La difficulté dans nos débats est de réduire les échanges à des soliloques. Si l’on s’en tient aux arguments qui ont été présentés en vue de cette réunion, on en voit l’illustration. Il faut donc aller au delà et risquer de prendre un tour provocateur, non seulement pour marquer son point de vue, mais pour chercher à repérer, certes des points de convergence, mais surtout les différences, voire les francs désaccords.
Les deux objectifs de notre réunion :
– Un débat entre deux psychanalystes qui représentent des modes de pensée et de pratique différents.
– Témoigner de la place de la pratique psychanalytique dans le champ de la psychiatrie.
En quoi les deux questions sont-elles intimement liées ?
– D’un point de vue historique : en raison des divergences entre les différents courants de pensée et de pratique (orthodoxie, lacanisme, …).
– D’un point de vue clinique : un débat autour de l’objet de la psychanalyse est intimement lié à la question du thérapeutique dans la pratique, et par conséquent à la place de celle-ci dans le champ de la psychiatrie contemporaine.
Un débat entre psychanalystes ?
L’histoire de la psychiatrie a été fortement marquée par les débats et les ruptures qui ont occupé la psychanalyse française. Deux courants différents de la pratique psychanalytique marqués certes par un fond commun, mais aussi par des différences importantes, sinon radicales. Les positions prises ici ne représentent d’ailleurs que deux points de vue au sein de ces courants. La nôtre ne retient pas la relecture lacanienne de la problématique freudienne tout en reconnaissant que Lacan a su poser des questions qui ont contribué à renouveler et enrichir cette problématique sans que l’on retrouve pour autant les réponses qu’il a cru devoir donner.
La question du psychanalytique et de ses effets thérapeutiques
La question des rapports entre la pratique de la psychanalyse proprement dite et les usages thérapeutiques qui en sont faits est une question de toujours et qui a trait directement au débat d’aujourd’hui.
Si, en effet, s’interroger sur l’objet de la psychanalyse demeure en débat, que dire des critères qui nous permettraient de distinguer la « cure type » des pratiques thérapeutiques qui s’en inspirent ? Ces pratiques ont toujours été définies par un « moins », qu’il s’agissait de compenser (le « cuivre » de Freud), ou dont il s’agissait de s’accommoder pour des bénéfices thérapeutiques plus limités ou différents du cadre canonique du conflit névrotique. Les débats concernant l’objet de la psychanalyse sont autant un effet de cette flexibilité des pratiques psychothérapiques que leur cause.
La réalité psychique, un mode de pensée à entendre
Ecartons d’abord un risque de confusion. Rien ne nous autorise à confondre l’objet de la psychanalyse et l’objet du désir (ou, en d’autres termes, les objets des fantasmes ou des visées pulsionnelles).
On peut débattre de la nature et de l’origine de ces objets de désir en quête desquels l’esprit humain se mobilise. C’est là une question de nature anthropologique qui a donné naissance à des théories différentes, voire contradictoires. La question des sources pulsionnelles demeure ouverte, depuis la référence à des sources somatiques, à la perte de l’objet, au narcissisme primaire, jusqu’à la théorie de l’objet a et à un manque à être radical. La question de l’objet de la psychanalyse se pose en deçà. Elle se pose quand nous passons du principe de l’écoute psychanalytique (l’attention également flottante) à la question de l’entendement. L’objet de la psychanalyse c’est notre manière d’entendre, au delà du manifeste, les formations de l’inconscient. C’est la manière dont nous entendons ces formations qui constitue l’objet dont nous avons à débattre et sur lequel, sans doute, nous avons des divergences de point de vue.
La « Wunscherfühlung », terme pour lequel Lacan a su introduire la notion d' »accompli » pose ici une propriété radicale de l’inconscient freudien, de « notre inconscient ».
La pensée sur le mode de l’accompli, matière même de l’inconscient, n’est pas une figure de style, une manière de parler ; elle crée l’expérience d’une réalité psychique autre que celle que Freud a dénommée réalité factuelle puis matérielle. L’esprit est occupé par une forme de croyance (forme hallucinatoire dont le rêve a donné le modèle) qui donne aux représentations inconscientes, aux actes psychiques inconscients, cette dimension du « faire ». A des fins de clarification, j’ai proposé avec d’autres le terme « Représentation-Action » à la place de la « Représentation-Chose ».
L’emprise de cette réalité, de cette pensée inconsciente en acte, Freud en a rappelé les effets de contrainte sur la pensée « consciente », depuis Totem et Tabou jusqu’à l’Homme Moïse, au point de le réinsérer par une correction en 1919 dans l’Interprétation des Rêves. La problématique du « Wunsch » trouve là, indépendamment des origines du pulsionnel, une condition d’existence que nous cherchons à entendre par notre écoute. L’inconscient est comme Dieu, ai-je écrit, il fait exister ce à quoi il pense.
Trois implications pour la pratique
L’interprétation
Nous serons amenés à distinguer radicalement la construction qui se risque à mettre en mots les figures de cette réalité psychique et l’interprétation par laquelle nous offrons de nouvelles voies associatives qui matérialisent la réalité psychique en multipliant les formes par lesquelles elle s’exprime. La longue familiarité que nous développons par notre écoute nous aide à suivre de plus près le processus associatif par lequel cette réalité psychique trouve à s’exprimer. Les associations de pensée de l’analysant induisent en nous un accompagnement associatif, pour lequel j’ai proposé le terme de co-pensée, qui nous familiarise avec le monde associatif de l’analysant, occupé certes par l’expérience subjective du monde matériel, mais infiltré des contraintes à penser de la réalité psychique.
Le conflit
Ce que nous entendons ainsi de cette réalité nous fait percevoir sa dimension conflictuelle. Il ne s’agit pas des processus décisionnels, de choix difficiles ou impossibles face aux sollicitations et aux pressions de la réalité externe, mais d’une incompatibilité au niveau du faire. Penser sur le mode de l’accompli c’est aussi s’exposer au déchirement, à l’attaque de la psyché elle-même par des actions contraires. C’est en ce sens qu’il faut entendre le concept d’objets internes, comme un mode de figuration des fantasmes inconscients. Etre à l’écoute de la réalité psychique c’est aussi entendre la violence des conflits et les modalités défensives dont l’esprit dispose pour se protéger contre cette violence interne tout aussi réelle que celle du monde extérieur.
Le transfert
Conséquence de cette approche, le transfert n’est pas seulement à entendre comme l’expression du jeu pulsionnel mais aussi comme la figuration des scénarios qui sont issus de la réalité psychique. Les transferts ne sont pas seulement à entendre comme processus de répétition mais comme extériorisation. Les interpréter, c’est ouvrir la voie vers les figures de l’inconscient.
Si j’ai cru utile d’insister sur ces implications techniques, c’est qu’elles permettent de mieux voir comment notre pratique de la psychanalyse est dépendante de notre manière de concevoir l’objet de la psychanalyse. En mettant ainsi l’accent sur un certain angle de vue, c’est l’esprit même de notre pratique qui se trouve ainsi mieux défini. Mais ces implications nous aident aussi à voir ce qui distingue l’entendement psychanalytique proprement dit des usages thérapeutiques que nous pouvons en faire, entre le psychanalytique et le psychothérapique. Je ne crois pas très fructueux de tenter de définir des cadres techniques pour les pratiques psychothérapiques issues de la psychanalyse. Il me semble plus utile de distinguer deux mouvements opposés mais non incompatibles.
L’un caractérise notre écoute lorsque celle-ci privilégie la voie vers la réalité psychique.
L’autre caractérise notre écoute lorsque celle-ci porte davantage attention à l’expérience subjective du patient qui s’adresse à la réalité matérielle, à ce qui donne sens aux rapports à l’autre, aux implications conflictuelles de ces rapports, et à leur répétition dans le transfert.
Nous savons que les impératifs thérapeutiques nous guident dans le choix des voies les mieux appropriées aux cas individuels. Nous savons aussi que le cours même d’un traitement infléchit notre approche. Mais ce que je veux ici souligner avec force c’est que les considérations strictement techniques, les aménagements de cadre, ne sont que des conséquences matérielles des modalités de l’écoute et du mode de travail psychique que nous attendons du patient et de nous-mêmes. A titre d’illustration, je prendrai l’exemple des séances à durée variable. Il est clair qu’en me situant sous l’angle qui privilégie la réalité psychique, du moins telle que je l’entends, je ne vois pas comment je peux me sentir à l’aise avec de telles pratiques. L’écoute associative nécessite du temps pour entendre, condition nécessaire pour disposer d’un temps pour interpréter. Et la valeur interprétative accordée à la scansion n’a guère de sens si l’on attend de l’interprétation un « plus » d’associativité.
Ceci n’exclut évidemment pas que dans un traitement particulier l’usage de la scansion puisse avoir des effets mobilisateurs.
L’argument thérapeutique est d’ailleurs discutable. La psychanalyse se donne pour fin une visée thérapeutique mais, grâce à une ouverture sur l’inconscient par la co-pensée, il s’agit non de se réfugier derrière des principes techniques qui ne sont que des conventions mais de savoir pour quel patient, et en réponse à quelle demande, nous devons nous engager dans une certaine forme d’écoute, et dans quels cas nous pouvons en faire l’économie.
Il est vraisemblable qu’une priorité, sinon absolue du moins forte, accordée à la dynamique de la perte et du manque nourrit d’autres exigences, et que sous cet angle l’entendement fixé sur le propre de la réalité psychique puisse être tenu pour accessoire.
En somme, l’or pur de l’un devient le cuivre de l’autre. Il y a dans le mouvement psychanalytique, dans et hors l’association à laquelle j’appartiens, un certain pluralisme dans l’exercice de la méthode. L’objet de la psychanalyse n’est pas toujours vu sous le même angle et les pratiques peuvent différer, mais les variantes n’altèrent pas le fond de la démarche. Tant que le principe de l’écoute associative est respecté, nous pouvons débattre des modes d’entendement. C’est en ce sens que le temps pour entendre constitue un point sensible dans le débat.
Si tout est possible dans le cadre d’une éthique des soins et du principe de consentement éclairé, il est d’autres exigences pour la formation du psychanalyste. Il me semble que plus nous lui offrons d’ouverture pour son expérience personnelle, plus nous lui offrons de chances à développer son aptitude à entendre autrui.