Marc Morali - Impromptus : La vie n’est pas tragique, elle est comique
15 décembre 2016

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Séminaire d’été 2016 – 24 août.

MARC MORALI – IMPROMPTUS : « La vie n’est pas tragique, elle est comique ».

La lecture du séminaire intitulé Le Moment de conclure, agrémentée de celle des premières séances du séminaire suivant La Topologie et le temps me plonge dans un abîme de perplexité sans doute partagée par beaucoup.

Quelles raisons poussent ainsi Lacan à complexifier sa pensée après avoir renommé l’inconscient freudien par un jeu de mots, l’une bévue, quelles raisons à ce travail sur les chaînes et les tresses ? À quel interlocuteur muet s’adresse-t-il ainsi alors qu’il semble enfermé dans une solitude étonnante ? Notons rapidement que nous continuons improprement à utiliser le terme de nœud, comme pour nous cramponner une fois de plus à un élément supposé intelligible. Rappelons que d’une façon stricte, le nœud renvoie à une seule corde.

Il y a donc, pour Lacan, certainement quelque chose qui ne va pas, du côté de la théorie très probablement, mais aussi du côté de la pratique, de la cure elle-même, ce qui n’est pas sans évoquer la situation dans laquelle se trouvait Freud à la recherche d’un outil permettant de cerner la dimension dans laquelle se déployait selon lui la scène primitive. On se souvient des pressions faites par Freud sur le nommé « Homme aux loups » pour qu’il révèle, devant la menace de séparation, ce que Freud voulait entendre.

La question se dessine, incontournable, de savoir si cette nouvelle nomination de l’inconscient ainsi que l’apparition d’outils complexes installant une monstration là où toute démonstration montre son inefficace, Unbegriff (en allemand), doit être interprétée comme un déplacement du statut de la psychanalyse elle-même. Intéressons-nous par exemple aux liens étroits qui se tissent entre psychanalyse et champ social, depuis la thèse inaugurale de Freud selon laquelle la censure produite par la société crée la névrose, jusqu’au texte princeps en la matière Psychologie collective et analyse du moi. Lacan en suivra le fil pour écrire ses quatre discours, mais surtout pour affirmer : « l’inconscient, c’est le politique ! ». Cependant, l’accent mis sur la question de la jouissance le conduit pas à pas à reformuler le rapport du sujet au temps : le moment de dire n’est pas postérieur à l’existence d’une éventuelle représentation inconsciente déjà présente dans l’inconscient. Ce qui l’amène à une autre formulation : l’Une Bévue. Alors l’objection s’impose : pourrait-on reconduire la formule qui deviendrait alors « l’insuccès de l’une bévue, c’est le politique ? » À moins que le politique ne se réduise à l’amour ou au hasard, (amour – a mourre, merci Marivaux, d’unir pour notre distraction, bien avant Lacan, les domestiques et les maîtres rendus égaux devant les feux de l’amour…), cela semble intenable !

Avancée théorique ou simple prise en compte d’une actualité encore à peine lisible en ces années 1974 ? À chacun de choisir ! Il me semble bien qu’il y ait là au minimum un déplacement concernant la question du sujet dans le rapport qu’il entretient avec le monde dans lequel il vit. C’est ce que Charles Melman déploie depuis quelques années sous le nom de « nouvelle clinique », ou ce que Jean-Jacques Tyszler nous disait tout à l’heure à propos de l’Homme aux loups, pour prévenir de l’irruption imminente d’une nouvelle forme de lien social, entraînant logiquement une nouvelle façon d’envisager, pour bon nombre de futurs patients, une nouvelle méthode pour conduire des cures. Et pourtant il semblerait que la psychanalyse soit encore vivante malgré tout, car malgré le tintamarre médiatique à laquelle elle s’affronte, il se trouve encore un nombre important de parlêtres pour s’adresser à elle, pour tenter de réduire la misère névrotique à la misère ordinaire.

Pour poursuivre ce questionnement, je propose paradoxalement d’anticiper en nous référant à la première séance du séminaire La Topologie et le temps que nous lirons l’an prochain. Lacan nous y donne une piste, celle qu’il nomme nœud borroméen généralisé. Il déclare : « je veux régler cette question mathématiquement ». Ce n’est donc pas la quête de l’Arche perdue, mais je ne peux m’empêcher de penser à la physique quantique et à sa quête d’une formule qui éclairerait le monde. Question : comment la formuler quand les mots n’y réussissent pas, ni les lettres… Les nœuds peut-être ? Lacan semble proche d’un constat d’échec, ce qui se dessinait déjà entre les lignes de la première rencontre du Moment de conclure.

La question du temps dans la cure se déploie entre un récit, peut-être même une romance, et ces fragments isolés de mots lestés du poids de la jouissance, d’une jouissance encombrante au sens de ce que Lacan emprunte d’ailleurs implicitement à Marx, à qui il doit la définition du symptôme : « C’est l’irruption dans un système actuel d’un système de production antérieur, dépassé ». Ce qui nous conduit tout droit à la question de ce que Lacan essaie de développer, toujours dans la première leçon, concernant l’inconscient sans temps, en allemand Zeitlos.

Que veut dire Zeitlos ? Que dans l’inconscient peuvent cohabiter des éléments non datés, des systèmes de production de jouissance qui, au regard de ce que nous appellerions le temps trivial, peuvent coexister sans contradiction. Précisons : le choc entre deux modalités de jouissance qui dans l’inconscient peuvent parfaitement coexister, se heurter, et finir par établir un compromis, ce qui fabrique le symptôme. Il ne s’agit pas de contradiction au niveau du sens, il ne s’agit pas de vrai ou de faux, rien d’une dialectique qui convoquerait du sens, mais d’une prise de vrai, un point d’arrêt, on pourrait dire une trace de réel saisie dans le registre que Freud nomme « économique ». Ce registre, ou plutôt ce changement de registre souligne déjà la nécessité d’un changement théorique.

Ce simple point nous permet de repérer que Lacan, à cet endroit-là, ne désigne pas ce qui, chez Freud, viendrait dans une théorie du langage convoquer du sens. Si on examine l’endroit où Freud parle de représentation de chose et de représentation de mot, essentiellement dans le texte sur les études sur les aphasies, on s’aperçoit que jamais Freud ne pense que les mots sont la conséquence des choses : représentations de mot, Wortvorstellungen, relève d’un ensemble fini et indénombrable. Les représentations de chose, Sachvorstellungen, forment un ensemble infini, ouvert. Il ne peut y avoir aucune bijection entre les deux, mais par contre ces deux ensembles ne sont pas opposés l’un à l’autre, ils sont noués l’un à l’autre par un troisième, ce troisième ensemble qui est très important, c’est la forme sonore du mot, c’est la voix. Freud l’écrit dans les années 1880, autrement dit avant Ferdinand de Saussure, et montre bien que ce qui fait le pont entre un ensemble indénombrable, fini, et un ensemble indéfini, c’est la voix, c’est le Réel de la voix. C’est quelque chose d’extrêmement important et que je voudrais souligner. Nous savons aujourd’hui que Lacan a travaillé le texte en question et l’a même fait traduire.

Que vise alors Lacan lorsqu’il parle d’une résolution mathématique ? Il montre un embarras qui l’oblige à modérer son désir de science. Je rajouterais encore quelque chose à propos de ce désir de science. Lacan précise que la psychanalyse n’est pas une science, parce qu’elle est irréfutable, mais elle ne relève pas pour autant d’un fantasme. Ce qui voudrait dire qu’elle serait le modèle d’une science qui ne relèverait pas d’un fantasme. Cela semble très contradictoire et pourtant Freud avait eu la même idée en 1927, comme en témoigne sa lettre à Reik1 précisant ce qu’il attend de la psychanalyse : qu’elle nous livre un modèle de lien social c’est-à-dire un modèle du vivre ensemble qui soit scientifiquement établi. Bien entendu, L’avenir d’une illusion lève le voile sur cette déception. Mais Freud à ce moment-là pense que la psychanalyse est une préparation à ce que la science finira par nous expliquer. On a l’impression qu’il y a chez Lacan le même mouvement qui consiste à dire qu’après avoir conçu le symbolique comme organisé par le Nom-du-Père, il se rend bien compte qu’il y a quelque chose là, qui n’est pas universel. Il l’observe au Japon : l’utilisation de la lettre par les Japonais n’avait pas la même fonction que pour les occidentaux, d’où le Witz qu’il produit, l’accident-occident ! Il poursuit là l’idée d’une forme générale dans laquelle toutes les structures pourraient être abordées, une grammaire générale de toutes les possibilités-même de structurer la chose psychique.

Cette préoccupation a bien entendu des conséquences cliniques mais elle va bien au-delà. Un des points culminants tourne autour de la phrase suivante : « La vie n’est pas tragique, elle est comique. » 2

Je reprends ma question, héritée d’une longue tradition de lecture de Freud qui à Strasbourg a fait école : À qui Lacan s’adresse-t-il à ce moment-là ?

Je voudrais vous soumettre une idée à partir du contexte de la phrase que je voudrais interroger. Lacan dans cette leçon, commence par déployer un certain nombre d’arguments pour montrer la dimension partielle de la notion d’inconscient, et abordant la question de l’amour dont nous savons l’importance qu’il lui donne depuis le début de son enseignement, il produit un renversement radical qui rompt avec l’amour tragique et courtois : « L’amour est un sentiment comique ! » et il poursuit, logiquement :

« La vie n’est pas tragique, elle est comique, et c’est pourtant assez curieux que Freud n’ait rien trouvé de mieux que de désigner du complexe d’Œdipe c’est-à-dire d’une tragédie, ce dont il s’agissait dans l’affaire. On ne voit pas pourquoi Freud a désigné, alors qu’il pouvait prendre un chemin plus court, a désigné d’autre chose que d’une comédie, ce à quoi il avait affaire, dans ce rapport qui lie le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel ».

Ces deux mots – tragédie et comédie – ont fait écho pour moi au discours que prononce Lacan à l’occasion de l’anniversaire de la mort d’Aristote. C’est à cette époque, qu’il produit ce Witz, ou néologisme, résonnant comme une auto-interprétation : « les analystes anistotent ». Ce que je traduis par : les ânes à liste répètent comme des ânons les canons d’Aristote ! Mais, constate-t-il, c’est du moins l’interprétation que je propose, que je peux proposer aujourd’hui à la lecture des séminaires suivants, il y a chez Aristote quelque chose qu’il faut dépasser, qui nous mène plus loin que l’inconscient freudien !3.

Ce reproche fait à Freud d’appuyer sa théorie sur l’idée de représentations inconscientes me semble toucher de prêt à l’appui que prend Freud de façon très claire, que ce soit dans la Traumdeutung, dans Psychologie de la vie quotidienne, mais aussi dans « Personnages psychopathiques à la scène », sur la structure de la tragédie développée dans le texte d’Aristote La Poétique4.

L’allusion au couple comédie-tragédie renvoie au montage aristotélicien dans lequel les représentations théâtrales deviennent des représentations de culte religieux, c’est-à-dire s’inscrivant dans une vision du monde, dont Aristote attend qu’elles puissent avoir un effet sur le lien social dans la démocratie athénienne : c’est la fameuse Catharsis dont même la traduction a fait couler beaucoup d’encre. Cette attente est bien évidemment ce qui intéressera Freud, pris dans l’ambiance viennoise de l’époque : l’oncle de sa femme, Edouard Bernays vient de publier « Trois essais sur la théorie de la catharsis ». Freud va se servir de ces éléments, notamment la question de la catharsis pour poser ses premières hypothèses concernant le mécanisme et les effets attendus de l’interprétation analytique, c’est ce qu’il appellera la méthode cathartique.

Aristote part de la constatation suivante : La tragédie représentée sur une scène inspire « la crainte et la pitié, « eleos kai phobos ».

L’opération de la catharsis se distribue autour de deux axes5

– Un niveau fondamental, celui de la représentation, où la catharsis n’est autre chose que l’effet “hédonique” de l’opération mimétique elle-même ; le plaisir propre résulte, pour le spectateur, de l’expérience émotive épurée que lui procure la contemplation des formes représentées – dans le cas de la tragédie, des formes pitoyables et de l’effrayant.

– Un niveau plus extérieur à l’art, celui des “assaisonnements”, entre autres de la musique, où la catharsis des émotions tragiques résulte de l’effet euphorisant du charme musical, capable de neutraliser – et, au-delà, de remplacer par son contraire, le plaisir – l’aspect pénible des troubles qu’éveillent les mélodies. C’est d’ailleurs sans étonnement que la question de la catharsis dite musicale est abordée par Aristote dans Le Politique.

Elenchos traduit en latin résonne encore davantage : compassion, cum-pateo : je suis aliéné à la passion de l’autre ! Il n’est vraiment pas très compliqué d’y voir l’ébauche de ce que Lacan a appelé séparation-aliénation. Aristote présente ces deux passions comme des pensées produites par les discours. Nous dirions aujourd’hui : par le simple fait de parler ! Ces passions, comme le relève Philippe Lacoue Labarthe, déterminent le rapport au lien social, au lien et à la séparation. On ne peut pas mieux cerner le « un par un » qui définit la relation entre les citoyens dans une démocratie.

D’ailleurs aujourd’hui, c’est cette exigence démocratique du un par un qui s’effondre, faute d’une autorité acceptée par tous. Voilà qui pourrait être entendu aujourd’hui du côté de la nouvelle clinique comme réponse au désarroi qui s’empare d’un certain nombre de nos contemporains : le communautarisme comme modèle de collectivisation des règles de régulation de la jouissance, avec bien sûr, des modifications essentielles de la question du pouvoir et du savoir c’est-à-dire la question de la vérité qui s’y attache.

Aristote émet donc l’hypothèse, restée sans suite jusqu’à Freud, d’une possible régulation des passions qui encombrent et détruisent le lien social par l’efficace de cette cérémonie autour de la tragédie, ce qui suppose que le dit lien social repose en majeure partie, dans une démocratie, sur son rapport à la forme tragique, celle qui définit le héros.

Ici s’impose la remarque suivante, qui éclaire le renversement opéré par Lacan du couple tragédie-comédie : le héros renvoie à la forme sublime de l’hystérique, portant la marque croisée de l’idéal du Moi / Moi Idéal. Mais, déjà chez Aristote, la structure du sujet n’est pas homogène à cette supposée forme sublime. Aristote dans son montage propose l’alternance de trois tragédies pour une comédie, comme si la catharsis tragique venait buter sur ce qui de la structure ne relevait pas de la forme tragique, mais comique. En faisant de la névrose le modèle du lien social, nous répétons sans le savoir, mais surtout sans la comprendre tout à fait, la proposition d’Aristote : la vie serait tragique et l’hystérique est son héros…, mais Aristote montre en fait que l’humain (le trumain de Lacan…) contient (aux deux sens du mot !) une part irrémédiable qui le conduit au comique et non au Witz, c’est-à-dire au binaire et non au ternaire, au règne du dia-bolus, le Veau d’Or par exemple, ou ce que Bataille nommait « La Part maudite », ce qui revient chez le Freud de la Ichspaltung6, la part perverse non réductible dont on ne peut que limiter l’expression dans des cérémonies nommées Carnaval, qui ne sont en somme que la fête des pulsions dites partielles sans lendemain. Mais ceci est une autre histoire.

Que se passe-t-il quand le monde, comme le dit Lacan dans le séminaire qui nous occupe, n’est plus tragique, n’est plus orienté autour de cette croyance, autour de cette idée d’une harmonisation possible des relations entre les citoyens entre eux et le citoyen avec lui-même : je renvoie ici à la formule de Lacan et au séminaire éponyme, D’un autre à l’Autre.

Je formule l’hypothèse que tout le travail des derniers séminaires de Lacan, qui aboutit à la nécessité de rebaptiser l’inconscient freudien, a le plus grand rapport avec ce qui est en train de se produire en Occident, dans ces années 1980. Pour que la catharsis ait les effets escomptés, il faut que le champ social soit régi par un certain nombre de règles. Quand ces règles ne tiennent plus, alors ce qu’il définit7 comme les conditions d’apparition de la psychanalyse, pour mémoire la science et la démocratie, ne sont plus réunies.

Il faut changer de paradigme pour lire la clinique ce qui produit dans notre pratique des aménagements nécessaires, forcément. C’est pour cela que le fait que là quelque « chose » vienne, pour Lacan, déborder — notre lecture immergée dans la culture chrétienne — du/le monde aristotélicien est à prendre au sérieux.

Je terminerai en parlant d’un article paru dans le Monde diplomatique, article qui s’intéresse à la façon dont nous pensons les messages que nous tentons d’envoyer à d’éventuels extra-terrestres. Le problème avec les extraterrestres, c’est que nous saurions quoi leur dire mais pas comment, puisque nous n’avons aucune idée de ce qu’il faut leur dire pour qu’ils nous comprennent. Nous nous interrogions ce matin pour savoir ce que voulait dire « l’étoffe de la métaphore ». L’étoffe de la métaphore, c’est le nœud, le tissage, c’est ce qui permet aux lettres de s’accrocher, de fabriquer des mots, et les mots de s’agencer en métaphores. Les grands spécialistes du langage se sont interrogés sur les possibilités de formulations des informations nous concernant sur un mode qui serait compréhensible par des gens qui, par exemple, ne pourraient pas bénéficier du rapport au symbolique qui nous fabrique, des gens pour lesquels le symbolique ne serait pas organisé, par exemple, avec des lettres, ce que Lacan comprend lors de sa rencontre avec la chose japonaise ! Déjà sur notre minuscule planète, cela ne fonctionne pas ! Ces grands spécialistes pensaient se servir de séquences de lettres mais ces séquences de lettres seraient tellement complexes, tellement lourdes, tellement longues, que l’on ne pourrait pas transmettre beaucoup d’informations avec un tel système. Pour accumuler des informations, il fallait changer de registre, et trouver une méthode d’encodage pour transformer des images et potentiellement d’autres contenus en signes transmissibles par un système. Un tel système existe dans les ateliers d’usine. Des procédures de notation permettant de traduire des motifs en séries de nombres sont utilisées dans de nombreuses industries, par exemple, le tissage ou la broderie. De quoi titiller l’oreille d’un historien de l’informatique ! Il y a, dans ces métiers à tisser, une science profonde qui, comme souvent était mise en pratique avant même d’être théorisée. Ceci nous donne une petite idée de ce qu’est le nœud borroméen : c’est un fait. Du côté des pierres vieilles de 3000- 4000 ans en Irlande, on trouve à profusion toute sorte de nœuds borroméens, de tresses à trois, à six brins, — toutes ces figures dessinées avec peine, avec lesquelles nous avons les plus grandes difficultés. Le grand musée de Thessalonique présente un nœud borroméen généralisé qui date du IVème siècle avant J.C.

Il y a, là, chez Lacan, une intuition de quelque chose qui, à mon sens, vient avant la lettre ! Freud aussi bien que Lacan a pensé la question du tissage, celui de la chaîne des associations, des chaînes signifiantes, ou celles de Markov. Mais ce tissage dont parlent les vieux métiers n’est pas le tissage des chaînes signifiantes, parce qu’elles se constituent au moment de parler, et qu’elles ne préexistent pas à la parole — c’est la critique que Lacan adresse à Freud : « l’idée d’une représentation inconsciente est une idée folle ! ». Mais peut-être pré-existe-t-il quelque chose dont le côté réel ne fait aucun doute et que le savoir ancestral a essayé de reproduire sans bien savoir très exactement ce qu’il reproduisait. Bien sûr, autour de ce savoir ancestral, circulait beaucoup de magie, beaucoup d’imaginaire, beaucoup de fantasmes, et la science comme Lacan le pointe n’est est pas exemptée ! Il n’en demeure pas moins qu’il y a dans ces tissages complexes, la cristallisation d’un savoir qui précède même peut-être la complexité des langages que nous sommes aujourd’hui capables d’utiliser.

Débat

Norbert Bon – Question sur la position des psychanalystes dans le champ social aujourd’hui. J’avais l’intention de vous lire un long passage du texte de Jean-Luc Nancy qui s’appelle justement : « Que faire ? »

Cette question du lien social nous appartient-elle ? Je pense que les psychanalystes sont particulièrement bien placés pour pouvoir observer ces modifications qui interviennent dès lors que la fonction paternelle n’occupe plus la même place et dès lors que les modalités de jouissance ont changé puisqu’elles peuvent aujourd’hui s’attacher à des objets réels, ce qui provoque, et c’est bien d’ailleurs là le pire, une énorme frustration. Je pense que nous sommes tout à fait bien placés pour observer cela mais que voulez-vous que nous fassions ? En tant que citoyen, chacun est libre de faire ce qu’il veut, de s’engager ou pas dans le combat qui lui plaira. En tant qu’analystes, nous devons plus que jamais être extrêmement vigilants car je pense qu’il y a un travail préliminaire à faire lorsque nous rencontrons des gens pour lesquels la question de faire place à un savoir qui les constituerait c’est-à-dire qui serait là avant eux, quelque chose de moi qui est là, avant ma conscience, est très problématique ! Or, cela s’oppose complètement aux canons actuels, de la façon dont les gens se sentent, se pensent, et même s’imaginent.

Donc qu’avons-nous à faire ? D’abord être très prudents parce que je crois que les choses ont changé ; c’est pour cela que l’exemple de Pierre-Christophe Cathelineau dans son exposé est remarquable parce qu’il montre qu’une technique d’interprétation ne fonctionne que si elle s’applique à quelqu’un capable de la recevoir. Si cette personne, ce parlêtre n’est pas capable de la supporter, nous avons patiemment à attendre que, peut-être, quelque chose se constitue. Je ne sais pas. Mais ce qui est tout à fait sûr, c’est qu’en adoptant un système plus complet, plus complexe, Lacan ne fait que suivre le mouvement de ce siècle dans lequel nous essayons toujours de fabriquer des modèles plus complexes qui contiennent des modèles qui avaient existé jusque-là. C’est valable en musique. Je n’ai pas parlé de la physique quantique, mais la physique quantique montre bien que nos espoirs pour réduire le monde avec des équations, on ne peut pas faire autrement que d’y incorporer l’imaginaire. Plus personne ne pense qu’il y aurait une mathématisation du monde qui pourrait nous libérer de ce « satané » rond imaginaire qui nous condamne juste à être des bipèdes, des animaux politiques, comme le dit Aristote. Certains se verraient bien comme de purs esprits réglés par un symbolique sans faille qui nous conduise à fabriquer un lien social scientifiquement établi… c’est ce qu’on appelle : des fourmis. Il y a sur ce thème un très joli texte de Heiner Müller, La fourmi et l’homme idéal.

Une participante – Comme vous y allez…

M. Morali – Oui, on a eu le père réel, on a eu le père symbolique, nous avions un père imaginaire, ensuite nous avons eu le maître absolu pronostiqué par Lacan lui-même dès 1968, qui est le divin marché, mais ce qui nous guette aujourd’hui, c’est quelque chose qui est la robotisation, le méli-mélo entre l’homme et l’informatique, l’homme augmenté pour faire chic et branché ! Lacan l’avait dit : vous ne voulez pas de père, vous ne voulez pas de maître, vous en aurez un qui sera encore plus terrible que tous ceux qui sont venus jusque-là. Aujourd’hui, du point de vue du marché, l’essentiel des dégâts fonctionne parfaitement bien. Qu’est-ce qui nous guette d’autre ? Cette réduction au symbolique, mais à un symbolique qui n’est pas un symbolique habité, qui serait un symbolique sans imaginaire. C’est pour cela que je me méfie toujours de l’Idéal.

Un participant – J’ai été très intéressé par le développement que tu as fait sur Aristote et je me posais la question, alors bien évidemment, je suis d’accord avec toi, la fin de ce séminaire, du Moment de conclure, est aristotélicienne, sauf que, c’était explicite mais j’aimerais que tu l’explicites plus nettement encore, pourquoi il dit : « La vie n’est pas tragique, elle est comique », et c’est pourtant assez curieux que Freud n’ait rien trouvé de mieux que de désigner le complexe d’Œdipe c’est-à-dire une tragédie « ce dont il s’agissait dans l’affaire ». Est-ce que tu pourrais dire, non pas en passant par la question de la tragédie, pourquoi la vie est comique ?

M. Morali – Parce qu’elle ne répond pas à un principe d’harmonie et à un possible de vérité absolue. Parce que ce comique-là, si, comme je le pense, il renvoie à l’inverse de la tragédie, il touche en même temps à la farce c’est-à-dire, si on veut pousser encore un peu plus loin, au carnaval, à quelque chose de la nécessité pour le parlêtre de laisser intervenir la question de la chair. Or, il me semble qu’il y a dans l’éthique tragique quelque chose qui limite le parlêtre à une jouissance, on peut dire, très « cérébralisée » c’est-à-dire très organisée en même temps, on tourne autour d’un mythe etc., alors que dans le fond, la dimension de ce que Lacan appelle « il n’y a pas de rapport sexuel », la façon dont ce non-rapport infiltre notre existence et introduit partout une forme d’opacité, ce que Lacan appelle à l’époque, « l’opacité sexuelle », vient bien montrer effectivement qu’il n’y a aucune espèce de purgation qui pourra venir contenir cette dimension-là, et elle va construire un monde extrêmement différent, mais je pourrais aller beaucoup plus loin en me référent à la différence que Freud fait entre comique et Witz. Dire « la vie est comique » c’est dire qu’il existe des mécanismes de décharge plus simples que les mécanismes extrêmement compliqués de la catharsis. Il existe des mécanismes beaucoup plus directs, un simple rire, mais le rire non pas comme réponse de l’inconscient, réponse du sujet qu’il a été touché par la réponse du Witz, ce n’est pas du comique, mais rire comme dérision de notre prétention à penser quoi ? C’est moi qui rajoute, à penser que le monde était pour nous, à penser que nous sommes le tenant et aboutissant de la création, à penser que l’être humain est le dernier occupant possible du monde, bref comique parce qu’on se prend pour nous-mêmes. On peut bien sûr introduire dans le comique la dimension du Phallus, mais cela ne vaut que si et seulement s’il y a du tragique, comme limite. Si le monde est seulement comique, il ne s’agit plus simplement du Phallus mais d’autre chose. Je vous rappelle la question posée par Charles Melman : avons-nous encore besoin du Phallus ?

Jean-Luc Cacciali – Est-ce que tu entendrais dans la « même série » cette remarque qu’aurait fait Lacan que « l’inconscient est une écriture en attente d’être alphabétisée ».

M. Morali – C’est difficile ! Mais je crois que cela va un peu dans le sens de ce que j’ai essayé de dire, sans doute comme une lecture de l’effet inconscient de cette phrase que j’avais oubliée… J’ai bien aimé le livre de Dany-Robert Dufour : « Il faut « achever » l’être humain, parce que nous ne sommes pas « achevés ». Nous ne pouvons dire de la chose psychique que ce que notre psychisme est capable d’en dire. Dans le fond, nous pensons que nous inventons quelque chose. Mais nous ne faisons que projeter sur le monde les capacités de notre appareil psychique. Ce qui produit des limites objectalisables, par exemple dans l’histoire de l’univers : nous sommes incapables d’avoir accès à ces mécanismes-là, on voit bien que la structure de notre psychisme, — et l’inconscient est un des noms de notre structure psychique, en tout cas à une époque donnée, c’était un des noms de cette structure —, on voit bien qu’elle touche cette limite autrement dit, elle bafouille, elle ne parle pas encore la langue correcte qui lui permettrait, peut-être, soit d’arrêter de se poser des questions, soit d’y répondre de façon plus intelligente.

Transcription : Marc Morali.

Relecture : Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.

Notes

1 In Trente ans avec Freud

2 Lacan (Jacques), le moment de conclure 1977-78, édition de l’ALI, leçon du15 novembre 1977

3 Par pure association, je me suis souvenu de cet écrivain nommé Van Vogt dont les romans dits de science-fiction séparaient le monde en deux : le monde des A, les Aristotéliciens, et le monde des non-A, le monde des non-aristotéliciens.

4 Aristote, La poétique, au Seuil 1980.

Voir également le superbe commentaire d’Umberto Ecco dans Le nom de la rose, dans lequel il fabrique une métaphore magnifique qui interroge le sort du livre hypothétiquement disparu, parce qu’interdit par l’Eglise, livre mythique qui serait, dans l’esprit d’Ecco, le pendant de La Poétique intitulé La comédie. Ecco souligne ainsi la réelle dimension politique de l’opposition entre ces deux termes.

5 Giulia Bonasio, The interdepartmental Classical Studies Program (CLST) at Columbia University qui cite le travail de J Bernays

6 Le clivage Moi : un volet névrotique et un volet pervers…

7 Les conditions pour l’apparition de la psychanalyse sont la science et la démocratie. « Kant avec Sade », in Écrits, 1966 au Seuil