« Il n’y a pas de rapport sexuel. » Lacan l’a répété jusqu’à la fin.
Dans la cinquième leçon de son séminaire La Topologie et le Temps, il ajoute : « Je suis plutôt embêté de ce que je vous ai annoncé la dernière fois, à savoir qu’il faut un troisième sexe. » « C’est ce qui est évoqué dans la doublure d’Ève, à savoir Lilith. » « Ce troisième sexe ne peut pas subsister en présence des deux autres. Il y a un forçage qui s’appelle l’initiation. La psychanalyse est une anti-initiation. L’initiation, c’est ce par quoi on s’élève au Phallus. C’est pas commode de savoir ce qui est initiation ou pas. Mais enfin l’orientation générale, c’est que le Phallus on l’intègre. Il faut qu’en l’absence d’initiation, on soit homme ou on soit femme. Bon.»
Il n’est vraiment pas commode ni facile de distinguer ce qui est initiation de ce qui ne l’est pas. Dans la deuxième leçon du séminaire Les Non-dupes errent, Lacan affirme que l’initiation se présente comme une approche qui se réalise avec toutes sortes de détours où ce qui est révélé, c’est quelque chose qui concerne strictement la jouissance du corps. Il y a une science du corps et l’initiation ne peut se définir autrement. C’est une science qui se véhicule depuis le fin fond des temps et qui défie le temps. Là il y a transmission, là elle est fluide. Il s’agit d’une « signification occulte ». Lacan va relire en ces termes le tourment de Freud au sujet de l’occultisme. Or, ce qui est occulté selon Lacan, c’est le Lustgewinn, le gain de Lust, le plus-de-jouir qui est caché par la forme du discours lui-même. Mais ce qui est caché n’a rien à faire avec la forme du discours, c’est ailleurs.
C’est en effet un plus-de-jouir immédiat asservi au but d’utilité qui résulte de certaines décisions intellectuelles qui sont des préparations à la manipulation ou des communications faites pour la manipulation de l’autre. C’est là le premier degré de la signification occulte si bien reconnaissable dans la dialectique du Maître.
Un deuxième degré de signification cachée, dit-il, c’est le sens sexuel dans l’interprétation des rêves que Freud appelait « le fait de fantasmer ». C’est un sens sexuel qui, pour autant qu’il soit déchiffré, bouche ce trou avec sa nature même de langage. C’est justement dans ce point-là que se justifie que le Réel se définisse de l’Impossible. En suivant cette piste extraordinaire, j’ai tenté de m’orienter dans la question de l’initiation.
Par rapport à la manipulation dialectique dans la logique des intensions des mondes possibles je me suis intéressée, autant qu’il me fut possible d’y entrer, à l’initiation maçonnique telle qu’est pratiquée en Italie désormais loin de l’esprit de Giacomo Casanova. Ce type d’initiation a pour objectif d’obtenir un acte évident et volontaire de soumission qui est le moyen par lequel un initié change d’état. C’est un acte. « C’est un acte constitutif par lequel l’initié ne sera jamais plus comme avant », dit le Grand Maître de la loge du Grand Orient d’Italie.
Il s’agit d’un philosophe académicien d’inspiration kantienne.
L’initié sera un fidèle, un franc-maçon et il le sera pour toujours. Après l’endoctrinement par les textes secrets et réservés et après avoir passé avec succès une série d’épreuves de courage, on lui bande les yeux pour qu’il jure obédience absolue et qu’il garantisse à son Maître, en la présence de témoins encapuchonnés, qu’il ne dévoilera à personne les textes et les pratiques secrètes. Dès le XVIIIe siècle, l’initié pénètre ainsi dans la société des frères illuminés, s’élevant à un état de supériorité sur les autres que lui garantit cette sacralité. Il comptera sur son Maître de qui il recevra des ordres incontestables qu’il devra exécuter pour solder sa dette. La franc-maçonnerie affirme parmi ses principes que « l’humanité est partagée entre les êtres supérieurs, les Illuminés et les « cellules organiques sacrifiables » au projet du Grand Architecte de l’Univers, l’Œil transcendant qui voit tout, dont les francs-maçons ne sont que les maçons, les constructeurs.
Le forçage, dans le cas présent, je le lis comme le fait de s’ériger en détenteur d’une connaissance secrète et réservée et en gardien de la sagesse, dans le sens de sapientia. C’est une place d’exception qui repose sur la jouissance de la possession de cette connaissance et de cette sapientia qui dépasse les lois du langage, dont une fondamentale – nous apprend la psychanalyse – c’est l’élévation du phallus à la fonction de signifiant des différences. Il s’agit des fondements de l’humain.
La conséquence de l’élévation à une place d’exception porte à l’homogénéisation des différences subjectives et à l’écrasement de leur savoir. Les initiés sont appelés à être inscrits sous un idéal de sagesse et d’harmonie qui les affilie avec une dette inextinguible. Les francs-maçons peuvent non seulement avoir des croyances religieuses ou des idéologies différentes, mais ils peuvent également être des politiciens d’état qui se font la guerre. Cette pratique se transforme en un code univoque de procédures. Le signifiant devient un signe – signum – émis pour se faire reconnaître de l’autre et un signe reçu pour reconnaître l’autre. C’est une communication. Certains gestes des mains ou certaines postures corporelles peuvent aussi être des signes de communication. Leurs actions sociales ou politiques sont des messages à imposer aux masses comme des événements prévus et déterminés par le Grand Architecte de l’Univers.
C’est également là, la logique du néolibéralisme capitaliste, dans lequel ce sont les lois du marché financier qui en deviennent occultes. Marché pour lequel, dans cette évidente jouissance du calcul de l’utile qui est devenue une application mathématique, les conséquences sont plus encore incalculables dans ses résultats qui ne sont pas sous l’ordre de la nécessité. On en arrive au massacre. Il s’agit, en ce cas, d’une manipulation perverse et c’est clairement l’une des raisons fondamentales pour lesquelles Lacan dit que la psychanalyse est une anti-initiation. « Anti », non pas dans le sens de « contre », mais dans le sens d’« opposé ». Elle œuvre en sens contraire, à l’envers.
Avec la jouissance de fantasmer l’impossible du rapport sexuel, j’en reviens à la cinquième leçon du séminaire. L’élévation au Phallus, Lacan la situe du côté de l’Autre, du côté féminin. Il évoque dans la doublure d’Ève, Lilith. Dans l’évolution de cet originaire mythe mésopotamien, je reconnais le conte de la genèse de l’inscription du langage par la nomination divine, symbolique. En fait ce mythe a été intégré dans l’ancien judaïsme biblique puis dans le texte biblique chrétien, l’Ancien Testament dans lesquels Lilith est présentée comme la femme rivale d’Ève et l’antithèse de la Vierge Marie dans le Nouveau Testament.
Cette doublure, je l’ai imaginée comme étant le doublage, l’addoppio en italien, d’unir deux fils pour n’en faire qu’un. Avec l’addoppio, c’est un terme spécifique dans l’art du tissage, on obtient de deux fils ou de deux cordes, une étoffe qui les intègre. Pour donner plus de consistance au tissage, il faut au moins trois fils ; pour donner de l’épaisseur à un tissu doublé, double face, il en faut au moins quatre pour que les couleurs de l’endroit et de l’envers se distinguent bien les unes des autres. Cette distinction des couleurs a pour but de définir deux images différentes. L’un de ces quatre fils est celui de la couleur visible sur les deux endroits, sur les deux côtés car c’est le fil qui continue et qui passe d’un côté à l’autre du tissu. Si j’adopte cette étoffe comme le support des deux versions, des deux images des endroits du féminin, alors on voit l’endroit qui se réfère au S (de grand A barré) par la symbolisation du manque opérée du phallus. Et l’autre endroit du manque non pas symbolisé qui se réfère au S (de A non barré), complet. Alors, du coté de l’intégration ratée du phallus, le Réel et l’Imaginaire sont indépendants de sa fonction de symboliser le manque. Il est donc possible que ça cesse de s’écrire parce que sa fonction ne s’est pas inscrite. Cette version est tissée par le fil du continu qui est de la même matérialité littérale qui anime le dire « et non » d’Ève lorsque ça se renverse, quand elle se révolte en Lilith et qu’aucun homme ne peut la satisfaire. En fait, la pratique nous exerce à lire l’alternance des deux possibilités dans la diachronie du dire. Pour Ève c’est le mouvement de l’alternance du « et oui et non » à la fonction phallique, dans le cas de l’endroit de Lilith, l’animation réelle se lève de l’Autre écriture qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et qui peut cesser de ne pas s’écrire en tant qu’impossible. Alors ce qui est possible ou non possible, ça dépend seulement des limites réelles du corps propre ou de l’autre, au-delà de la référence aux développements de la science moderne. C’est ainsi, à mon avis, que se réalise l’imaginaire de la bisexualité et de la complétude. Et c’est là ce que j’entends de la dimension du bord, source des lamentations et de l’insatisfaction des jeunes lorsqu’ils viennent dire qu’ils ont choisi de devenir homosexuel ou bisexuel ou qu’ils veulent se suicider parce que ils sont libres de décider et de choisir. Libérés de la loi du manque. Enfin, « où est-il écrit qu’ils ne peuvent pas décider ça ? » C’est la demande.
Ces adolescents sont les anges de la déception qui tombent sur la Terre Promise obéissant au Décalogue des « les dix bonnes raisons de se suicider » dicté sur les tables de pierre d’internet. Pour quelques-uns il s’agit de réaliser dans l’acte leur trait de distinction, d’être au-dessus des autres. Comme elle dit, par exemple : « être plus courageuse, plus habile de faire quelque chose que les autres ne font pas. C’est un plaisir auquel il est très difficile à renoncer ». C’est le Lustgewinn, le plaisir en plus dont parle Marta qui parle la langue des cinq femmes de sa famille.
Dans ce domaine du singulier, d’autres identifications encore sont possibles. La Vierge Marie, qui est l’antithèse de Lilith, y demeure également. Celle qui dit oui et toujours oui à l’Annonciation de l’archange Gabriel. Elle n’existe pas si elle n’est pas toute en fonction de la loi de son énoncé. Ceci c’est une des versions des mathèmes qui fait penser qu’existe Une qui peut s’élever au-dessus de la division des sexes et de la mort. À ce propos, j’ai pensé à ceux qui ont recours aux techniques de fertilisation les plus à la pointe, qui sont dans certains cas, à la recherche de la complétude qui franchit la division des sexes et les entraves des corps au prix de la perte du désir sexuel.
Pour rester dans l’évocation biblique, Lacan parle de l’arbre de la Genèse dans la scène du Péché originel – leçon XI du séminaire Les non-dupes errent.
Il utilise cette figure pour représenter la ramification des jouissances. La bifurcation du tronc ouvre le rameau de la jouissance de l’Autre et révèle le non-rapport entre les deux jouissances. Par conséquent, le rapport des corps, la jouissance de la chair, ne peut que passer à travers quelque chose qui est autre que le Symbolique. Et lalangue serait par rapport à la jouissance phallique, la tige de la jouissance qui jette ses racines dans le corps.
Dans le cas de l’élévation au Phallus, vient à se réaliser une position qui dépasse et parasite toute l’organisation de l’Arbre.
Dans la scène de la Bible, les parlants sont Dieu qui nomme et interdit l’Arbre, le phallus. Lilith en objecte la fonction, avec l’impudence de l’Une qui prime, parle à Ève pour la tenter.
Dans l’une des multiples ramifications mythiques, Lilith est reconnue comme étant la sœur envieuse de Dieu. Elle n’a pas été chassée du Paradis, elle bénéficie donc de l’immortalité, elle résiste au temps. Elle a par contre été répudiée par Adam dont elle fut la première femme, façonnée avec la même argile que Dieu avait utilisée pour le créer avant elle. La même forme de l’humain m’a fait penser à l’égalité qui réalise un incube infernal.
Incube, du latin in-cubare, signifie être sexuellement allongé au-dessus. Succube, sub-cubo, être sexuellement au-dessous. Adam l’a répudiée, car elle refusait de se soumettre à lui sexuellement.
Lilith est aussi la femme qui, au-delà du sema gâche le germe de l’homme, car ses enfants sont mort-nés. Elle envie donc Ève et sa descendance. La nuit, elle enlève ses enfants pour sucer leur sève.
Ainsi, au cours du temps, la tradition veut que l’on recommande aux filles d’Ève de ne jamais laisser les hommes seuls, surtout la nuit car ce sont des proies faciles pour Lilith.
Je veux vous citer une petite note anthropologique. Les Sinti et les Roms se proclament les descendants de Lilith et d’Adam. Des trois malédictions divines après qu’ils aient été chassés du Paradis, la seule dont ils peuvent s’affranchir est : « c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain. » En effet, ils refusent de peiner sous le labeur.
Je finis par une note de couleur. À ce propos, je n’ai pas trouvé de meilleur support figuratif à associer à l’esquisse « du trois plus deux », esquisse peut-être du nœud généralisé, qui m’a sauté aux yeux dans la tresse à cinq fils qui s’emmêlent. La tresse avec laquelle Lacan termine sa cinquième leçon et qu’il ne reprendra plus. Je disais donc que je n’ai pas trouvé meilleur support figuratif que la fresque qu’a réalisée ce génie de Michelangelo Buonarroti sur la voûte de la chapelle Sixtine au Vatican. Je parle du tableau représentant la scène du Péché originel et le moment où Adam et Ève sont chassés du paradis terrestre. En l’observant, on remarque que Michelangelo a magistralement condensé dans la figure de Lilith la mythologie indo-européenne, dans laquelle Li-li-tu signifie étymologiquement patronne de l’air, le sifflement du vent dans la nuit du désert, être la femme de la nuit. Libre dans le désêtre. Cette mythologie est condensée avec la mythologie sumérienne dans laquelle c’est une créature monstrueuse, mi-femme/mi-bête. Et encore, les anciennes croyances païennes et juives selon lesquelles Lilith est la première femme d’Adam, jusqu’à arriver à la Bible de Jérusalem dans laquelle elle devient le serpent, la transformation luciférienne du Diable tentateur à qui la Vierge Marie écrasera la tête du pied. Dans la mythologie païenne, le serpent est le seul être vivant que Lilith ne réussit pas à charmer.
Michelangelo la représente enlacée à l’Arbre de la connaissance du bien et du mal. C’est elle qui l’a, la possède et elle s’y soutient. Elle offre une pomme, le fruit de l’Arbre à chacun d’eux, à ces deux êtres qui ne se regardent pas et qui, ensorcelés, la regardent, elle. Ils semblent tous les deux sous l’emprise d’un cauchemar commun, succubes d’un fantasme qui les regarde l’un et l’autre.
Je crois que l’on ne pourrait pas mieux représenter l’objet et l’Impossible. C’est ce que m’a suggéré Marc Darmon, que je remercie, à la journée d’étude à Naples.
C’était jadis le Paradis, c’est aujourd’hui la terre promise par la science des corps.
Relecture : Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.
Texte relu par l’auteur.