Que peut-on attendre de la psychanalyse aujourd’hui ? Cette question, dois-je la reprendre en tant que questionneur ou dois-je tenter d’y répondre en tant que questionné ?
Si je suis celui que l’on interroge, cela implique que je sache la réponse ou que je sois supposé la savoir c’est-à-dire que je sois analyste. En fait, c’est une question que l’on formule souvent à l’adresse du psychanalyste : » Docteur, que puis-je attendre de la psychanalyse aujourd’hui ? » Il va de soi que l’analyste ne répond pas à une telle demande. En effet, que peut-il répondre ? S’il dit : » La psychanalyse peut vous guérir « , et quoi de plus tentant, puisque le sujet s’adresse à lui comme à un » docteur « , quelqu’un qui lui veut a priori du bien, qui recherche son bonheur, cette réponse néanmoins sera immédiatement entendue comme un abus, voire une escroquerie, et assurément comme une preuve de surdité du supposé psychanalyste, puisque cette demande de guérison de celui qui souffre, la psychanalyse nous enseigne justement qu’il faut s’en méfier, elle cache souvent un désir de ne pas guérir et une jouissance de la souffrance.
A cette question à lui adressée, le psychanalyste répond donc volontiers en digne héritier du talmudiste : » Dites-moi donc ce que vous, vous attendez de la psychanalyse puisque vous venez consulter ? » Cette question en retour a une chance de montrer au sujet sa division, elle l’engage dans une parole où le symptôme apparaît comme l’objet de sa plainte mais aussi comme sa propre production. C’est la demande numéro un, elle sera suivie de beaucoup d’autres et la suite se révélera étonnante si l’expérience s’engage.
En fait, l’analysant demande au-delà de toute demande, il demande d’être aimé. L’analyse est une expérience amoureuse, on y entre comme celui qui est aimé. Forcément si l’analyste accepte de vous écouter, c’est que vous êtes digne d’intérêt et d’amour. L’analyste lui, est animé par un désir singulier qui met en place ce drôle de lien social, cette relation amoureuse platonique où l’analysant s’introduit comme l’aimé. Ce que l’analysant ignore, c’est qu’il est lui-même désirant, amant, et que son désir est déterminé par un objet qu’il place en l’Autre. L’analyste vient incarner cet objet le temps de la cure, mais l’opération analytique s’achève lorsque cet amour, le transfert, se révèle pour ce qu’il est, une tromperie. L’analyste ne contient pas l’objet du désir que l’analyse a révélé au sujet, il dit à celui-ci en quelque sorte : » Maintenant que tu sais, occupes-toi de tes affaires, c’est-à-dire de ton désir véritable « .
C’est cette dialectique du transfert qui est le véritable moteur de la cure et non la demande de guérir pour les raisons que nous venons d’évoquer. Dans cette opération, le désir de l’analyste est le pivot. C’est un désir énigmatique qui agit dans le sens inverse du transfert pour détacher l’objet du désir de l’idéal que l’analyste incarne pour un temps. Ce désir de l’analyste doit primer sur les autres désirs qui ne manquent pas de surgir par ailleurs, y compris le désir de réparer ou celui de guérir. Cela ne signifie pas que l’analyste se moque de la guérison, que guérir le fasse gaiement rire, tout au contraire, le véritable analyste est celui qui démontre son savoir-faire dans l’interprétation qui lève effectivement le symptôme, l’interprétation qui a un effet de sens réel, par opposition à celle qui fait penser à une épée en carton que l’on agite fébrilement pour faire du vent. Seulement dans cet acte, ce n’est pas le désir de guérir qui l’anime.
Si maintenant, comme tout un chacun peut le faire, je reprenais à mon compte la question : » Que peut-on attendre de la psychanalyse aujourd’hui ? » Comment y répondrais-je ? De la psychanalyse sommes-nous en droit d’attendre un bien, voire le Souverain Bien, pouvons-nous en obtenir quelque progrès dans notre vie individuelle ou collective, la liberté, le plaisir ? Ou alors devons-nous en espérer la révélation d’un sens ?
En fait, la psychanalyse ne promet rien de tout cela. Si au terme d’une analyse, le sujet a tiré au clair l’inconscient qui détermine son destin, il lui reste la responsabilité de faire quelque chose de ce savoir. Sans doute cette opération lui permet-elle de mieux se débrouiller dans l’existence, de se passer des symptômes névrotiques ou autres avec lesquels il se défendait de son désir, mais il ne s’agit pas là du Souverain Bien, en ce sens l’éthique psychanalytique s’oppose à celle d’Aristote.
Les vérités de la psychanalyse sont désagréables à entendre, elles s’attaquent à nos illusions, à nos idéaux. La liberté ? On découvre dans la cure notre assujettissement, notre servitude à la lettre, au signifiant. Un sens ultime ? Contrairement à la religion, il s’agit de mettre au jour dans l’inconscient, un non-sens radical, un pur jeu de lettres. Les relations entre les sexes ? C’est l’impossibilité du rapport sexuel qui surgit comme le nœud de cette comédie. Loin de révéler au centre de l’être un merveilleux joyau, le sujet découvre avec la psychanalyse ce qu’il est, c’est-à-dire bête, raciste, incestueux, égocentrique etc. déterminé par un fantasme fondamental qui tourne autour d’un objet pas toujours très ragoûtant.
Quant à la politique, l’économie, les grands mouvements collectifs, le nationalisme, la religion…, l’analyste a certainement son mot à dire, c’est ce qu’il fait notamment dans cette revue, et ce qu’il dit tranche souvent avec les commentaires habituels les plus brillants, non seulement parce qu’il dispose de concepts très opérants, mais aussi parce qu’ayant fait en principe l’expérience de la vacuité du grand Autre, il est guéri de toute illusion. Pourtant ce qu’il dit est, de ce fait même, particulièrement antipathique et inaudible. Ou alors s’il est entendu, il peut l’être tout de travers.
En fait, s’il n’est pas compris le discours psychanalytique a déjà circulé et contribué à transformer notre monde. En clinique une interprétation n’a nullement besoin d’être comprise pour produire des vagues. Notre économie de marché qui se mondialise, avec sa promotion de l’objet en position maîtresse, sa soumission à la logique du signifiant que matérialise les 0 et 1 des ordinateurs dont l’emballement fut la cause d’un krach boursier mémorable, cette économie est une caricature du discours psychanalytique lui-même, n’y trouvons-nous pas la remise en cause d’un Autre incarné dans les figures traditionnelles du pouvoir ? Quelle est la part de responsabilité de la psychanalyse dans cette évolution ? Responsabilité involontaire, puisque ce qui est mis en avant, ce n’est pas le symbolique, c’est plutôt le spectacle, l’image, un monde où la politique est réduite à un jeu de marionnettes et le monde lui-même à un gigantesque jeu de hasard, où des statistiques répondent à d’autres statistiques tentant de saisir les fluctuations d’une » opinion » molle, ravalement de l’idée de démocratie, un monde où l’emportent par conséquent les chanceux, les bluffeurs ou les tricheurs. Cette promotion de la perversion, ce n’est pas précisément ce que la psychanalyse défend. Il y a même incompatibilité. Si Lacan refusait l’analyse aux canailles, c’est non seulement parce qu’elle risquait de les rendre bêtes, mais aussi parce que le pervers sait ce qui fait jouir et utilise également l’analyse à cette fin. Prenez un pervers en analyse, il tentera toujours de faire payer son analyste.
Mais, dira-t-on, avant de donner des leçons au monde entier et d’en remontrer aux spécialistes, les analystes ne devraient-ils pas s’occuper d’eux-mêmes. Cette activité qui se croit scientifique n’est-elle pas le lieu de luttes dramatiques, de scissions, d’excommunications qui la ressembler non seulement aux religions, mais aux sectes ou aux partis politiques extrémistes ? La remarque est tout à fait juste, mais il y a lieu de considérer le lien entre ces formes de la » psychologie des masses » que justement la psychanalyse a permis de découvrir : le transfert et l’amour pour le père.
Toujours est-il que la découverte de ce ressort caché n’a pas jusqu’à aujourd’hui libéré la psychanalyse de ces effets. Bien au contraire, elle en manifeste la caricature et nous sommes en droit d’attendre des psychanalystes l’invention d’un fonctionnement de groupe nouveau, c’est-à-dire non pervers. Peut-être que cette invention produira des effets par ailleurs, bien que chaque discours ait son propre fonctionnement.
A une époque où religion, nationalisme, xénophobie sont des réactions à la mondialisation des lois du marché, d’ultimes tentatives pour s’assurer d’une référence en l’Autre, quitte à faire de cet Autre, l’exclu, l’ennemi, le déchet, il y a peut-être dans la psychanalyse la possibilité, il est vrai dérisoire de penser autrement, de considérer que cet Autre n’est qu’un lieu produit par les lois du langage dont il faudrait tenir compte plutôt que de n’en rien vouloir savoir.
Bien qu’elle ne puisse exister véritablement que dans les sociétés ou un minimum de conditions politiques et économiques sont réalisées, la psychanalyse est en fait un scandale pour l’économie de marché. Elle échappe à l’échange généralisé, le psychanalyste ne vend rien, il ne promet aucun bien en échange de ses honoraires. Il n’ajoute aucune valeur à quoique ce soit, il refuse de laisser enfermer son acte dans une définition administrative ou légale. Même l’équivalence minimale de l’argent avec une durée de temps, celui de la séance, a été remise en cause par Lacan qui a pris la liberté de toucher à ce que Freud se devait de réserver.
Bien entendu, les analystes sont partagés sur ces questions et sur celle de la formation. Ceux qui réclament un peu d’ordre ont toujours été nombreux, peut-être sont-ils plus sensibles que d’autres aux soupçons d’escroquerie qu’aucune réglementation n’éteindra en fait, à moins de supprimer totalement l’analyse.
Cette curieuse volonté des analystes d’être à part dans un monde où toutes sortes de » psychothérapeutes » recherchent fébrilement des diplômes et des marques de reconnaissance sociale, a une raison de structure : le désir de l’analyste, pivot de l’analyse, ne peut être ligoté par un contrat trop rigide rendant l’assujettissement à l’Autre sans issue.
Là encore, on est en droit d’attendre de l’invention de la part des analystes, parce que l’exigence de règles et de lois réelles ne fera que croître dans une société où il y a de moins en moins de loi symbolique.
Attend-t-on aujourd’hui que la psychanalyse devienne une science véritable ? Il est clair que non. Le fossé se creuse entre la psychiatrie biologique, les neurosciences et la psychanalyse. On pourrait croire que le champ de celle-ci se réduit comme une peau de chagrin à la mesure des progrès du discours scientifique. Or, ce que les progrès en questions, qu’il faut saluer, valoir, c’est justement ce que la psychanalyse n’est pas, et par contre-coup ce qu’elle est, c’est-à-dire essentiellement liée au langage.
La psychanalyse est née de la science, mais qu’y fait-on depuis le début sinon y parler, et y parler essentiellement d’amour. Parler d’amour, c’est pour la science une perte de temps, mais pour la psychanalyse parler d’amour est en soi une jouissance.
La psychanalyse n’est pas une science parce qu’elle relève d’un discours différent où justement le sujet parlant ne peut être exclu. Cela ne la dispense pas d’être attentive aux sciences et à la philosophie. Pourquoi se priver d’y puiser des idées fécondes ? C’est ce que Freud et Lacan ont toujours fait. Ainsi Lacan a trouvé dans la topologie de nombreux outils à son usage, pour comprendre comment les trois dimensions du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire tiennent ensemble tout en étant radicalement indépendantes deux à deux, le nœud borroméen s’avère indispensable parce que notre pensée rencontre là une limite liée à l’imaginaire.
Pourquoi ne pas s’intéresser aujourd’hui à la théorie du chaos en physique. Cette théorie explique comment à partir de lois déterministes, l’extrême sensibilité aux conditions initiales fait qu’au bout d’un temps assez court, des trajectoires au début très proches, divergent, deviennent imprévisibles et chaotiques. Il est toujours possible après coup de justifier cette trajectoire, mais à l’inverse il était impossible de la prévoir. Dans un espace particulier, dit espace de phase, les trajectoires d’un système dynamique se rapprochent d’un attracteur, c’est un point fixe, un cercle ou un tore, dans un système chaotique il existe des » attracteurs étranges » de topologie plus ou moins complexe.
De même, les chaînes signifiantes ont une trajectoire tout à fait déterministe, comme par exemple dans l’interprétation d’un rêve où les associations conduisent d’un signifiant à l’autre, pourtant à l’inverse il est impossible a priori De prévoir quel chemin vont prendre les associations futures et les éventuelles interprétations, le champ du possible semble recouvrir alors celui du langage lui-même. Nous sommes dans une situation chaotique. Pourtant très vite, il apparaît que le discours d’un sujet est orienté par un point fixe ou plutôt par un attracteur étrange, c’est ce qui fait le style de chacun ou son symptôme. Cet attracteur agit à l’insu du sujet mais dirige inexorablement son discours voire son destin, malgré les infinies variations qui lui donnent son aspect chaotique.
Dans une analyse, il s’agirait alors de produire une modification de la topologie de cet attracteur étrange, de permettre ainsi au sujet de quitter son ornière, mais si justement celle-ci est à la racine de sa petite différence, on conçoit la difficulté pour lui de consentir à l’opération.
En conclusion, la psychanalyse n’a-t-elle pas régressé depuis la mort de Lacan ? Les élèves n’ont-ils pas fait ce qu’ils d’habitude, aplatir l’œuvre, en émousser le mordant, ou en développer de façon exagérée un des aspects ?
La question est de savoir si aujourd’hui les psychanalystes sont à la hauteur de l’expérience qu’ils conduisent. En fait, il est difficile d’être à cette place d’analyste et de le rester, d’autant plus que cette place est liée au discours. Or le langage vit, les signifiants s’usent, la vérité se déplace.
Que peut-on attendre aujourd’hui de la psychanalyse ? Qu’elle ne cesse d’être ouverte à l’inattendu.