LIBIDO ET CIVILISATION
20 juillet 2023

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FAUVIN Jean-Claude
Journées des cartels
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LIBIDO ET CIVILISATION

Jean-claude FAUVIN

 

Cet exposé vient d’un cartel sur les rapports entre la civilisation, vue par Freud, et les avancées théoriques de Lacan. S’y questionnent les relations entre clinique psychanalytique et société.

Son idée princeps résulte d’un contraste entre deux sources :

D’un côté la pratique de la psychanalyse avec des bébés en risque d’autisme. Les repères lacaniens sur le manque qui règle le rapport au signifiant restent valables pour rendre compte d’avancées structurales du sujet grâce à la parole, mais dans un cadre de soutien du corps pour qu’il s’organise, de suppression ou d’atténuation de la douleur, et de séduction assumée des paroles. Les praticiennes agissent comme des enchanteresses répandant des bénédictions sur les dons manifestés par l’enfant, le confortant dans sa valeur phallique et narcissique pour ses parents et les autres; des pratiques éloignées des normes habituelles de la psychanalyse avec les enfants, mais dont l’efficacité prouve la pertinence. Avec des autistes plus âgés, on retrouve une participation du désir de l’analyste qui dépasse ce qui est habituellement reconnu.

L’autisme est la structure non prévue par Freud, très peu prise en compte par Lacan, qui constitue la plus radicale des nouvelles économies psychiques que Charles Melman a théorisées pour rendre compte des nouveautés subjectives liées à l’évolution de notre civilisation.

L’avenir de la psychanalyse se joue dans notre capacité à pouvoir intégrer ce que nous enseignent ces pathologies de l’époque, pour en tirer des enseignements sur les actes psychanalytiques qu’elles impliquent.

L’autisme révèle comment la confiance en la capacité de l’autre de soutenir le corps permet le rapport au langage, qui suppose un imaginaire narcissique, phallique pour les non-autistes, prêtant à l’Autre une puissance qui encourage à ne pas s’isoler dans la perception de la douleur d’exister.

A côté de cet aspect séducteur des psychanalyses d’autistes, des psychanalystes évoquent parfois crument la déception des attentes premières dans les cures : « Les analysants espèrent la réalisation de leurs espoirs , s’ils savaient ce qui les attend, ils vont être déçus ! »

C’est congruent avec le savoir qui se construit, mais tend à réduire la psychanalyse à une pratique stoïque, l’analysant arrivant plein d’espérances et devant apprendre, dans le silence et l’abstinence de l’analyste qui répondent à ses demandes, que la réalité n’est pas ce qu’il espérait et qu’il ferait mieux de s’y adapter, tout en déduisant de sa déception la réalité psychique qui le constitue. Le savoir devient ainsi, sous le nom de castration ou de renoncement à la jouissance, le résultat de la prise de conscience de l‘impuissance à réaliser se rêves. L’ouverture au plus-de-jouir et à l’invention signifiante y disparait.

Lacan encourage cette pente à considérer en termes de savoir commun le résultat de la cure, en ayant parlé de « signifiant quelconque » à propos du signifiant du transfert, alors que s’il devient quelconque au fil de l’analyse, se vidant de sa charge d’espoirs imaginaires, il a été le moteur de l’entrée de l’analysant dans sa cure.

Ces considérations mettent l’accent sur la valeur fondatrice de l’espoir, narcissique, et de son articulation phallique, qui tend à se dégonfler dans une progression symbolique, mais n’en reste pas moins nécessaire, pour initier une dynamique.

La démarche lacanienne en est exemplaire. Lacan a fait des promesses sur sa théorie. Il allait réintégrer la question de l’être dans le discours scientifique, transmettre intégralement par le mathème ou faire rendre compte du passage à la position de psychanalyste grâce au dispositif de la passe. Toutes affirmations sur lesquelles il est revenu pour dire que finalement, non. Mais ce constat n’a pas annulé les promesses, qui restent toujours actives et productives, dans une logique qui ressemble à ce qu’Octave Mannoni nous a appris du démenti fondant l’éducation à un système de valeurs, résumé en « je sais bien mais quand même ».

Sans pleinement renoncer aux promesses initiales, les collectifs qui continuent de travailler à partir d’elles sont portés par d’autres désirs que le désir fondateur, et trouvent d’autres vertus que ce qu’il en attendait. Par exemple, nombre d’associations continuent à pratiquer la passe, avec des discours différents. Le démenti peut fonder une dimension collective productive, et la réalité psychique n’existe que parce qu’un sujet prend ses désirs pour une réalité possiblement soutenue par sa l’Autre. Les souhaits irréalisés font le refoulé inconscient. Ignorer ou mépriser cette dimension imaginaire de rêve à collectiviser est favoriser la pente de la pensée scientifique à l’extermination.

Car nous ne pouvons plus avoir la confiance de Freud ou l’idéalisation de Lacan dans la logique scientifique. Nous pouvons constater de plus en plus que la science donne un pouvoir inouï sur un réel qui se passe très bien de l’existence de ce qui n’est pas lui. Le discours de la science ne se contente pas de forclore le sujet, il forclôt tout ce qui n’est pas son champ. Un expert en chimie peut transformer n’importe quel animal ou humain en savon ou en nourriture, du point de vue de son discours, il fait la preuve qu’il en comprend le savoir. Et la pente à protocoliser ce qui seul aura le droit d’exister, devenue vertigineuse grâce aux ordinateurs, produit l’extinction active du reste non nommé par le savoir réalisé.

Freud, dans l’Avenir d’une illusion, dit que les souhaits pulsionnels frustrés par la civilisation, et qui provoquent l’hostilité à la culture, sont l’inceste, le cannibalisme et le plaisir/désir de meurtre. Seul le cannibalisme semble réprouvé, surmonté maintenant par tous.

Mais nous devrions prendre en considération que le cannibalisme n’a pas une éthique d’extermination, qu’il n’implique pas la disparition totale de ce qui est tué, mais son maintien dans le monde. Le petit chaperon rouge, même mangé, ressort du ventre du loup. L’éthique cannibale implique que le mangé reste dans le monde, sous une autre forme, la force de l’ennemi tué restant dans celui qui l’a mangé.

Même si nous pouvons nous féliciter d’avoir renoncé au cannibalisme, jouer à manger un être aimé reste un délice, et dans des cures, l’animation du désir d’un sujet parti pour l’autisme, car il n’investit pas le symbolique et la relation à l’autre, commence souvent par le plaisir de jouer à manger le corps de l’autre. Cela initie le semblant et l’accroche, par le plaisir, à la jouissance d’un grand Autre marqué du manque.

Il y a dans la première des pulsions, orale, une possibilité de mise en scène qui dépasse le rapport au besoin auquel Lacan la cantonne, quand il fait le schéma des cinq pulsions, avec l’anal référé à la demande, le phallique à la jouissance, le scopique à la puissance et l’invoquante au désir.

La pulsion orale permet le jugement d’attribution, qui précède tout jugement d’existence constituant la réalité, et l’oralité, buccale, se boucle dans l’invocation prononcée.

Les psychanalystes ont donc à se préoccuper du temps fondamental dans lequel la réalité commence à se dessiner, qui correspond au début de la vie : un accord imaginaire se met en place entre les corps et le langage, qui se transforme en histoire. Il s’explore de plus en plus scientifiquement. S’y forment un corps et un appareil à penser qui pourra calculer et juger, contrairement au travail du rêve qui se contente de transformer. Un temps qui évoque ce que Platon préconisait, « saisir un savoir par la partie de l’âme qui convient, car elle lui est apparentée ».

Aucun savoir ne passe la barrière de l’admission collective sans un sous-texte qui fait rêver les individus, lié à l’image du corps. La saisie de soi dans l’image spéculaire, entérinée par le grand Autre, est une solution jubilatoire de puissance anticipée, et elle a en réserve l’excitation génitale d’enjeux phalliques, qui permettra la constitution d’un fantasme face au manque de l’Autre.

L’absence de cette structure pousse les autistes à jouir d’objets particuliers, qui sont leur accroche signifiante à la jouissance, et les fait prendre les paroles à la lettre, sans le recul d’un ailleurs inconscient qui contextualise et hiérarchise la lecture de ce qu’ils perçoivent. L’inconscient permet pour les non-autistes une structure moebienne de mise en continuité de ce qui s’oppose, ou de nouage borroméen. Deux autistes qui ont témoigné de l’évolution de leur socialisation ont écrit : la phrase tristement célèbre de René Descartes « Je pense donc je suis « , décrit avec justesse la manière dont l’individu porteur d’autisme perçoit son propre monde. Son esprit n’est qu’absolu, schéma de pensée rigide et répétitif.

Nous pourrions nous en servir pour situer l’intervention de la psychanalyse, dans la civilisation. L’idéologie scientifique cartésienne est réductrice de la démarche de Descartes et en reste à sa séparation première, binaire, entre la pensée et l’étendue, sans tenir compte de l’objection qu’il a trouvée dans la passion. Elle fait croire qu’on va trouver dans la science les solutions à nos problèmes, grâce à l’efficacité simple d’un abord de la réalité qui réduit le langage au signe, à la dénotation commune. C’est la pente fondamentale des autistes qui se mettent à parler.

Cette idéologie est une rêverie dangereuse, qui donne crédit à des séparations radicales entre le vrai et le faux, lit de Procuste du vivant, éliminant tout ce qui n’est pas perçu dans le cadre de la pensée énoncée pour construire une machine efficace.

La science a bénéficié de la philosophie pour arriver à ce résultat, mais la philosophie a des contrefeux au parti pris simpliste du principe de non contradiction et de tiers exclu.

Tenir compte de ce qu’aucune accroche collective au signifiant ne se fait sans rêve évoquant le phallus, qui soutient les énoncés explicites, fait exception fondatrice et inaugure la logique moëbienne de mise en continuité des contraires, est l’inverse de l’impératif qui est en train de s’instituer.

Freud disait qu’il y a un surmoi collectif, venu des traumas de l’Histoire. Nous sommes encore dans une société où la Shoah fait le plus consensus sur le partage du bien et du mal, même si pour des parties de la population, la colonisation ou la traite négrière priment. Mais se dessine de plus en plus, au nom des abus que la sexualité permet, un surmoi basé sur le rejet de son organisation phallique, et de sa perception infantile et collective autour de la visibilité ou pas de l’appareil génital et de son excitation. La revendication morale condamne l’assise sexuelle du sujet, alors que la psychanalyse a connu un succès international grâce à des énoncés psychologiques qui éclairaient le lecteur sur l’importance du sexuel, lui faisait espérer des guérisons, mais aussi généraient des promesses de bonheur collectif possible, via le freudo marxisme ou la révolution sexuelle. Nous pouvons en sourire et dénoncer un quiproquo, mais cela a eu une efficacité éthique qui est à reprendre.

Le temps premier d’une pensée admise collectivement est porteur d’un rêve et donc d’abord illusoire, ce qui permet le succès de la démagogie, de la religion et de la fausseté. Mais il est aussi porteur d’une position subjective et d’une éthique, qui peut être énoncée sous des apparences simples et avoir des implications complexes.

Par exemple, Françoise Dolto a résumé la sienne par « le bébé est une personne », ce que méprisaient les partisans d’une science attachée à ne considérer valable que le savoir démontré. Sa formule poussait ceux qui la suivaient à conférer d’office au bébé des capacités qui n’ont été montrées objectivement qu’ultérieurement, par d’autres. Mais cela a permis des pratiques psychanalytiques dont l’efficacité se constatait, à défaut de pouvoir l’expliquer.

Les progrès de la preuve restent toujours en retard sur les pratiques psychanalytiques, orientées par une éthique. Actuellement, le traitement des bébés sourds en est un exemple : ne pas renoncer à la parole sous prétexte de surdité permet les évolutions qui n’auraient pas lieu sans elle, qui font qu’on ne peut plus la considérer comme une absence radicale de sensibilité aux paroles prononcées.

Cette réintégration de l’imaginaire dans son articulation au symbolique, pour ses potentialités qui donnent forme et possibilité d’existence à l’avenir, en évacuant d’abord grâce à l’Autre le réel, mène au hiatus entre ce qui fait le coeur de notre pratique, une dimension de vérité qui se dévoile dans sa dimension symbolique, qui va générer un savoir basé sur un renoncement concernant les réalisations possibles, et la libido et son imaginaire, relancée grâce à une cure. La libido reste l’élan à s’unifier avec l’altérité qui se présente.

Nous pourrions l’illustrer par la question de l’amour et du désir, tels qu’ils sont chantés et donc admis collectivement, et en tirer des questions sur le nouage borroméen, dont le centre n’est pas le phallus mais l’objet a. L’autisme permet d’en interroger le nouage à nouveaux frais, en s’appuyant sur la paranoïa.