L'inconscient est structuré comme un langage" (Linguistique, linguisterie, lalangologie)
01 juillet 2018

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BON Norbert
Billets

Que l’inconscient soit structuré comme un langage, voilà qui ne va pas de soi, pour les psychanalystes, dans les années cinquante. Dans son texte, « La science et la vérité », Lacan évoque sa conférence du 7 novembre 1955, « La chose freudienne », pour le rappeler : « Que la voie ouverte par Freud n’ait pas d’autre sens que celui que je reprends : l’inconscient est langage, ce qui est maintenant acquis l’était déjà pour moi, on le sait. »[1]On trouve la même formule dans Les structures freudiennes des psychoses « Nous traduisons Freud et nous disons : cet inconscient c’est un langage » [2]Il l’explicite ainsi, dans sa conférence « Freud dans le siècle » (p. 271), à l’occasion de la commémoration du centenaire de la naissance de Freud, organisée par le Professeur Jean Delay : « … la même anomalie qu’il s’agit dans les rapports de l’homme au langage … Freud l’a rencontrée dans sa pratique médicale, quand il est tombé sur ce champ où on voit les mécanismes du langage dominer et organiser à l’insu du sujet, en dehors de son moi conscient, la construction de certains troubles qui s’appellent névrotiques. » [3]Il l’illustre avec l’exemple de l’oubli du nom Signorelli.

C’est en effet le pas de Freud lorsque dans L’esquisse d’une psychologie[4]il en vient à confronter son élaboration neuropsychologique (les systèmes φ, ψ,ω) à la clinique des hystériques. Il évoque alors le cas d’Emma dont il rend compte à l’aide d’un schéma qui est clairement un réseau de signifiants où une scène récente vient se nouer rétroactivement à une scène ancienne (nachträglich) et l’éclairer soudainement (plötzlich) d’un sens sexuel. Il déplace ainsi le niveau de rationalité du champ neuronal où se traitent des excitations, à celui du langage où est noué le désir sexuel, de façon problématique et selon une temporalité que ne renierait pas la théorie des cordes [5].  

C’est dans ce champ que se situent clairement les travaux suivants : L’interprétation des rêves, la Psychopathologie de la vie quotidienneLe mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient. Et c’est sur ce champ que Lacan recentre la psychanalyse dans son retour à Freud : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par un sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme, c’est le sujet pris et torturé par le langage. » [6]

Linguistique

D’où les interventions de Lacan pour amener aux psychanalystes les outils de la linguistique saussurienne dont ne disposait pas Freud : notamment « Fonction et champ de la parole et du langage » et « L’instance de la lettre dans l’inconscient ».[7]La distinction signifiant/signifié, l’articulation phonétique en deçà de la l’articulation sémantique qui permettent les jeux métaphoro-métonymiques rendent compte de l’économie de la langue comme de sa richesse mais sont également source de toute les ambiguïtés dont Freud avait déjà pu constater par l’expérience psychanalytique qu’elle constituait le lot quotidien du fonctionnement de l’inconscient dont témoignent les irruptions imprévues dans les énoncés du sujet : lapsus et autres ratés. Mais pas seulement, puisque ce fonctionnement de la langue fait qu’un énoncé peut toujours s’entendre autrement, qu’on dit toujours autre chose que ce que l’on veut dire. où l’on peut, par exemple, entendre dans le vers de Verlaine, au lieu de « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant »,Je fesse souvent sœur Eve, être ange et pénétrant. A condition, évidemment, que son incidence dans le transfert en soutienne la pertinence !

Lacan rectifiera en conséquence la formulation saussurienne en établissant le primat du signifiant sur le signifié noté : S/s et en supprimant les parenthèses pour marquer que le sens résulte du rapport des signifiants entre eux, la chaîne signifiante, plus que du rapport de chaque signifiant à son signifié. D’où, lorsque quelqu’un parle, un renvoi de signifiant en signifiant à travers lequel il cherche à se signifier comme sujet, \\\$, à travers les signifiants qui le représentent (S1) auprès d’autres signifiants (S2), sans jamais y parvenir totalement (nul ne peut être réduit à un signifiant, sinon sur sa tombe !). Dans l’intervalle se produit une perte, l’objet a qui cause son désir. 

Cette conception du primat du signifiant, du son sur le sens, quoiqu’elle doive à la phonologie de Jakobson s’en sépare : « Mais si on considère tout ce qui, de la définition du langage, s’ensuit quant à la fondation du sujet, si renouvelée, si subvertie par Freud que c’est là que s’assure tout ce qui de sa bouche s’est affirmé comme l’inconscient, alors il faudra, pour laisser à Jakobson son domaine réservé, forger quelque autre mot. J’appellerai cela la linguisterie. » Il ajoute plus loin : « Mon dire que l’inconscient est structuré comme un langage n’est pas du champ de la linguistique. » [8]

 

Linguisterie

La linguisterie, c’est donc la science du langage habité par un sujet et l’art d’en repérer, favoriser les manifestations dans la parole. S’ensuivent des conséquences à deux niveaux :

– au plan de la parole, dans les situations de la vie ordinaire, le locuteur apprend à réduire autant que possible les incertitudes et les ambigüités de ses énoncés, afin de se faire comprendre au mieux, en choisissant précisément ses mots dans le champ paradigmatique et en les ordonnant dans le syntagme selon les règles de la grammaire. Ce qui n’empêche pas des effets de sens imprévus chez l’allocutaire, en fonction de son équation personnelle, ni des effets d’énonciation incontrôlés, pulsionnels, chez le locuteur. Raison pour laquelle on nous apprend à tourner sept fois notre langue dans la bouche avant de parler. La règle fondamentale demande à l’analysant exactement l’inverse, dire tout ce qui lui vient à l’esprit, sans réfléchir, sans se soucier de la cohérence de son propos, ni de l’unité de temps et de lieu, ni de la bienséance et des effets possibles sur l’interlocuteur-analyste (le blesser, l’exciter, le déprimer…), ni craindre des retours possibles de sa part (jugement, rétorsions, passages à l’acte, agressifs ou érotiques…). La visée étant que des manifestations de l’inconscient puissent s’en produire.

– du côté de l’analyste, elle suppose corollairement une attention portée non pas au sens des énoncés mais également distribuée (gleichschwebende) sur les signifiants qui s’enchaînent afin d’y entendre ces manifestations dans les ratés, les ruptures, les failles du discours bien sûr, mais aussi dans les insistances, les redondances, les particularités, les intonations inattendues… Et de les faire ek-sister en les soulignant, les ponctuant, les découpant dans la chaîne parlée. Lacan introduit là une conception de l’interprétation qui consiste non pas à trouver un sens caché sous le sens manifeste mais à ouvrir le sens. Pour ce faire, l’interprétation se doit donc d’être une citation prise dans le texte de l’analysant, pour en conserver la signifiance, en même temps qu’une énigme pour permettre le pas-de-sens. Se guidant pour cela sur la flèche du transfert dont son analyse personnelle est supposée lui en permettre le repérage… 

Qu’est-ce que lalangue

Pour rendre compte de ce qui est visé là par l’analyste, Lacan introduit la notion de « Lalangue » en un seul mot. C’est dans la première conférence aux psychiatres à Sainte Anne, Le savoir du psychanalyste« … écrivez lalangue en un seul mot, c’est comme ça que je l’écrirai désormais. »Et il précise : « Je n’ai pas dit l’inconscient est structuré comme lalangue, mais est structuré comme un langage et j’y reviendrai tout à l’heure. Mais quand on a lancé les « responsifs » dont je parlais tout à l’heure sur le Vocabulaire de la Psychanalyse, c’est évidemment parce que j’avais mis à l’ordre du jour ce terme saussurien lalangue, que, je le répète, j’écrirai désormais en un seul mot. Et je justifierai pourquoi. Eh bien, lalangue n’a rien à faire avec le dictionnaire, quel qu’il soit. Le dictionnaire a affaire avec la diction, c’est-à-dire avec la poésie et avec la rhétorique par exemple. »[9]

Il y revient dans le texte « L’étourdit » l’été suivant : « L’inconscient, d’être “structuré comme unlangage”, c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister » [10]Dans le séminaire suivant, Encore(1972-73), il y revient à nouveau à plusieurs reprises et notamment dans la leçon du 26 juin 1973, pour rendre compte [11]de ce qu’il désigne ainsi : « Lalangue sert à toute autre chose qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi. »Il distingue donc « lalangue » du langage mais aussi de l’inconscient :« Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. »[12]

Mais la langue maternelle, ce n’est pas simple puisque comme il le précise : « Lalangue, […] ce qu’il faut y concevoir, c’est le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience inconsciente ». […] [13]. De l’ordre du collectif, donc. Mais c’est aussi, pour chacun, une transmission singulière : « Je fais lalangue parce que ça veut dire lalala, la lallation, à savoir que c’est un fait que très tôt l’être humain fait des lallations comme ça, il n’y a qu’à voir un bébé, l’entendre, et que peu à peu il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue, à part que c’est quelqu’un d’incarné, qui lui transmet lalangue. » [14]. Et, j’ajoute, qui lui transmet donc à sa manière.

Comment lalangue vient aux enfants 

Je parodie là le titre d’un livre de Bénédicte Boysson-Bardies, Comment la parole vient aux enfants [15]qui rassemble les études disponibles pour tenter de comprendre comment un infans peut devenir un sujet parlant. Le nourrisson humain, incontestablement, est génétiquement équipé pour acquérir la langue parlée là où il débarque. Encore faut-il qu’il entende parler autour de lui pour que ce programme génétique puisse produire ses effets dans l’interaction avec l’environnement. C’est ce que l’on appelle l’épigenèse permise par la plasticité cérébrale du petit humain. On peut résumer très schématiquement la tâche qui l’attend ainsi :

« L’enfant doit distinguer puis extraire les sons linguistiquement pertinents, ceux que produisent les adultes en parlant. » 

« La parole se présente comme une onde continue : l’enfant doit donc, dans un deuxième temps, la segmenter, la catégoriser et en organiser les variations selon leur valeur de signification. »

« La troisième condition porte sur le sens. Il s’agit de reconnaître, dans la parole des autres, l’intention de signifier. » [16]

Sans entrer dans le détail de ces études qui essaient de déterminer les étapes par lesquelles l’enfant passe pour remplir ces conditions, il me paraît utile d’en relever pour notre propos quelques grandes lignes, si l’on pense, comme Roland Barthes le développe, dans sa très fine étude de l’écoute, que « Le psychanalyste, en s’efforçant de saisir les signifiants de son patient, apprend à ‘parler’ la langue qu’est l’inconscient de son patient, tout comme l’enfant, plongé dans le bain de langue, saisit les sons, les syllabes, les consonances, les mots et apprend à parler. » [17]

– La première, c’est que l’enfant est saisi dans la langue par la prosodie et non par le sens. Et, ceci très tôt dès les premiers jours et même avant, comme le montrent les enregistrements intra utérins, où il se montre sensible à la musicalité de la voix maternelle et capable de la distinguer des autres voix et des autres bruits qu’il entend. Il y a donc là une modulation des capacités perceptives par l’interaction avec la langue parlée autour de lui.

– Deuxièmement, très vite, dès deux-trois mois, le bébé va s’avérer auditivement sensible à des séquences syllabiques dans cette suite sonore qu’est la parole. Mais du côté de sa production vocale, il faudra attendre quatre ou cinq mois, la maîtrise suffisante de la phonation, pour qu’il puisse vocaliser volontairement, jouer avec sa voix (hauteur, niveau sonore, bruits divers…), comme s’il faisait des gammes ou plutôt, comme un enfant tape sur un piano sans connaître la musique, et puis, peu à peu, use de ses gazouillis, avec un plaisir manifeste, dans ses interactions avec l’entourage. Puis, entre six et dix mois, avec des variations individuelles importantes, apparaît le babillage, soit la production et le jeu avec des syllabes « qui respectent les contraintes des syllabes dans les langues naturelles. » [18]. Mais, ce babillage, au cours du deuxième semestre, va se resserrer autour des caractéristiques prosodiques et phonétiques de la langue parlée autour de lui, les voyelles, consonnes et syllabes de celle-ci (18 consonnes et 14-15 voyelles pour le français), et négliger celles qui en sont absentes. Il aura ensuite le plus grand mal à les produire lorsqu’il devra apprendre des langues étrangères (Par exemple le kabyle : 74 consonnes et trois voyelles ou les langues à clicks).

-Enfin, pour ce qui est de la troisième condition, l’enfant va devoir découvrir le sens des mots. Il le fait dès neuf dix mois de façon ponctuelle et dans un contexte expérientiel précis : au-revoir, bravo, bobo, promener… Puis, entre onze et dix-huit mois, l’enfant va entrer dans le lexique de sa langue en intégrant à ses acquis phonétiques « … les règles phonologiques qui contrôlent la prononciation des mots, et les règles morphologiques qui gouvernent leur construction. » [19]Et, non seulement ces règles sont propres à chaque langue mais elles emportent avec elles une représentation spécifique du monde organisé en catégories d’objets, d’actions, de ressentis… Je cite Jean-Pierre-Minaudier: « …une langue n’est ni une vaste équation mathématique, ni le produit d’un instinct naturelcommun à toute l’humanité, mais un phénomène essentiellement culturel, un réservoir inépuisable et jamais identique d’associations logiques et illogiques, de moyens d’expressions inégalement développés, de métaphores, d’images, d’attention ou d’inattention à divers aspects de la réalité, bref, de sentiers divergents qui, dans l’unique (peut-être) contrée du langage, guident celui qui parle et celui qui l’écoute vers des panoramas infiniment divers. » [20]

Cette intégration des systèmes phonologique (règles de succession et de combinaison des phonèmes) et grammatical (propriétés syntaxiques et morphologiques des mots) suppose une réorganisation opérationnelle du lexique de l’enfant nécessaire pour franchir une nouvelle étape, vers 18 mois-2 ans : l’accroissement spectaculaire du vocabulaire, la maîtrise de la prononciation, la production d’énoncés complexes… vont lui permettre de mettre en œuvre le système langagier pour, non seulement se faire comprendre, mais aussi être reconnu comme locuteur dans sa langue. Avec, pour chacun, des singularités qui résisteront à cette réorganisation et persisteront sous des formes archaïques que nous aurons l’occasion de retrouver dans les cures. Non sans difficultés d’ailleurs puisque notre analysant aura, avant de nous arriver, parcouru alors une étape supplémentaire, celle de la faire entrer cette lalangue dans un système de transcription qui, précisément vise à en fixer graphiquement les usages reconnus et en réduire les équivoques. D’où la nécessité pour l’analyste de lire ce qu’il entend pour pouvoir l’écrire autrement.

En quoi ces observations directes de la manière dont un bébé humain entre dans le langage nous éclaire-t-elle sur ce que nous en retrouvons dans la cure et à partir de quoi Lacan postule cette notion de lalangue ? Notion qui apparaît pour le moins complexe lorsqu’on en suit les linéaments à travers les différentes évocations des commentateurs.

Notons cependant la remarquable anticipation de Lacan par rapport à ces études qui, pour la plupart sont publiées dans les années 80-90. Notamment en ce qui concerne l’antériorité de la prosodie sur le sens que l’on retrouvera, mutatis mutandis, dans la primauté du signifiant sur le signifié. Non pas que dans lalangue, il n’y ait pas de sens, au contraire, ça peut partir dans tous les sens, en tout cas ceux qui y sont sédimentés. Lalangue, « l’ambiguïté de chaque mot, elle prête, elle prête à cette fonction que le sens y ruisselle.[21]Mais aussi dans le rapport à l’expérience de cette première prise dans le langage, autrement dit dans le rapport du sens au corps, comme il le formule quelques mois plus tard, équivoquant sur le verbe s’aimer :« Eh bien, c’est de ça qu’il s’agit, justement : il s’agit des sèmes, à savoir de ce quelque chose qui s’incarne dans lalangue. Car il faut bien se résoudre à penser que lalangue est solidaire de la réalité des sentiments qu’elle signifie. S’il y a quelque chose qui nous le fait vraiment toucher, c’est justement la psychanalyse. »Et plus loin : « Alors je voudrais quand même vous faire sentir ce qu’implique l’expérience analytique : c’est que, quand il s’agit de cette sémiotique, de ce qui fait sens et de ce qui comporte sentiment, eh bien, ce que démontre cette expérience, c’est que c’est de lalangue, telle que je l’écris, que procède ce que je ne vais pas hésiter à appeler l’animation […]dans le sens d’un sérieux trifouillement, d’un chatouillis, d’un grattage, d’une fureur, pour tout dire — l’animation de la jouissance du corps. » Et, plus loin, : « Le sens, il faut le dire, le sens comme ça quand on ne le travaille pas, eh bien, il est opaque. La confusion des sentiments, c’est tout ce que lalangue est faite pour sémiotiser. Et c’est bien pour ça que tous les mots sont faits pour être ployables à tous les sens. Alors, ce que j’ai proposé, ce que j’ai proposé dès le départ de cet enseignement, dès le discours de Rome, c’est d’accorder l’importance qu’elle a dans la pratique, dans la pratique analytique, au matériel de lalangue. »[22]

Alors, cette jouissance comment la situer ? Lacan y répond ainsi : « disons que lalangue, n’importe quel élément de lalangue, c’est, au regard de la jouissance phallique, un brin de jouissance. Et c’est en ça que ça étend ses racines si loin dans le corps.[23]Et si un mot d’esprit peut nous fait jouir, sémiotiquement s’entend, avec des prolongements plus ou moins loin dans le corps : sourire, rire, voire hoquet et fuite urinaire, c’est comme le notait Freud, que l’on est de la même chapelle, de la même lalangue où des équivoques, des torsions, des triturations sont déjà potentiellement là. Je cite Lacan : « On se reconnaît dans le trait d’esprit, parce que le trait d’esprit tient à ce que j’ai appelé lalangue, on se reconnaît dans le trait d’esprit, on y glisse et là-dessus Freud a fait quelques considérations qui ne sont pas négligeables. Je veux dire que l’intérêt du trait d’esprit pour l’inconscient est quand même lié à cette chose spécifique qui comporte l’acquisition de lalangue. » [24]. On peut dire, je crois, que l’art du trait d’esprit, c’est de faire jouer le continu de lalangue avec le discontinu du signifiant. 

Hypothèses lalangologiques

Peut-on alors  avancer quelques hypothèses lalangologiques, puisque cette lalangue, hormis ce que nous pouvons en observer chez l’enfant, nous n’y avons un accès subjectif que rétrospectivement dans nos analyses à travers le langage et la parole ? Elle nous apparaît donc le nouage R. S. I. en tant que « corps du symbolique »[25]. Mais ne faut-il pas aussi la qualifier comme réelle lorsque le corps de l’enfant y est plongé ? Et comme imaginaire dans les strates de représentations communes qui y sont déposées ? Quoiqu’il en soit, ce qui me paraît à relever ici, c’est cette spécificité de Lalangue qui échappe aux linguistes, comme l’écrit Marc Darmon : « Tout ce qui concerne la proximité, le voisinage entre signifiants, les voisinages littéraux dont on fait usage dans l’interprétation en analyse, donc des voisinages littéraux qui n’ont pas forcément à voir avec l’étymologie. Donc ce qui à mon sens est nommé lalanguepar Lacan, concerne tout ce qui souligne ce voisinage, ce réseau entre signifiants par rapprochements littéraux. »[26]. Lalangue est ainsi constituée d’une texture dans laquelle les mots se côtoient, s’attirent, se frictionnent, se rangent par contiguïté, par voisinage littéral, indépendamment du sens. Mais pas des sens puisque, selon Freud, le premier principe organisateur est celui du principe de plaisir/déplaisir et l’énergie qui y circule la libido. L’enfant incorpore les bons mots et recrache les mauvais… 

Il y a donc là un champ sur lequel nous ne pouvons que spéculer, comme les cosmologistes à partir des vestiges du big-bang provenant du fond diffus cosmologique, à travers le tissu de l’espace-temps. Et « lalangue » n’évoque-t-elle pas ce lointain passé, l’enfance, où la syntaxe et la grammaire n’avaient pas encore fait leur œuvre de policesur un champ organisé par le principe de plaisir / déplaisir, mais qui, ordinairement, ne nous revient qu’indirectement, par bribes qui s’immiscent dans la chaîne parlée ou écrite ? Sauf à y acquérir un savoir-faire, comme Joyce, pour faire passer volontairement et directement lalangue dans son écriture avec des jeux de dislocation et recomposition des lettres qui ne sont pas sans rappeler les comportements curieux et parfois énigmatiques dont font preuve les particules élémentaires de la physique quantique : photons, protons, neutrons, quarks [27], gluons…. On trouve d’ailleurs chez Lacan, dès la « La lettre volée », cette distinction quasi quantique de la lettre : « Et c’est ainsi qu’on ne peut dire de la lettre qu’il faille qu’à l’instar des autres objets, elle soit ou ne soit pas quelque part, mais bien qu’à leur différence, elle seraetne sera pas là où elle est, où qu’elle aille. » [28]Comme le chat de Schrödinger, la lettre est à la fois lettre vive et lettre morte. Et Lacan n’était du reste pas sans être informé des théories quantiques, à en croire Radiophonie [29]. Et, c’est en effet sur cette écriture de Joyce que Lacan va se pencher dans son séminaire Le sinthome où son intérêt porté sur la lettre et la littéralité trouve matière. On connait, bien sur, cette manière qu’a Joyce de jouer avec les équivoques de la langue, voire de plusieurs langues puisqu’il parlait outre l’anglais et le gaëlique, le français, l’italien, un peu l’allemand et le danois… Il y a, parmi bien d’autres, cette fameuse phrase, de Finnegan’s wake, souvent citée à la suite de Lacan :« « Who ails tongue coddeau, aspace of dumbillsilly? » où l’on entend, si on la lit à haute voix : où est ton cadeau espèce d’imbécile ? [30]On dit d’ailleurs que Joyce se gondolait lui-même à se relire à haute voix. Mais au-delà, dans ce dernier livre, on peut entendre comment Joyce « met à ciel ouvert le continu comme chaîne sonore à l’origine de l’inconscient. ». Je cite là Virginia Hasenbalg Corabianu qui rapporte une expérience d’écoute à plusieurs d’un texte réputé insensé, lu par Joyce lui-même. Je cite : « Le texte impénétrable au premier abord, n’était autre chose que la restitution par écrit de la chaîne sonore continue du bavardage des femmes lavant le linge au bord du fleuve. Elles jacassent. Leur commérage porte sur la ville et sur les gens de Dublin, sur les familles exilées, sur la météo, sur l’histoire d’Irlande… à flux tendu et dans le parfait coq-à-l’âne qui peut caractériser le flot de paroles de femmes qui parlent entre elles. Or, cet entendu est restitué à l’écrit en utilisant les multiples équivoques de plusieurs langues simultanément, avec leurs valeurs phonétique et/ou sémantique. » [31]. Et bien plus, en faisant même entendre en arrière plan le bruit de l’eau et les coups de battoirs qui en rythment la prosodie. Et l’on peut penser que c’est à un univers sonore de ce genre qu’a affaire le petit enfant (tonalité, débit et grain de la voix compris [32]) et dont il va devoir apprendre à faire passer les connotations multi dimensionnelles dans un énoncé linéaire. On voit bien, si nous voulons faire l’opération inverse de retrouver lalangue en deçà de ces énoncés, que cela implique de complexifier notre représentation du champ du langage comme simplement sous-tendu par les deux axes orthonormés du syntagme et du paradigme : 

– d’une part, en introduisant dans la diachronie du syntagme non seulement la notion de rétroaction (le sens d’une phrase ne se boucle qu’à la fin), mais aussi, inversement, d’ »antéaction », chaque élément de l’énoncé charriant avec lui l’ensemble de ses connexions antérieures, sémantiques, phonétiques et littérales ; ce dont Freud repère les manifestations respectivement comme « Nachdrängung »(après-coup) et comme « plötzlich »(irruption soudaine) ;

– d’autre part, et en conséquence, avec des effets de propagation dans toutes les directions dans un champ de langage conçu comme un tissu dans lequel des « points hyper denses » ont pu se constituer, d’abord du fait de la langue elle-même parlée autour de l’infans, ensuite du fait de sa prise singulière dans le langage. Ces points hyperdenses provoquant une courbure du champ avec des effets d’attraction et de distorsion sur les éléments venant à proximité ou en contact et faisant obstacle ou contrariant la circulation directe des signifiants. 

J’en propose une représentation : il faut la voir sur une surface sphérique, donc sans bord.

 

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Je ne sais pas si ce que je propose là est un modèle où la structure même de lalangue, il n’est pas sans rappeler certaines images de notre univers galactique, dont les anciens à défaut d’en connaître les principes organisateurs, tentaient de rendre compte par des figures mythologiques. Mais il n’est pas non plus sans évoquer la comparaison de Freud avec le mycélium, à propos de l’ombilic de rêve : « C’est là l’ombilic du rêve, le point où il se rattache à l’Inconnu. Les pensées du rêve que l’on rencontre pendant l’interprétation n’ont en général pas d’aboutissement, elles se ramifient en tout sens dans le réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit d’un point plus épais de ce tissu comme le champignon de son mycélium. » [33]Freud désigne ainsi à la fois le point d’inconnaissable, l’Unerkanntoù Lacan situe le refoulement originaire, mais aussi ces points plus denses d’où peut surgir, tel un champignon, le désir dès lors que cette lalangue est organisée par le phallus, et que des césures et des scansions consonantiques viennent y troubler la jouissance de la lallation. Dès lors que l’enfant, comme Ruth contemplant le ciel à son réveil dans « Le Booz endormi » de Victor Hugo, peut se demander :

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,/Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,/Avait en s’en allant, négligemment jeté/Cette faucille d’or dans le champ des étoiles » [34]

Certes, il ne s’agit pas de rabattre le champ du psychique sur celui de la gravitation ou ceux de la théorie quantique, mais d’attendre d’une meilleure information de l’étoffe dont elles rendent compte et des lois qui y règnent, qu’elle nous ouvre la comprenoire aux phénomènes de l’inconscient qui n’obéissent pas à notre intuition normalisée. Pour mieux s’y orienter et en suivre le courant, sans avoir, comme Ulysse pour résister au chant des sirènes à s’attacher au mât de la dogmatique. Et, ainsi de nous rendre plus à même d’intervenir à bon escient. En étant poète assez pour que le « pavé dans la mare du signifié » [35]que nous jetons en proférant nos interprétations, en y mettant notre grain de voix, n’opère pas seulement au point de chute, mais vienne, viales ondulations qu’y s’en propagent dans l’Imaginaire, toucher au Réel du symptôme [36]

Nancy, le 19 juin 2018.

 

[1]Lacan J., 1965, « La science et la vérité », Ecrits,Seuil, 1966, p.866.

[2]Lacan J., 1955-56, Les structures freudiennes des psychoses, 16 novembre 1955, Edition hors commerce de l’Association freudienne internationale, p. 24-25

[3]Lacan J., 1956, « Freud dans le siècle », Les psychoses, Seuil, 1981, 263-277.

[4]Freud S., 1895, Esquisse d’une psychologie, érès 2011.

[5]Bon N., 2016, « Amusons nous à tirer sur la corde », freud-lacan.com. (Freud S., 1895, Esquisse d’une psychologie, érès 2011.) Cf. aussi le remarquable exemple spatiotemporel analysé par lui dans Freud S., 1907, Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen. Folio/Gallimard, 1986. 

[6]Lacan J., « Freud dans le siècle », opus cit., p. 276.

[7]Lacan J., 1953 et 1957, Ecrits, Seuil, 1966.

[8]Lacan J., 1972, Encore, Seuil, 1975, p. 20

[9]Lacan J., 1971 (4 novembre), Le savoir du psychanalyste, édition hors commerce de l’Association freudienne internationale, p. 13. L’allusion aux dictionnaires tient à ce qu’il vient de faire un lapsus en évoquant à propos de Laplanche et Pontalis, le Vocabulaire de la philosophie, qui est de Lalande.

[10]Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, p. 490.

[11]Lacan J., 1972-73, Encore, Seuil, 1975, p. 126. 

[12]Lacan J., ibid., p. 127.

[13]Lacan J., 1974, Conférence de Rome », 1er novembre 1974,. www.ecole-lacanienne.net/pastoutlacan.

[14]Lacan J., 1974, Conférence de Milan, 30 mars 1974,www.ecole-lacanienne.net/pastoutlacan.

[15]Boysson-Bardies M., 1996, Comment la parole vient aux enfants, Paris, Odile Jacob.

[16]Ibid., p. 19, p. 127.

[17]Barthes R., 1976, « Ecoute », L’obvie et l’obtusessais critiques III, Points/Seuil, 1992, p 226. 

[18]Boysson-Bardies, opus cit., p.60.

[19]Ibid., p. 219.

[20]Minaudier J. P.,2017, Poésie du gérondif,Le Tripode, p. 59.

[21]Lacan J., Les non dupes errent, 8 janvier 1974.

[22]Lacan J., ibid, 11 juin 1974, p. 231.

[23]Lacan J., ibid, p. 234.

[24]Lacan J., 1970-71, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, 16 novembre 1971.

[25]Lacan J., ibid., p. 12.

[26]Darmon M., 2013, « Lalangue et l’élangues », Colloque Pawol pa ni koulé,  ali-provence.com/2017:02.

[27]Comme Stephen Hawking, dans Une brève histoire du temps, les analystes s’amuseront de savoir que c’est à une mystérieuse citation de Joyce : « Trois quarks pour Môssieur Mark », que le physicien Murray Gell-Mann (prix Nobel 1969), emprunte le terme de quarks. 

[28]Lacan J., 1966, Ecrits, Seuil, p. 24.

[29]Lacan J., 1970, « Radiophonie », Autres écrits, Seuil, p. 422-423, notamment.

[30]Lacan J., Le sinthome, p. 166.

[31]Hasenbalg-Corabianu V., De Pythagore à Lacan, une histoire non officielle des mathématiques, érès, 2016, p. 184 et 187.

[32]L’expression « grain de la voix » est de Roland Barthes : « Cet espace très précis où une langue rencontre une voix et laisse entendre, à qui sait y porter son écoute, ce qu’on peut appeler son ‘grain’ […] Corporéité du parler, la voix se situe à l’articulation du corps et du discours… », « Ecoute », opus cit, p. 226. 

[33]Freud S., 1900, L’interprétation des rêves,PUF, 1967, p.446.

[34]Hugo V., op.cit, p. 36.

[35]Lacan J;, 1970, « Radiophonie », p.416.

[36]Bon N., 2012, « Le réel de l’effet de sens : comment l’interprétation porte », Intervention au séminaire d’été de l’Association lacanienne internationale, Paris, 30 juillet-2août 2012.