qui doit être payée d’un prix aussi lourd que le remaniement de toute la réalité par le sujet. » Alors ce qui est à retenir ici, c’est que Freud tient à maintenir, il y a une invariante, dit Lacan, il y a « […] une invariante prévalente, je veux dire dont il n’a jamais, dans le conditionnement théorique de l’inter-jeu subjectif où s’inscrit l’histoire d’un phénomène psychanalytique quelconque, dont il n’a jamais tiré, ni subordonné, ni même relativé la place. Donc c’est autour de lui, dans sa communauté analytique, mais jamais dans son œuvre, qu’on a voulu donner des symétries, des équivalents, la place centrale de l’objet, disons le centre phallique et de sa fonction essentielle dans l’économie libidinale, chez l’homme comme chez la femme. » Lacan insiste pour dire que Freud n’a jamais abandonné cette référence phallique.
Lacan insiste pour dire que Freud n’a jamais abandonné cette référence phallique. Quand il parle de l’ambiance psychanalytique qui l’entourait, il évoque Jones. Jones qui voulait rétablir la symétrie, c’est-à-dire : le phallus, c’est pour le garçon et le vagin c’est pour les filles. Vous verrez tout à l’heure, il y a un développement très drôle sur Jones et sur sa conception. Freud maintient son complexe d’œdipe en quelque sorte avec la castration dans l’explication du cas Schreber. Ida Macalpine s’oppose à cette conception en remarquant que le terme de castration n’apparaît pas dans les Mémoiresdu président Schreber. Il ne parle pas de castration. Il parle d’Entmannung, c’est-à-dire de transformation, il s’agit d’une transformation en femme, de procréation, de fécondité, mais non pas du tout de castration. Son idée à Ida Macalpine, c’est que ce qui serait déterminant, on va le voir tout de suite, j’anticipe, ce qui serait déterminant c’est un fantasme de procréation qui se situerait dans la période pré-oedipienne, où l’enfant serait en quelque sorte en concurrence avec la mère et serait atteint par ce fantasme de procréation où lui-même pourrait accoucher d’enfants, dans une sorte de réciprocité avec la mère, dans une relation duelle avec la mère. Ida Macalpine, à juste raison dit qu’il n’est pas question de castration mais de transformation. C’est-à-dire que logiquement comme ça, Schreber se transformerait en femme pour réaliser ce fantasme de procréation. Vous voyez. Au contraire dans le texte de Freud c’est autour du terme de la castration, que se construit son interprétation des choses et là il montre une certaine faiblesse, dit Lacan, de son argumentation, « le fait de faire pivoter autour des termes, tendance homosexuelle, économie libidinale, insérés dans la dialectique imaginaire du narcissisme, point essentiel, enjeu du conflit, l’objet viril assurément cela nous permet de rythmer, de comprendre les différentes étapes de l’évolution du délire, ses phases et sa constitution finale.
« Bien plus nous avons pu noter au passage toutes sortes de finesses, laissées en quelque sorte en amorce dans l’avenue ouverte, non complètement explorées, celles par exemple où [Freud] montre que elle seule la projection ne peut pas, expliquer le délire, qu’on ne peut dire qu’il ne s’agisse là que d’un reflet, en quelque sorte, un miroir du sentiment du sujet et qu’il est indispensable d’y déterminer les étapes et, si l’on peut dire, à un moment donné, une perte de la tendance qui vieillit. »
C’est la critique de la projection que je vous ai évoqué tout à l’heure, quand je parlais du tableau de transformation grammaticale de la phrase, « je l’aime, lui un homme » en « je le hais, il me hait, » Freud critique cette projection comme insuffisante pour expliquer les choses.
Alors Lacan poursuit : « J’ai beaucoup insisté au cours de l’année, que ce qui a été refoulé au dedans reparaît au dehors, ressurgit en arrière plan, et ne ressurgit pas dans une structure simple, mais, nous l’avons vu, dans une position, si l’on peut dire interne, qui fait que le sujet lui-même, qui se trouve être l’agent de la persécution dans le cas présent, est un sujet ambigu, problématique. »
Le persécuteur est un personnage ambigu, problématique. « Il n’est après tout, dans son premier abord, que le représentant d’un autre sujet qui, non seulement permet, mais sans aucun doute agit en dernier terme, bref, d’un échelonnement dans l’altérité de l’autre, qui est un des problèmes sur lequel Freud à la vérité nous a conduit mais où il s’arrête. Tel est à peu près l’état des choses au moment où nous quittons le texte de Freud. »
Alors c’est intéressant cette histoire, je ne sais pas exactement comment il faut l’interpréter, la lire, je ne vous l’ai pas développée.
Michel Daudin– Je pense que là, il le reprend, dans l’expression un peu plus loin, où il y a le père qui est inséré dans le père, et où on aurait comme ça dans les relations aux différents partenaires que tu viens de citer, dans les sujets de la persécution, une escalade, un emboîtement de père qui serait toujours dans un autre père jusqu’à monter, Jusqu’à Dieu.
Marc Darmon– Il faudrait mettre dans la cavité de l’autre avec un grand A peut-être.
Michel Daudin– Encore que c’est tout dans l’axe imaginaire que l’autre doit se lire à mon avis
Valentin Nusinovici– Dieu étant lui même divisé, c’est ça en dernier terme, c’est ça.
Marc Darmon– « Ida Macalpine, avec d’autres termes, mais d’une façon plus cohérente que d’autres, objecte que rien, nous dit-elle, ne nous permet de concevoir ce délire comme étant quelque chose qui suppose la maturité́ génitale, si j’ose dire, qui expliquerait, ferait comprendre la crainte de la castration. » Elle revient sur son idée, c’est-à-dire que c’est une immaturité dans le mouvement, dans la succession des stades et pour qu’il y ait homosexualité et castration, il faudrait selon elle qu’il ait atteint le stade génital. Ce n’est pas le cas…
Michel Daudin– Oui, ce qui est important effectivement, me semble-t-il, c’était cette relation que tu as souligné tout à l’heure, préœdipienne, duelle mère enfant, qui excluait tout à fait au départ la position du père qu’on retrouve dans le triangle qui inaugurait cette leçon.
Marc Darmon– Oui tout à fait, dont il va parler plus tard.
Michel Daudin– Au niveau effectivement de la critique d’Ida Macalpine, dans cette relation duelle préœdipienne dont il va parler plus tard, ça n’inclut pas du tout au départ les questions du père et ça laisse la relation duelle mère enfant que tu as repris dans le fantasme de procréation.
Marc Darmon– Lacan rappelle que les symptômes de Schreber sont en premier lieu hypocondriaques, ce sont des symptômes hypocondriaques psychotiques, et il y a un passage intéressant, il dit « […] ce quelque chose de particulier qui est au fond de la relation psychotique comme de toutes sortes de phénomènes, et spécialement voie d’introduction à la phénoménologie de ce cas. » Alors il rappelle qu’Ida Macalpine est une spécialiste des phénomènes psychosomatiques « […] et c’est là qu’elle a pu avoir l’appréhension directe d’un certain nombre de phénomènes, structurés tout différemment de ce qui se passe dans les névroses, à savoir ce quelque chose que nous pourrions appeler, je ne sais qu’elle empreinte ou inscription directe d’une caractéristique d’un temps, si l’on peut dire, ou même dans certains cas, du conflit, sur ce que l’on peut appeler directement enfin le tableau matériel que présente le sujet en tant que corporel. Tel symptôme, tel qu’une éruption […] de la face, sera quelque chose qui se mobilisera en fonction de tel ou tel anniversaire et ce sera en quelque sorte, d’une façon directe, sans aucune dialectique, sans aucun intermédiaire, sans aucune interprétation que nous pourrons recouper, équivalent, la correspondance du symptôme avec quelque chose qui est du passé du sujet. »
Michel Daudin– C’est intéressant.
Marc Darmon– Voilà donc on a une première construction qui va donner l’holophrase,
Michel Daudin – Absolument, c’est intéressant, repris autrement
Marc Darmon– C’est très intéressant cette inscription sur le corps, une sorte d’écriture qui est directe, qui ne passe pas par la dialectique, une interprétation qui serait directe et par exemple une éruption de la face qui correspondrait à la date anniversaire d’un événement dans le passé du sujet.
Lacan dit que: « […] il s’agit bien là de correspondance directe entre le symbole et le symptôme. » Dans ce phénomène psychosomatique. « L’appareil du symbole manque tellement aux catégories mentales du psychanalyste aujourd’hui que c’est par l’intermédiaire uniquement de l’un des fantasmes que peuvent être conçues de telles relations. »
C’est-à-dire que cette tendance de la psychanalyse et des tenants de la relation d’objet, comme ils ne disposent pas du concept de signifiant, ils n’ont aucune idée de la détermination signifiante, de la surdétermination signifiante, ils se servent du fantasme comme explication, comme mise en lien pour expliquer le symptôme, entre la cause du symptôme et sa manifestation, il y aurait le fantasme. Et dans le cas de Schreber, ce fantasme, ça serait le fantasme de procréation.
« […] soulignant que ce qui tient le désir, ce qui le soutient, est essentiellement, et avant tout un thème de procréation, si je puis dire, poursuivi pour lui-même, […] »
Donc c’est un thème de procréation, qui est poursuivi pour lui-même dans le délire de Schreber, « […] asexué́ dans sa forme, n’entrainant le sujet dans les conditions de dévirilisation, de féminisation, comme je vous l’ai dit, également, formellement, que comme une sorte de conséquence a posteriori, si l’on peut dire, de l’exigence dont il s’agissait. Le sujet est quelque chose qui doit être né dans la seule relation de l’enfant à sa mère et pour autant que l’enfant, avant toute constitution d’une relation triangulaire, verrait naitre en lui un fantasme de désir, désir d’égaler la mère dans sa capacité́ de faire un enfant. »
C’est sa grande idée qui repose sur une économie imaginaire du fantasme et de diverses réorganisations et désorganisations, structurations et déstructurations fantasmatiques. Tout reposerait sur ce désir soutenu par un fantasme, en quelque sorte nous dit Lacan, est asexué, fantasme qui se développerait pour lui-même et aboutirait au délire d’être la femme de Dieu et de faire des petits Schreber.
Il y a aussi dans les tenants de la relation d’objet, la triade frustration agressivité régression et qu’avec cette triade qui est la conception liminaire du fantasme, ce sont pratiquement les seuls instruments dont elle se sert pour étayer sa thèse. Lacan cite Ida Macalpine « Elle dit il n’y a déclin du monde pour le sujet Schreber, il n’y a crépuscule du monde, et à un moment donné désordre quasi confusionnel de ses appréhensions de la réalité́, que parce qu’il faut que ce monde soit recréé, […] » C’est-à-dire, dit Lacan, une sorte de finalisme dans cette explication par le fantasme de procréation, il faut que ce fantasme se réalise, en quelque sorte pour qu’il en vienne à perturber la réalité, le monde entier, etc. Elle dit ensuite « Tout le mythe n’est construit que parce que c’est la seule façon que le sujet Schreber arrive à se satisfaire dans son exigence imaginaire d’un enfantement. »
Lacan dit tout ça c’est très bien, mais comment comprendre à partir des conceptions d’Ida Macalpine, comment comprendre la fonction du père, comment intervient le père dans ce dispositif ? Parce que dit Lacan, la fonction du père elle est de toute évidence dans ce délire. Il ne parle que de ça, que du père.
« […] la fonction du père est promue, exaltée, au point qu’il ne faut rien moins que Dieu le père lui-même dans le délire, et chez un sujet qui jusque là, comme il nous l’affirme, ceci n’a aucun sens, il ne faut rien moins que Dieu le père lui-même pour que le délire arrive, si l’on peut dire, à son point d’achèvement, à son point d’équilibre. » Et comme le disait Michel tout à l’heure, « La prévalence, dans toute l’évolution de la psychose de Schreber, des personnages paternels en tant que tels, qui se substituent les uns aux autres, et vont toujours en s’agrandissant et en s’enveloppant les uns les autres, jusqu’à s’identifier au père divin lui-même, à la divinité́ marquée de l’accent proprement paternel, est quand même quelque chose qui reste absolument inébranlable et destiné à nous faire reposer le problème, savoir comment il se fait que quelque chose qui donne, si je puis dire, autant de raison à Freud, n’est quand même malgré tout par lui abordé, que par certains biais, que sous certains modes qui, incontestablement, nous laissent pourtant à désirer ? »
Lacan nous décrit la position de Freud comme un petit peu embarrassé. Il a affaire à cette prolifération de pères, ce parcours à l’infini de cet enveloppement de pères à partir de Flechsig mais il n’arrive pas à nous mettre en évidence le mécanisme de ce délire. On reconnaît effectivement les personnages œdipiens dans le délire du président Schreber mais il n’arrive pas à en donner le ressort. Et puis il y a autre chose, donc quand même cette prévalence du père s’oppose à la conception d’Ida Macalpine, mais il n’y a pas que ça, il y a autre chose encore de beaucoup plus évident, beaucoup plus massif dans ce qui permet de réfuter sa thèse. C’est « […] le côté écrasant, prépondérant, énorme, proliférant, végétant des phénomènes d’auditivation verbale, de cette formidable captation du sujet pris dans ce monde de la parole, devenu pour lui non seulement une perpétuelle coprésence, ce que j’ai appelé la dernière fois un accompagnement parlé de tous ses actes mais une perpétuelle intimation, sollicitation, voir sommation à se manifester sur ce plan, […] »
C’est quand même assez massif ça, le caractère verbal, cette prolifération et cette insistance dont parle Lacan, c’est quand même quelque chose qui est tout à fait frappant dans la lecture des Mémoires et que la conception d’Ida Macalpine ne peut absolument pas rendre compte. Il y a non seulement ce dont il a déjà parlé, l’accompagnement parlé de tous ces actes c’est-à-dire ce qu’on peut dire l’automatisme mental, un commentaire des actes mais « […] une perpétuelle intimation, sollicitation, voire sommation à se manifester sur ce plan, […] »
Schreber est harcelé par ces voix et est obligé d’y répondre. Parfois, il n’y répond pas.
Michel Daudin– Il ne faut pas le prendre pour un idiot.
Marc Darmon– Parce qu’il ne faut pas le contraindre à dire quelque chose de bête. Il vient « […] témoigner que, aussi bien pour sa réponse ou sa non réponse, il est quelqu’un de toujours éveillé à ce dialogue intérieur et dont le seul chemin qu’il ferait dans cette présence à ce dialogue témoignerait, serait le signal pour lui de ce qu’il appelle Verwesungc’est-à-dire comme on l’a traduit justement une sorte de décomposition. »
Lacan revient sur l’insistance de Freud sur le complexe de castration et la fonction du père mais il dit ça ne colle qu’approximativement. « Ce dont il s’agit, dit-il, dans ce complexe de castration, dans cet Œdipe, ce n’est pas purement et simplement d’éléments imaginaires », c’est-à-dire qu’on retrouve « par exemple sous la forme de la mère phallique, […] cela vous le savez tous, au complexe de castration en tant qu’il est intégré dans la situation triangulaire de l’Œdipe. La situation triangulaire de l’Œdipe est quelque chose qui n’est pas complètement élucidée dans Freud, mais qui, du seul fait qu’elle est maintenue toujours, est là pour prêter à cette élucidation, et cette élucidation n’est possible que si nous reconnaissons qu’il y a dans l’élément tiers, l’élément central pour Freud, à juste titre, du père, un élément signifiant irréductible à toute espèce de conditionnement imaginaire. » Il y a une reconnaissance de Lacan chez Freud de cette importance de la triangulation, de la fonction paternelle et il nous dit aussi que ce n’est pas complètement élucidé chez Freud. Ce n’est pas complètement élucidé dans la mesure où Freud, à mon avis, n’avait pas les catégories du Réel, Symbolique, Imaginaire. Cela sera le travail de Lacan l’année suivante dans La relation d’objet, de reformuler le complexe d’Œdipe et de la castration en étudiant le cas du petit Hans à la lumière des dimensions Réel, Symbolique et Imaginaire. « Je ne dis pas que le terme du père, le Nom du Père, soit seul, un élément, dont nous puissions dire ça ; [c’est-à-dire le symbolique] je dirai que cet élément, nous pouvons le dégager chaque fois que nous appréhendons quelque chose qui à proprement parler est de l’ordre symbolique. » Après c’est à la fois la critique d’Ida Macalpine et de Freud, c’est-à-dire insistant sur le caractère symbolique qui n’est pas entièrement dégagé chez Freud. Ensuite il y a un passage tout-à-fait comique, c’est l’article de Jones sur le symbolisme que Lacan nous dit avoir relu à cette occasion et donc Jones fait un effort pour serrer le symbole et nous expliquer « que c’est là sans doute une déviation jungienne, […], que de voir dans le symbole quelque chose qui en lui-même réduit toutes les caractères d’une relation fondamentale. » Il prend pour exemple l’anneau qui signifie le mariage, la répétition, le temps, qui renvoie à des grands mythes, des métaphores, des institutions. Il dit « ça, c’est jungien. » Cette dimension symbolique de l’anneau si on part dans des considérations faisant intervenir le mythe, la religion, des catégories telles que le temps, la répétition… Ça c’est jungien. C’est plutôt le mythe simplement le symbole du mariage parce que l’anneau c’est le vagin. Je vous laisse lire les commentaires de Lacan à cette conception de Jones, c’est-à-dire c’est toujours dans l’idée de rétablir l’égalité entre les hommes et les femmes. Il ne faudrait pas insister seulement sur le phallus mais aussi sur l’organe féminin et l’anneau serait le symbole d’accouplement. Je vous laisse lire cela tranquillement… Il termine en disant que l’anneau s’il est une référence corporelle c’est plutôt ce que « pudiquement les commentateurs des anciens dictionnaires commentent… c’est-à-dire justement, comme l’anneau que l’on peut trouver derrière. Mais pour confondre l’un et l’autre quant à ce qu’il peut s’agir d’une symbolisation naturelle il faut vraiment […] »
Je te propose déjà de commencer à discuter.
Michel Daudin– Tu vas faire une coupure. Tu as pris toutes ces étapes de très près. Il est difficile de mettre une coupure dans des étapes qui sont aussi serrées que la lecture. Effectivement cela introduit d’emblée une critique de la théorie de l’imaginaire à propos d’Ida Macalpine et qu’ensuite avec Jones on s’approche de la fin de cette leçon qui nous rapproche de… comment entendre le signifiant. Alors cela, on l’avait déjà entendu dans des leçons précédentes, je pense particulièrement, par exemple à ce très beau séminaire où il parle de la paix du soir c’est-à-dire des choses auxquelles on n’est pas préparé et qui apparaissent comme tel, et là il va prendre d’autres exemples que cette paix du soir qui est un sentiment intérieur pour aller du côté de la perception et peut-être dans la suite de Jones où il parle de l’anneau, de ce qui pourrait être perceptible pour introduire la question du signifiant autrement. Effectivement, ça m’a paru très clair la façon dont Ida Macalpine ne tient pas compte de ce qui est central dans l’œuvre de Freud c’est-à-dire le complexe de castration, la question du père. On a toujours un peu tendance quand on est en difficulté à retourner dans ce qui est du pré-œdipien. Cela reste une pente, pour moi, par rapport à mes lectures de l’époque… il y a eu toujours comme cela des lectures où la question du pré-œdipien, que ce soit sur la mélancolie ou d’autres…mais plus particulièrement dans la mélancolie, où la question du pré-œdipien est toujours prégnante et cette la relation à la mère viendrait donner une explicitation de ce qu’il peut en être d’une privation du départ. On sait bien en clinique que cette privation au niveau de la mère ou la position de la mère va entraîner un certain nombre de difficulté mais on les prend comme tu le disais sur un certain ordre d’évolution génétique pour arriver par des stades, ce qui ne tiendrait pas compte de la position structurale qui fait que l’on serait d’emblée dans un bain de langage, ce que tu as repris en disant que la question du transfert c’est la question de la parole et de la relation au grand Autre. Dans ce contexte-là, on doit aussi écouter la psychose mais pas uniquement dans l’imaginaire d’un délire plus ou moins florissant. Je crois que cela est très important de poser d’emblée la question du transfert pour ce qu’il en en est de l’écoute des psychoses pour le reprendre d’un point de vue structural, tu as commencé à introduire l’imaginaire, le symbole avec Jones, le symbole avec une évolution d’une cause naturelle, une sorte d’évolution naturaliste. Reste effectivement, toute la question que Lacan va aborder progressivement à la fin, la question du signifiant comme tel. Et dans le signifiant comme tel, il aborde le signifiant, comme tu l’as fait remarquer il y a quelques instants, pas uniquement au travers du père et du Nom du Père mais à travers des tas d’autres signifiants. Il va prendre des exemples naturels ou naturalistes pour les tirer jusqu’à la notion du signifiant. Je crois que là nous sommes à peu près au virage de la leçon où il y a d’une part une critique de l’imaginaire et une critique du symbole qui n’est pas le symbolique. Voilà comment je présenterais les choses pour cette première partie.
Marc Darmon– Dans la suite de la leçon, il donne un rôle très fort à l’anneau puisque cela va être l’anneau du père qui rassemble les trois : le phallus, la mère et l’enfant. C’est une préfiguration du nœud tout-à-fait saisissante.
Michel Daudin– Dans ce que tu disais tout à l’heure en évoquant la question de la forclusion et la question de l’imaginaire. Une question qui me préoccupe et qui est un peu latérale par rapport à ce qu’il en est de l’importance de l’axe imaginaire dans le schéma L et moi ce que j’interroge un petit peu c’est ce qui est repris dans différentes thèses de la nomination imaginaire par exemple. C’est-à-dire que la nomination imaginaire et je ne sais pas comment réarticuler cela met de côté la prédominance dans le symbolique de ce qui serait de la fonction du père. Dans ce que tu évoquais tout à l’heure qui pourrait être dans une certaine forme de normalité, peut-être avant que cette question du père ne se pose, de ce qu’il en est tout de même de la prévalence de cette forme de relation imaginaire – cette question que je te pose – avant le déclenchement de la psychose.
Marc Darmon– Lacan en donne une bonne illustration en s’appuyant sur le cas de Kaplan, ce jeune homme qui tenait debout grâce à son identification imaginaire à son copain. C’est tout le problème des prépsychoses, du déclenchement des psychoses quand une suppléance imaginaire faisait tenir le nœud jusqu’à présent.
Michel Daudin– J’évoquais cela par rapport à ce que Lacan développait au départ des différentes relations qu’avait Schreber avant qu’il ne devienne au niveau quasiment le fondateur de la loi c’est-à-dire les différentes étapes où il était particulièrement brillant, particulièrement présent et il se retrouve avec des gens d’une génération différente.
Marc Darmon– Vingt ans de plus que lui…
Michel Daudin– Va se poser la question du générationnel à partir du symbolique, qu’on revoit en fin de leçon et il repose cette question du générationnel, du symbolique et d’une position qui effectivement l’interpelle d’une certaine façon. D’une façon à laquelle il ne peut pas répondre. Bon ça c’est dit après, il est appelé à une fonction…
Marc Darmon– Il répond à une fonction de président de la cour d’appel, de législateur, il fait la loi.
Michel Daudin– Le père de la loi, presque, une image un peu forte.
Marc Darmon– Oui, comme le conseil constitutionnel.
Danielle Eleb– Il y a un texte de Lacan la lettre à Jenny Aubry, texte très éclairant. Lacan développe que cette question de l’enfant dépend beaucoup aussi de la subjectivité que de la fonction maternelle. Il relève donc que selon que l’enfant est pris comme objet de fantasme de la mère, il a toutes les chances d’être psychotique, enfin c’est ce qu’il développe. Selon que l’enfant relèverait de la subjectivité de la mère comme objet du désir, au quel cas ce serait un enfant névrosé comme tout à chacun. Chez Lacan il y a une approche non pas relative à ce que vous avez développé c’est-à-dire de ce stade pré-œdipien mais il y a une approche de la fonction maternelle et de la fonction paternelle et qui relèverait de la structure même de la mère. C’est quand même un point très important de la clinique lacanienne. Il y a tout un courant, j’avais moi-même sur ces questions rencontrée Sarah Kaufman, qui a écrit un livre important intitulé L’énigme de la femmemais où elle disait que Freud a été mis en difficulté par cette période préœdipienne de la fille. Mais Sarah Kaufman n’est pas lacanienne. Je pense quand même que Lacan a opéré une véritable ouverture sur ces questions. Il n’a pas ramené cela au stade pré-œdipien mais à la subjectivité de la mère.
Michel Daudin– Ça rejoint la question du désir de la mère, cette question du désir de la mère qui a été reprise également par Charles Melman, pose ce moment, c’est d’ailleurs la formule même de la métaphore paternelle, ce moment même du désir de la mère. Et je crois que vous avez tout à fait raison de souligner, le désir de la mère c’est aussi bien un génitif subjectif qu’un génitif objectif. La question de ce qui serait le phallus de l’un et de l’autre, de l’objet qui se partage entre la mère et l’enfant. Il y a quelque chose là de l’ordre d’un partage de l’objet, mais est-ce que cet objet a déjà l’illumination, c’est difficile de parler en stades, de parler en pré-œdipien est-ce que cet objet est déjà l’objet phallique ? C’est une grande interrogation qu’on a pu dire récemment dans un groupe où on travaille la paranoïa, dans le séminaire de Charles Melman, effectivement cette question de relation d’objet, d’échange entre l’enfant et la mère est tout à fait primordial sur la mise en place du Nom du Père. Je crois que vous avez tout-à-fait raison qu’on ne peut pas nier qu’il y ait quelque chose de ce double lien entre la mère et l’enfant et qui parfois est plus dans un sens et parfois plus dans l’autre et que quand ce va et vient ne s’arrête pas par une nomination du Nom du Père.
Danielle Eleb – C’est bien-là qu’opère quelque chose qui est bien de la structure de la maman…
Michel Daudin– La structure de la mère est elle aussi dans le langage, et va se retrouver la même question au niveau de la structure de comment ça tient.
Marc Darmon – Mais Lacan ne recule pas devant l’emploi du terme pré-œdipien. On verra l’année prochaine dans la relation d’objet, une grande partie de l’observation du petit Hans dans la relation d’objet tourne autour de cela, de ce qui, il y a une longue période où le père est dans les coulisses en quelque sorte. Et l’enfant vient en place de phallus imaginaire de la mère. Si bien que Lacan est amené à parler de deux castrations une castration maternelle et une castration paternelle. C’est-à-dire la castration maternelle consiste à détruire ce phallus imaginaire de la mère, c’est-à-dire ce que l’enfant laisse à cette place, le phallus imaginaire de la mère, de façon plus ou moins heureuse. On voit chez le petit Hans, l’enfant quitte cette place avec fracas, parce que ça déclenche de l’angoisse, il n’a plus de repères symboliques, sa petite sœur est venue prendre cette place. Ce qui déclenche l’angoisse avant alors qu’il ne peut passer à la castration paternelle justement, il se trouve dans cet entre deux. Mais il se passe beaucoup de chose avec la mère dans cette période.
Danielle Eleb– Il y a quand même chez Lacan une fonction…
Marc Darmon – Dans ce que vous venez de dire par rapport à la lettre de Jenny Aubry.
Marc Darmon– Oui, Bernard [Vandermersch]
Bernard Vandermersch– Moi, ce qui m’intéresse beaucoup dans cette leçon, c’est quelque chose qui est une leçon pour nous aussi, comment Ida Macalpine a raison sur un point c’est qu’il n’y a pas de castration dans cette histoire. Parce qu’il n’y a pas de symbolisation du phallus en tant que phallus symbolique. Elle a raison de dire que Freud, là, ça ne colle pas. Le problème c’est que la solution qu’elle apporte n’est pas meilleure et qu’elle est, comme tu dis, fondée sur son fantasme à elle, enfin sur le fantasme qu’elle a imaginé être celui de Schreber, et malheureusement, ça ne répond pas. Et pour finir, elle avait raison, mais elle a tort aussi de ne pas saisir ce qui, chez Freud, est son obstination à maintenir l’idée de l’Œdipe. Où il y a là une vérité masquée dans l’Œdipe qui aurait dû aller au-delà, bien sûr, puisque manifestement ce n’est pas une histoire œdipienne réussie, Schreber. Quant à l’histoire de l’objet a, c’est intéressant de voir à quel point dans Schreber il y a de l’objet ajusqu’à plus soif. Quand il parle de ses problèmes intestinaux et comment Dieu le force à chier et que l’égalité avec Dieu, c’est de pouvoir chier sur le monde, on s’aperçoit que l’objet a, il est là, mais effectivement il ne vient jamais en position d’objet cause du désir. Il est toujours en position d’être l’objet de la jouissance de l’Autre, et c’est peut-être comme ça qu’on peut entendre que si l’enfant est dans cette place de la jouissance de la mère, alors il a peu de chance de s’en sortir. Si, par contre, c’est un objet qui fonctionne comme cause du désir de la mère, après tout… Mais parce que à ce moment là, l’objet disparaît par la phallicisation, il est retranché du monde ordinaire, il est dans une castration, comme dirait Dolto, cet objet. Il faut bien que quelque part une jouissance cède entre la mère et l’enfant à propos de cet objet, il y a quelque chose qui cesse.
Michel Daudin– C’est vrai que Lacan reprend les choses à la base à partir de la procréation. Donc cette question de procréation reste un point central dans l’équilibre de l’affaire.
Bernard Vandermersch– Mais il n’y a pas que ça chez Schreber, loin de là, il y a la procréation, il y a tellement de choses…
Valentin Nusinovici– Mais procréation en tant que c’est différent de porter un enfant. C’est de ça dont il parle. C’est-à-dire de ce que peut être le point où il est en panne, ce qu’il faut assumer pour procréer en tant qu’homme, c’est tout à fait différent du fantasme de procréation que fait intervenir…
Michel Daudin– Oui, on a pu le voir dans l’autobus etc. dans les cas de névrose où il pouvait y avoir tout à fait l’équivalent de symptômes correspondants au fait de porter une enfant chez un homme. C’était dans un des séminaires je crois…
Bernard Vandermersch– Et comment faudrait-il traduire Entmannung ? C’est démasculinisation ?
Valentin Nusinovici– Démasculinisation, oui, et il le fait précéder d’eviratioje crois, parce qu’il dit le terme latin…
Michel Daudin– Il ne le dit pas là. Là il dit « transformation ».
Valentin Nusinovici– Là je peux l’ajouter, c’est ça, là il dit que c’est l’équivalent d’eviratio
Michel Daudin– Oui.
Valentin Nusinovici– Et alors il est admirable. Et alors le père ? Freud dit tout le temps que Schreber ne dit pas que Dieu c’est le père, c’est-à-dire que, finalement, le raisonnement est celui-là, il apporte quelque chose, c’est de dire « Dieu est le père », normalement, ici on a un père qui n’est pas Dieu. C’est donc, on raisonne comme ça, ce Dieu qui n’est vraiment pas paternel du tout, c’est bien une carence de la fonction paternelle. Mais jamais Schreber ne dit que le père est Dieu. C’est Freud qui le lui fait dire en forçant la dose. Et Lacan le reprend comme ça. Je trouve que l’histoire du délire partiel c’est amusant aussi parce que le délire partiel, c’est un argument pour dire que la relation d’objet, ça ne va pas. Une fois qu’on aura introduit la forclusion, Lacan dira qu’il n’y a pas de délire partiel. Il faut s’appuyer sur quelque chose pour faire un pas et on ne peut avancer que comme ça, ce n’est pas une science expérimentale.
Marc Darmon– Il fautsignaler que c’est dans cette leçon que Lacan affirme la traduction de Verwerfungpar forclusion.
Michel Daudin– Disons que ce sera définitif
Valentin Nusinovici– Oui « rejet » ne convient pas
Bernard Vandermersch– Il a rejeté le rejet !
Michel Daudin– Et la récusation aussi. Ça, ce sont des choses qui me tracassent un petit peu dans cette leçon, la question de la récusation…
Valentin Nusinovici– Qu’on a introduit chez nous…
Michel Daudin– Oui, qui continue à me tracasser dans certaines structures, mais évidemment dans la névrose obsessionnelle, ça pose un autre problème, mais qui était un peu abordé plus dans l’hystérie que dans la névrose obsessionnelle dans les séminaires de l’année.
Marc Darmon– Oui tu verrais une récusation dans la névrose obsessionnelle ?
Michel Daudin– Enfin moi je l’entends un peu comme ça ! Maintenant on ne va pas développer le thème de la névrose obsessionnelle, c’est-à-dire qu’il y a une sorte de récusation de la castration. Ce terme me convient mieux que forclusion de la castration.
Julien Maucade – La critique de Lacan à Jones, c’est un peu, il lui renvoie ça, il lui renvoie un peu de sa théorie qui est part de sa structure même de la névrose obsessionnelle, c’est-à-dire quand il lui dit « l’anneau c’est par derrière », il renvoie Jones à sa propre structure.
Valentin Nusinovici– Jones, ce n’est pas inintéressant de lire ce passage-là, parce que comme Lacan l’a souvent souligné, tous les symboles de Jones, et Jones le dit lui-même, sont essentiellement phalliques. Alors il en sort un qui ne colle pas tout à fait, mais, qu’est-ce qu’il veut montrer ? Il veut dire que si vous voulez partir d’une idée pour soutenir un symbole, ce n’est pas vrai, vous ne pouvez pas partir de l’idée que c’est le mariage ou ceci ou cela, il faut partir du corps ; et ça, Lacan le maintiendra toujours, que les signifiants viennent du corps. Évidemment la suite est moins satisfaisante. Lacan dira aussi bien sûr qu’il n’y a aucun symbole du sexe féminin, donc on renvoie Jones dans les cordes. Mais sa démarche, on ne peut pas l’effacer comme ça d’un coup. Il a bien dégagé que les symboles sont phalliques. Lacan partira de là quand il fait la critique de l’article de Jones, il le dit bien. Et puis il y a cet anneau qui arrive là, donc, j’ai relu un peu vite, mais je ne crois pas qu’il les mette vraiment en parallèle, mais surtout ce qu’il ne veut pas, c’est qu’on parte d’une idée. Le symbole n’est pas le symbole d’une idée, ce n’est pas une idée qui est symbolisée, ça vient du corps, Lacan le dira toujours : les symboles viennent du corps ou les symboles sont dans la nature, comme ceux qui sont dans cette leçon. Il ne faut quand même pas que… sans le lire… ça ne lui fait plus rien, à Jones, qu’on se moque de lui, mais il ne faut pas non plus tout ravaler.
Julien Maucade – Quand il dit que c’est jungien, c’est quand même qu’il souligne la confusion entre signe et signifiant.
Michel Daudin– Le « jungien » c’était avant d’aborder la question de Jones
Valentin Nusinovici– Tout le monde n’a pas eu le bonheur de bénéficier de la révélation saussurienne ! Il faut prendre les gens dans leur époque.
Julien Maucade – Est-ce que ce n’est pas ce que Lacan critique chez Jones et chez Jung ? C’est qu’il y a une confusion. C’est-à-dire qu’ils prennent le signe pour un signifiant. Et la leçon tourne autour des signifiants quand même.
Marc Darmon– Oui mais là, Lacan critique chez Jones, quand il parle de symbole jungien, Jones critique l’étendue symbolique d’un symbole, c’est-à-dire que ce soit à la fois le symbole du mariage, du temps, du retour etc. C’est-à-dire il dit que tout ça ce serait des idées…
Valentin Nusinovici– Non, c’est secondairement, ça part du corps et puis après, du fait qu’on peut faire passer un organe, alors évidemment, celui auquel on pense, mais aussi il commence par dire le doigt ; après ça devient le symbole du mariage mais ça ne part pas de là.
Marc Darmon– Oui, ça ne part pas de là.
Valentin Nusinovici– Ce n’est pas inintéressant, je veux dire, c’est quand même ce qu’il dit de fort. Alors après ça, évidemment, Lacan a raison de rigoler mais évidemment vu ce qu’était son développement, il ne pouvait pas le mettre strictement proche de l’anatomie. Il se trompe d’anneau un tout petit peu pour que ça colle.
Bernard Vandermersch– Enfin Freud il est un peu coupable là-dessus : il explique l’obsessionnalité par le fait que « les latrines sont près de la salle des fêtes » quand même !
Valentin Nusinovici– Autant emboliser la fin…
Marc Darmon– Bon, je vous laisse apprécier la fin
Bernard Vandermersch– Oui justement, il est question de faim à la fin
Valentin Nusinovici– Oui tu ne veux pas nous parler de Chapalu ?
Marc Darmon– « J’ai miaulé, j’ai miaulé dit le monstre Chapalu, je n’ai rencontré que des chats-huants qui m’ont assuré qu’il était mort. Je ne serai jamais prolifique. Pourtant ceux qui le sont ont des qualités. J’avoue que je ne m’en connais aucune. Je suis solitaire. J’ai faim, j’ai faim. Voici que je me découvre une qualité ; je suis affamé. Cherchons à manger. Celui qui mange n’est plus seul. »
Alors c’est L’enchanteur Pourrissant
Michel Daudin– Avec la Dame du lac…
Valentin Nusinovici– Qu’est-ce qu’il veut dire ? Tu as saisi ce que Lacan… Il nous donne une leçon à la fin, moi je n’ai pas pigé.
Marc Darmon– Alors il raconte la Dame du lac…
Michel Daudin– Non, il ne raconte pas, mais enfin moi j’avais l’impression quand même que ce qu’il met là…
Marc Darmon– Alors L’enchanteur Pourrissant, il faut raconter l’histoire.
Il y a des parents qui sont tout à fait désespérés parce que leur fille ne veut pas voir l’homme. Alors comment on va avoir des petits enfants etc.… Ce n’est pas possible. Une nuit, dans l’obscurité, il y a une forme qui s’avance et puisqu’elle ne le voit pas, mais elle le touche, elle le trouve très attrayant. Et donc ils font l’amour et de ce coït dans l’obscurité naît Merlin l’Enchanteur. Et cette forme qui a coïté avec cette dame, c’est le diable. En fait l’histoire commence par la fin, par une description de la Dame du lac : c’est une sorte de fée qui habite au fond d’un lac, qui est assise sur une tombe où elle a rusé pour faire entrer Merlin l’Enchanteur, son amant… enfin c’est lui qui l’a dépucelée. Et donc elle l’a attiré dans son tombeau et elle a refermé la pierre tombale. Si bien que l’Enchanteur Pourrissant, comme il était quand même issu du diable, il avait certains pouvoirs, il est capable d’être un cadavre qui parle. C’est-à-dire il parle et Lacan dit « il parle bien » d’ailleurs. On a cet Enchanteur Pourrissant qui est à la fois le cadavre pourri et qui garde son esprit. Voilà alors après il y a une série de visites. Des troupeaux de sphinx qui veulent se suicider et qui posent des questions. Et si on répond à la question, ils ont le droit de se suicider. Il y a le monstre Chapalu qui a une tête de chat, des pattes arrière de dragon et une queue de lion et qui se régale des Sphinx qui se suicident en se jetant du haut d’un arbre, je crois. Enfin il y a toutes sortes de personnages très loufoques et cette phrase du monstre Chapalu, ça se trouve dans le milieu du texte je crois : « J’ai miaulé, j’ai miaulé, […] Je suis solitaire. J’ai faim, j’ai faim. Voici que je me découvre une qualité ; je suis affamé. » Parce qu’il n’a aucune qualité, il n’est pas prolifique non plus. « Cherchons à manger. Celui qui mange n’est plus seul. »
Alors comment vous comprenez cette énigme finale ?
Valentin Nusinovici– Je ne sais pas… Prolifique, c’est une des grandes questions du texte, évidemment. Faire ou pas des enfants. Il y a Lilith aussi justement. Lilith passe parmi tous les personnages, celle qui n’en a pas eus. Mais je n’ai pas bien saisi le truc. Je n’ai peut-être pas assez bien réfléchi.
Bernard Vandermersch– Moi ? Chapalu, alors…
Michel Daudin– J’ai bien l’impression quand même qu’il y a la question du besoin, de la demande et quand même au niveau de la nourriture, on ne peut pas ne pas évoquer la question du besoin. Et si on partage le repas, la question de la demande. Avec ce que ça peut introduire de subversif dès qu’on se met à partager un repas.
Valentin Nusinovici– Ce que Lacan dit, c’est qu’il s’agit du père-enfant. C’est ça qu’il nous dit à la fin… J’ai oublié le reste de la phrase.
Michel Daudin– Alors cette question du père-enfant, c’est intéressant parce que c’est avant tout, la question du générationnel qui a été développée longuement dans cette leçon.
Valentin Nusinovici– Donc il y a quelque chose qui ne va pas dans la fonction paternelle dans cette histoire là. Alors pourquoi il parle de père-enfant ? Il n’a pas d’enfants d’ailleurs Merlin ! Merlin n’est pas non plus prolifique, si je me souviens bien, Chapalu non plus.
Michel Daudin– Ça rejoint peut-être effectivement cette façon dont il parlait du rapport du psychotique au signifiant par rapport à notre rapport à nous qui croyons au Père-Noël. Et il y a un très beau moment où il dit qu’effectivement il est quand même branché différemment et d’une certaine façon, il entend quelque chose du signifiant qui est un peu couvert chez nous.
Valentin Nusinovici– Oui c’est possible que là il n’y ait pas de Père-Noël, c’est intéressant.
Michel Daudin– La question du Père-Noël est largement développée auparavant, la question du générationnel à partir du père. Des pères qui s’inséraient comme je disais tout à l’heure les uns dans les autres.
Valentin Nusinovici– On peut dire aussi que le père a été mis dans la boîte par ce désir. Mais pour attraper plus de choses que ça, moi je n’ai pas pu !
Bernard Vandermersch– Ce qui fait que c’est Chapalu et non pas les autres qui a trouvé la clé analytique.
Valentin Nusinovici– Oui c’est ça qu’il nous dit
Bernard Vandermersch– Le ressort des hommes et spécialement la relation du père-enfant à la mère… parce que là, le Chapalu, dans la fin, il n’y a pas de père, là c’est clair qu’il ne sera jamais prolifique. Celui qui resterait dans cette relation à la mère… Enfin. Qu’est-ce que c’est qu’un « père-enfant » ? Franchement nous le sommes tous ! C’est Melman qui disait « vous mettez un père sur le divan, c’est un enfant qui parle »
Valentin Nusinovici– Oui c’est Lacan qui le dit aussi « il n’y a pas de père sur le divan »
Bernard Vandermersch– Il n’y a pas de père sur le divan, c’est l’enfant qui parle, qui se plaint : « j’ai faim, j’ai faim »… surtout quand on attend trop longtemps. Ben ça y est, je me découvre une qualité : je suis affamé ! Enfin c’est quand même par l’intermédiaire de cette demande effectivement qu’il y a quelque chose qui s’inscrit dans le transfert analytique. À partir du moment où j’ai cette demande-là.
Valentin Nusinovici– Il y a une belle chose quasiment structurale de la fin du texte, mais je l’ai lu un peu vite tout à l’heure, c’est celui qui parle qui a l’air de… Ce qui lui revient tout le temps à la fin, c’est que l’éternité de l’homme et l’éternité de la femme ce sont pas les mêmes.
Michel Daudin– Tout à fait, il prend ça avec les exemples de reproductions
Valentin Nusinovici– Et aussi sur le désir, il y a vraiment des choses qui ont beaucoup intéressé Lacan, il faudrait qu’on le relise, (qui avaient l’air de) beaucoup lui tenir à cœur de même que, évidemment, les mamelles de Tirésias aussi a été très important… Et d’autres textes. Et il y a vraiment des choses très intéressantes là-dessus.
Michel Daudin– Et puis aussi des choses intéressantes et un peu énigmatiques sur l’intervention qu’on peut avoir et qui peut être nécessaire pour tenir une position analytique.
Valentin Nusinovici– Il faut avoir une queue de lion, comme Chapalu !
Marc Darmon– Alors c’est l’analyste Chapalu ?
Michel Daudin– Je ne sais pas, il interpelle en tout cas la fonction du psychanalyste, qui a à se tenir comme tel ; la question du mal qui fait plus de mal mais que le mal n’amènera pas le bien. Enfin là il tourne les choses sur une façon d’avoir à y mettre la main, si je puis dire, y mettre sa patte, son coup de patte, mais sur le fait qu’effectivement il faut rester quand même à la fois prudent mais il ne dit pas de quelle prudence il s’agit dans cette leçon. Mais qu’en tout cas c’est par ce biais là qu’on peut attraper quelque chose de la structure et être présent dans l’analyse d’un psychotique. Enfin moi je l’entends comme ça !
Valentin Nusinovici– C’est possible, surtout qu’il prête à toutes les projections : il a une tête de chat…
Michel Daudin– Justement, il dit qu’il faut quitter ce domaine de la projection qui est toujours un une projection imaginaire, mais en même temps les signifiants qu’on attrape, ils sont branlés d’une telle façon qu’il y a également une certaine prudence à tenir le signifiant comme tel. Sachant qu’on n’aura donc pas le signifiant comme tel sinon on aurait le Nom du Père, si on avait le signifiant comme tel. Donc là, il y a quelque chose de mal branché. C’est un peu comme ça que je vois la chose.
Marc Darmon– Bon, alors on laisse cette énigme pour le séminaire d’été.
Transcripteurs : Danielle Bazilier Richardot, Véronique Bellangé, Dalila Bouamrirene, Christian Chabernaud.
Relecteurs ; Érika Croisé Uhl, Dominique Foisnet Latour.