L'INCONSCIENT COMME SILBENCHEMIE"
30 octobre 2014

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PETRAUD-PERIN Annick
Les introuvables
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La demande des enfants est faite auprès des parents, dans le meilleur des cas. Le plus souvent, actuellement, elle est faite à l’école. C’est-à-dire que nous nous trouvons devant cette question que soulevait Freud à la fin de son travail théorique concernant Hans. Après avoir constaté que les enfants, comme tous les individus, peuvent facilement passer de la classe des bien portants à celle des névrosés et que le chemin peut également se faire en sens inverse, il se demande quelle serait néanmoins la part réservée à l’éducation comme facteur de la névrose. Est-ce nécessaire, pour rendre l’individu « capable de culture et socialement utilisable » comme il l’écrit, est-ce nécessaire d’exercer une répression des instincts et leur domination ? Autrement dit, y-a-t-il un bien – fondé de la castration ? D’où le tourment propre à cette pratique. Au prix de quels sacrifices, la répression de ces « instincts gênants », comme les nomme Freud, a-t-elle été accomplie ? Comme vous le savez, les réponses proposées par les psychanalystes qui se sont occupés des enfants et des adolescents diffèrent.

Anna Freud, par exemple, qui en 1926 discutait de la technique psychanalytique, avait d’abord pensé que l’âge d’application du traitement se situait à partir de la période de latence puis l’avait abaissé jusqu’à la troisième année et étendu jusqu’à la pré – adolescence et à l’adolescence.

Ainsi tous les troubles furent accueillis et Anna Freud soutenait que « l’analyste réunit ainsi en sa personne deux tâches difficiles et au fond contradictoires : il faut qu’il analyse et qu’il éduque ». Ce qui ne contredisait pas les termes de Freud qui, dans la discussion qui termine le travail qu’il expose de la phobie de Hans, reconnaît qu’il n’a pu conduire l’expérience pédagogique aussi loin qu’il l’aurait voulu s’il avait été le seul maître de la situation, c’est-à-dire fournir à Hans le seul éclaircissement que ses parents lui avaient refusé, lui révéler l’existence du vagin et du coït et mettre fin à ses questions pour un temps.

Mélanie Klein, autre grande figure de la psychanalyse avec les enfants, n’attendait pas longtemps : vous vous souvenez peut-être de la façon dont elle interprète le coït à Dick, cet enfant, comme elle le dit, au comportement sans objet et sans signification, où aucun affect et aucune angoisse ne s’y associait. Elle lui explique quand il prend le train, le fait rouler jusqu’à la fenêtre et dit : « station » ; elle lui dit : « la gare, c’est maman, Dick entre dans maman, le train entre en gare ». C’est-à-dire « qu’elle prend les choses objets de l’attitude de l’enfant » comme le souligne Jacques Lacan. Et ainsi fait-elle de la porte, et des autres objets. Ces objets, elle les prend comme des structures, à la fois des objets, à la fois ce qui les organise et les agence les uns les autres dans une parole dont ils dépendent. Ce sont les structures du monde de l’enfant quand il veut bien nous en dire quelque chose ; ce sont aussi pour Mélanie Klein tous ces objets internes que l’enfant veut prendre. Il veut se les approprier en s’appuyant sur un désir de destruction du corps maternel. Ce désir est primordial. Le pénis du père, objet interne au corps de la mère, devient ainsi le prototype de tous les objets que le corps contient. Ainsi l’avoir, appelé par elle l’introjecter, précède l’être de l’identification. Entre temps, l’autre aura subi une destruction qui provoque cette angoisse primaire si importante dans sa théorie. Cette introjection, morcelante, dévorante, conserve le pénis et permet la naissance du Surmoi, « chose qui mord, qui dévore et qui coupe » comme elle l’indique. Et cette naissance est associée à l’angoisse. « La peur de la mère, écrit-elle, est si écrasante parce qu’une peur intense de la castration par le père s’y combine ». Le père et la mère sont alors unifiés, « les parents combinés », et tout conflit va amener l’enfant à les dissocier, à faire alliance avec l’un contre l’autre. C’est ce qui va donner à ce conflit, inévitable, son caractère œdipien prégénital effrayant. La dialectique kleinienne, introjection, identification, ainsi articulée à celle de l’être et de l’avoir « soumet à l’introjection du pénis, convoité par l’enfant, la vacance de l’Autre, libéré de ce pénis censé s’y trouver », indique G. Balbo dans son article sur Mélanie Klein.

On perçoit ici combien peuvent être différentes des interprétations qui s’appuient sur ce scénario fantasmatique de celles qui utilisent les lois propres du mi – dire du langage. Nous savons combien l’inconscient ne sait rien de la castration et que les signifiants y jouent librement de leurs sens opposés, rappelait Ch. Melman, pour y faire entendre « cette sorte de double face originelle à laquelle nous répugnons dans notre vie consciente puisque celle-ci implique la castration, et, en quelque sorte, nous oblige à faire un choix, à opérer sans cesse cette division ». Ainsi cette jeune analysante qui, sa mère morte accidentellement dans les flots, évoque avec une insistance qu’elle n’entend pas encore, une amie, Florence, qu’elle nomme Flo, et qui est morte récemment.

Nous trouvons là une question importante touchant l’éthique psychanalytique concernant un enfant, c’est la question du symptôme qui est le sien, non encore confronté au manque de rapport sexuel dans une expérience qu’il aurait à assumer en son nom propre.

Ce symptôme, défense contre son désir, cette névrose infantile que les entretiens préliminaires lors de la demande d’analyse chez un sujet adulte permettent d’entendre, sollicitent une question : cette névrose est-elle prise à des autres réels que sont ses parents ? De quelle façon l’Autre, ce lieu des signifiants, cet Autre symbolique, a-t-il un rapport avec lui, ce sujet infans ? Sont-ce ces autres réels qui imposent une tyrannie familiale qui tient lieu d’Autre symbolique et ne permet pas d’autre référence ? Les fonctions symboliques paternelles et maternelles sont-elles détachables des pères et mères réels ? En quoi une névrose actuelle due à ces parents, autres réels, serait-elle tissée avec cette névrose infantile constitutive de la subjectivité de l’enfant ?

C’est la question que posait un jeune garçon de six ans, J. en disant à sa mère qu’il était mauvais et qu’il allait se tuer. La mère avait perdu son père dans des circonstances éprouvantes. Le grand-père paternel est mort à la même époque ; cette mort n’a laissé pour le garçon aucune preuve tangible puisqu’il n’est pas allé à la cérémonie. Ces disparitions brutales, l’angoisse liée à ces maladies et au non-dit qui les a entourées font que ce jeune garçon n’a pu que se heurter au réel traumatique. Qu’y avait-il de sa propre névrose infantile qui ne lui permettait pas d’autre élaboration que cette réponse ? Le travail psychanalytique qui a d’abord permis de dégager la névrose traumatique n’a pu, de par la brièveté de la cure, interrompue à la suite de la levée des embarras scolaires, travailler cette névrose. Il est permis de penser que le premier traumatisme, celui de la névrose infantile, a pu s’inscrire dans une atmosphère de silence et d’embarras, non-dits que le second traumatisme a retrouvé, la mort et le sexe liés.

La mère, qui veut me parler, l’oublie et arrive à son rendez-vous avec vingt minutes de retard. Elle ne comprend plus rien. J. les appelle elle et son mari, pépé, mémé, et demande comment on fait les enfants, qui sont les premiers à l’origine, et aussi avec beaucoup de malice pourquoi elle les a loués méchants lui et son frère. Et elle, qui ne sait rien dire sans avoir les larmes aux yeux, répond qu’elle ne sait pas. Trois années plus tard, elle me téléphone pour prendre rendez-vous. C’est sa famille entière qu’elle veut amener dans mon bureau, mari et enfants en tout cas. Il semble bien qu’elle aussi est assujettie à cette tyrannie familiale que nous avons évoquée, mais assujettie autrement. C’est à ce titre qu’elle pourra entreprendre une psychanalyse. A ce moment-là, j’apprendrai l’horreur que la grand-mère donne à voir : elle est quasiment muette depuis longtemps. Cette grand-mère qui fait peur est indicible. Que de fantômes à conjurer pour l’enfant !

Son premier dessin fut une maison, avec un toi (t) rouge, « ma couleur préférée » dit-il en me regardant car il se trouve que ce jour-là, j’ai une robe rouge. Puis il met la cheminée jaune – il est arrivé avec un ‘Kinder’ jaune. Il souffle sur un crayon bleu pour dessiner ce qui est en haut, dans le ciel (si elle) ; il associe avec souffler dans un tuyau dans la mer comme lors de la pêche sous-marine. On assiste à une sorte de retour dans l’œuf pour y découvrir quoi ? « Ce désir primaire de l’infans pour la chose », comme l’écrit G. Balbo dans un article sur les sortilèges phalliques de l’Autre Scène chez Mélanie Klein, « la chose qu’il suppose être nichée au lieu de l’Autre, cette scène maternelle tant enviée et haïe de lui ». Le choix d’assumer une place analytique, celle de l’objet a dans le discours, permet de travailler ce lieu de l’Autre avec l’enfant.

Ce qu’alors nous attendons de cet enfant, est-ce l’accomplissement d’un idéal, négateur de la castration, qui organiserait sa propre subjectivité ? Est-ce un impossible ? Ou justement le manquement à cet idéal qui le protégerait d’une aliénation accomplie, aliénation où le message lui arriverait de l’Autre sous sa forme directe comme on l’entend dans la débilité ou dans la psychose ?

Une jeune adolescente venue me consulter porte un prénom, nom de rivière, de lieu, et d’une héroïne de l’au-delà. Et c’est cet au-delà qui n’y est pas, là, mais ailleurs, dans les bruits qu’elle entend, les portes, les pas dans le couloir, éblouie par les lumières, angoissée par le blanc, incapable de s’arrêter de parler si elle commence, bien que ne sachant pas que dire, qu’elle entend au cours de notre premier rendez-vous. Notre monde des perceptions est organisé par le défilement de la chaîne signifiante, la rupture réorganise ce monde perceptif. L’exemple de la psychose nous le démontre, mais pour un sujet névrosé, la dislocation, les coupures, les découpures réorganisent également ses perceptions. Ce qu’il faut entendre aussi comme : ce n’est pas dans une organisation archaïque du lien à la mère que l’inconscient est organisé, même si une nostalgie porte sur une harmonie qui aurait eu lieu entre le sujet et le monde. Deux lettres inscrivent son prénom. Toute sa vie scolaire est soutenue par une dyslexie soignée par plusieurs orthophonistes. Ce qui fait qu’intelligente, – les tests qu’elle a subis l’attestent – elle est de plus en plus nulle au lycée. La famille « en perspective sans le faire exprès » dit-elle, qu’elle dessine est effectivement en perspective et en pointillé, sauf le frère, le plus jeune de la famille. Cette famille se présente sans problème, hormis la surdité partielle de la mère qui fait que « le ton est assez haut » dit le père, « que tout le monde et tout crie tout le temps » raconte la fille. D’ailleurs, le « pointillé » de son dessin répond au « je me suis fais un gros cou (p) ».

Ses parents, la cure engagée, me diront que cela va mieux mais que, après chaque séance, la famille en voyait de toutes les couleurs. Ils évoquent aussi – la mère surtout – un frère à elle, qui est malade mental, parfois violent, soigné dans un centre thérapeutique enfant et qui arrive à travailler dans la comptabilité. La jeune fille que nous prénommerons D. rapporte sur des dessins, la maison qu’elle dessinait « quand elle était petite ». Est-ce à huit ans, puisqu’elle se souvient : c’est depuis cet âge que sa mère ne leur fait plus à manger. Tout est dans le frigidaire, à portée de mains. Les portes semblent toutes ouvertes. Les deux filles de la maison sont dans la même chambre, livrées depuis l’enfance à elles-mêmes. L’aînée à répondu à sa sœur qui lui demandait ce qu’elle lui reprochait : « d’être née ». « Les filles se castagnent » dit la mère, sans pouvoir ajouter autre chose et mesurer la difficulté devant laquelle elles se trouvent. C’est pour elle un savoir psychologique, « elles sont en concurrence », qu’elle a lu dans les livres. Après avoir lu Freud, elle lit « tout ce qui sort » depuis une dizaine d’années.

Le père, lui, a le souvenir de sa fille, petite, bébé, très maigre, « un petit oiseau avec de grands yeux inquiets, gourmande, toujours sur le qui-vive », tandis que la mère n’a rien su dire de sa petite fille. Et c’est à son père que D. doit de moins grandes vacances, tenue éloignée de son analyste. Il s’est aperçu qu’à ce moment-là, elle était abattue, qu’il y avait chez elle quelque chose comme de la détresse. Comme c’est lui qui donne l’argent pour la séance, j’insiste pour qu’elle lui rende la monnaie ou qu’alors il lui donne seulement la somme demandée. D. roule son père mais aussi ses copains à qui elle emprunte de l’argent sans le rendre. Lorsque je questionne ses parents sur la possibilité que D. ait une chambre à elle – la famille est aisée – le père dit « oui, un lieu, son trou » et la mère parle de la dyslexie, excédée semble-t-il par ce que dit son mari, raidie sans pouvoir rien entendre d’autre que l’« elles » en parlant des deux filles non séparées. « En raisonnant, dit-elle, c’est deux filles, donc je dis elles ».

D’ailleurs elle-même et sa sœur partageaient la même chambre sans dommage aucun. Le troisième, exclu, était le frère fou. D. fait un dessin où dans une voiture, on voit des personnages à travers une vitre et où un point d’interrogation est fort justement placé à côté de qui conduit ? Qui mène la barque ? (Le nom du père, son patronyme, évoque justement ce qui fait avancer une barque). Ce qu’elle dit ce jour-là, c’est qu’à neuf ans elle n’a plus écrit – sans doute un refus – elle a découvert à ce moment-là que son oncle, qu’elle considérait comme les autres, était bizarre. Ce qu’elle associe au fait qu’elle a eu peur elle-même d’être folle, schizophrène, le premier mois où elle est venue me voir. Au même moment, une question se posait, la concernant, à propos de ses craintes associées à la pauvreté de ses dessins et à sa grande réticence.

Elle part en vacances à la montagne, tombe du lit superposé où elle dormait, et se retrouve sonnée avec un traumatisme crânien sans suites. Elle rêvait qu’elle était à une corde qui se cassait et tombait dans un trou. Elle me dit : « Toutes mes craintes sont revenues, pas le vertige (elle ne m’en avait pas parlé) mais la crainte de la catastrophe que je ferai des pensées ». Elle associe avec un dessin de fleurs roses, bleues, jaunes ; trois fleurs, fille, garçon, intermédiaire, questions de la sexuation posées. Divisée devant ce qui se présente à elle, fille ou garçon, elle ne sait pas choisir ses atouts féminins. C’est ce qu’un autre dessin montrera, moitié homme, moitié femme, mi-homme mi-femme, dit-elle. Elle avait d’ailleurs évoqué d’abord la tête de mort, le fantôme qui fait peur, des yeux bleus avec des cocards. L’œil l’inquiète, l’œil du tableau, donc celui que le peintre loge dans son tableau qui fait que le tableau aussi nous regarde. Elle est aussi tourmentée par des voix, des conversations qu’elle entend – y-avait-il quelqu’un avant elle dans mon cabinet ? – Elle a toujours aussi peur du blanc, peur du vide. La lettre serpent du sexe et du prénom de sa sœur remet sur la scène l’écart entre garçon et fille et aussi « ça s’écarte entre garçon et fille et ça se rapproche, c’est baiser ». Ce qui fait que n’aimant pas les cris, elle n’aime pas l’écrit. Ces cris qu’elle associe dans un dessin à des cercles autour des oreilles comme des ondes. Elle y mêle les cris d’un rêve où apparaît une tête en blanc. Elle se souvient combien sa mère vomissait quand elle attendait son troisième enfant, son frère dont elle parle peu et dont elle m’a dit récemment qu’au fond, jusqu’à présent, elle ne l’avait pas regardé, mais gommé. C’est « l’horreur à compenser » dit-elle, voulant dire « c’est l’erreur à compenser ».

Je sais aussi qu’elle fréquente une bande de copains qui boivent facilement et qu’elle-même se « cuite » parfois. Elle erre sans repères, prête à tout, ballotée au gré de ses rencontres puisqu’il n’y a aucune limite dans ce qui lui est dit par ses parents. « Fais ton expérience » est en quelque sorte leur devise. Alors elle se questionne : « Pourquoi ils disent tous que c’est important de baiser ? » Mais c’est à peine si je l’entends, c’est à peine si elle ose le prononcer. Elle est interdite de parole.

Inter-dite, c’est ce qui va lui permettre de s’en sortir, bien qu’à ce moment-là, pendant une semaine, elle ne s’endort qu’à quatre heures du matin, des musiques et des dictons dans la tête. Elle fait un rêve, dont elle dit : « moi, prostituée, la peur ». C’est que, dira-t-elle plus tard à propos d’un dessin, « mon cul, je le mets en première ligne, même quand je ne me vois pas, même quand je ne le veux pas ».

À s’entendre ainsi, elle est prise d’une difficulté qui la fait parler pour remplir – remplir quoi? – un vide qui peu à peu se creuse jusqu’à un dessin qui lui évoque (sucette, arbre), le fait de soulever les jupes de sa mère quand elle était enfant. « Pour ne rien y voir », dit-elle. Ainsi sa mère se trouve-t-elle marquée là de la chose qui lui manque. Le 3 s’inscrit alors sous la forme de dominos dessinés, non pas le costume, le déguisement, mais le chiffre. Elle me dit qu’elle devient honnête « ce qui fait que je n’arnaque plus, ni mon père – ce que je savais – ni ma mère, ni les commerçants ». Mais le danger pour elle demeure – au sens où sa demeure même, son Heim, son lieu même, risque d’être bouffé par sa sœur, requin imaginaire qui surgirait. Ainsi le montre son dessin, menaçant, à la porte d’une grande maison vide. Un peu plus tard, elle rapporte à une séance les propos de sa mère. « Ma mère m’a dit que si elle ne me voyait pas quand j’étais petite, c’est que j’étais un morceau d’elle-même, la moitié d’elle-même, et qu’elle n’a pas osé dire cela devant mon père de peur qu’il ne se moque » ; « une moitié de soi-même, cela ne se voit pas ». Est-ce sa position de moitié qui lui a fait utiliser ce mot ? Ce n’est pas du même registre, mais signait son embarras devant sa fille, divisée devant ce qui s’est présenté à elle ensuite, sans possibilité de réponse autre que de désorganiser les lettres dans une écriture incohérente.

Charles Melman, dans son séminaire d’Octobre 1984, nous rappelait que l’inconscient freudien était constitué d’une Silbenchemie, c’est-à-dire une chimie de syllabes. L’ouvrage de Freud, Die Traumdeutung, La Science des Rêves, fut abondamment et souvent violemment critiqué, et cela dès sa parution. Freud lui-même raconte qu’un des premiers à lire et critiquer ce volume lui objecta : « le rêveur paraît souvent trop spirituel ». Pourquoi est-ce trop spirituel, simplement spirituel ? c’est que c’est le chemin le plus direct et le plus proche qui est fermé, obligeant le rêveur, comme celui qui pratique le mot d’esprit au mi-dire. A propos de la prise en considération de la figurabilité dans le rêve, Freud note d’ailleurs ceci : « Quand un mot à double sens remplace deux mots à sens unique, c’est pour nous une cause de méprise et notre esprit hésite quand on remplace une expression ordinaire par une expression imagée. Cela d’autant plus que le rêve ne nous dit point si l’élément nouveau doit être pris au pied de la lettre ou dans un sens figuré, s’il faut le rattacher au matériel du rêve directement ou par des expressions intermédiaires. En général, quand il s’agit d’interpréter un élément de la sorte, on ne sait s’il doit être :

– pris dans un sens affirmatif ou négatif (relations de contraste), faire-valoir de la division, ajouterais-je.

– interprété historiquement (comme une réminiscence).

– compris d’une manière symbolique.

– interprété à partir du son du mot. »

 

« Cette chimie, indique-t-il p.258 dans la note (1) de bas de page, cette chimie (fragmentation et réunion de syllabes) sert quand nous sommes éveillés à jouer sur les mots ». Et il donne un exemple : quelle est la façon la plus économique d’obtenir de l’argent ? (silber). Vous descendez une avenue de silberpappeln (peupliers blancs), et réclamez le silence. Le pappeln (bavardage) cesse et vous obtenez silber (l’argent).

Dans son séminaire sur Les Nouvelles Études sur l’Inconscient des 9 et 16 Octobre 1984, Ch. Melman rappelle cet « Unbewusst » Unbewurst, la lettre « r » ajoutée, qui peut aussi être retirée et évoquant cette silbenchemie, cette chimie de syllabes dont parle Freud, isole ce qu’il en est de l’unité fonctionnelle de l’inconscient – Einzelheit – la plus petite partie. Cet élément minimal est pour Freud la syllabe, ce qui reste lié à la parole, le phonème. « Or nous voyons, dit Charles Melman, que ce dont l’inconscient se sert, c’est bien de la lettre. L’acquisition, le maniement de la lettre supposent que l’inconscient sache, lui, lire et écrire. Quelque chose comme la trace d’une saisie manquée de l’objet, marque la lettre, l’isole en quelque sorte, l’origine dans le processus même du refoulement ». Puisque, si le rêveur paraît si spirituel au critique, si le trait d’esprit ou le lapsus font un effet de sidération chez leur auteur, c’est bien que ce processus de retour du refoulé est à l’œuvre. Le texte de Freud de 1911, « la signification de l’ordre des voyelles », « die Bedeutung der Vokalfolge », (folge, suite-série-succession) indique que ce qui fait que « dans les rêves et les idées qui nous viennent » il y a des noms qui s’oublient, qui sont remplacés par d’autres, est souvent dû à l’ordre des voyelles avec lesquelles ils sont les uns les autres quelque chose de commun. Et il cite là les anciens Hébreux chez qui le nom de Dieu étant tabou, la vocalisation du nom de Dieu est aujourd’hui encore restée inconnue. Le nom prononcé Jehovah est celui des signes vocaliques du mot non interdit Adonaï (Seigneur).

Je souhaite rapprocher ces interrogations d’une autre qui est celle du séminaire de Charles Melman du 15 Mars 1982 quand il travaillait la lecture du séminaire de J. Lacan, R.S.I. Réel, Symbolique, Imaginaire. Ce qu’il indique, c’est que pour J. Lacan, s’il disait qu’à son séminaire il parlait en analysant, cela signifiait pour lui que « tout son propos questionnait à partir d’un lieu d’où la réponse pour lui était déjà là ». Et cette réponse, elle était « la femme n’existe pas » ou bien « il n’y a pas de rapport sexuel », tandis que Freud, lui, disait : « La mère est barrée, question œdipienne universelle. Dans un cas la réponse peut être tenue comme un effet de la langue, dans l’autre, il y a référence au père. Dans un cas, il y a saisie manquée de l’objet, marque de la lettre, dans l’autre, le père mort dont le nom est tabou autorise l’appui sur le père. »

 

La question qui va nous intéresser maintenant est : comment cette trace saisie manquée de l’objet raté, comment fait-elle symptôme ? C’est-à-dire que nous allons nous intéresser à ce jeu propre de l’inconscient, à ce jeu de la langue comme l’écrit J. Lacan. Comme vous le savez, l’inconscient est structuré comme un langage et pas comme une langue. L’inconscient est soumis à des lois qui sont celles de la césure et quelquefois, juste un membre du mot a été conservé et si ce bout a une signification autre, il peut être à l’origine d’un symptôme. Ce que Freud indique ainsi dans ses études sur l’hystérie, à propos de Dora « Il est de règle en psychanalyse qu’un rapport intérieur encore caché se manifeste par la contiguïté, le voisinage temporel des associations exactement comme dans l’écriture, a et b juxtaposés signifient qu’il faut en faire la syllabe ab ». Ce sont des sortes d’aiguilles, probablement au sens d’aiguillage puisqu’il est question de rails plus loin, mais aussi de fil en aiguille puisqu’il évoque les associations qui mettent sur les rails.

Mais pour la lettre, « purloined letter », lettre en souffrance de l’œuvre de E. Poe, La lettre volée, qu’on la prenne au sens de l’élément typographique, de l’épître ou de ce qui fait le lettré, on dira que ce qu’on dit est à entendre à la lettre, qu’il vous attend chez le vaguemestre une lettre, voire que vous avez des lettres, jamais qu’il n’y ait nulle part de la lettre à quelque titre qu’elle vous concerne, fut-ce à désigner du « courrier en retard » indique J. Lacan. Elle est le symbole d’une absence, elle se retrouve dans la césure des signifiants, elle permet la réduction de l’interprétation métaphorique à une interprétation la plus sachlich, la plus objectale, quelquefois la plus « les pieds sur terre ». Ainsi les exemples donnés par Freud et rappelés par Charles Melman : « Eifersucht ist eine Leidenschaft, die, mit eifer sucht, was leiden schaft ». Ou le premier vol de l’aigle, à propos de la prise par Napoléon III, des biens de la famille d’Orléans. Ce que ces histoires racontent, c’est qu’elles renseignent sur ce déplacement de la césure qui fait lettre, dans l’interprétation. En effet, soulignait C. Melman, la dysorthographie désigne précisément le jeu propre de l’inconscient, le jeu propre de la langue ; ce type d’écriture et sa manipulation ne sont possibles qu’à la condition, bien sûr, que le système qui le supporte ait été ordonné par le Nom du Père, sinon nous aurions affaire à une écriture schizophrénique. Loupère, l’amère, l’amer, loup père sont ces sortes d’écritures.

Alors, comment l’entendre le drame œdipien ? De toutes les façons possibles, puisque ces signifiants ne tiennent pas en place, alors les places ….