L'existence et l'ek-sistence
12 juin 2013

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Notre croyance en ce réalisme primaire doit donc être continuellement amendée ; nous devons nous plier, nous courber, nous entortiller pour parvenir à reprendre ce réel basique par une construction supplémentaire, une construction qui s’édifie sur le symbolique, mais qui est faite pour repêcher le réel basique par en dessous. Cette construction supplémentaire c’est l’invention par Freud de la réalité psychique, les fantasmes fondamentaux œdipiens, etc. C’est le quatrième rond du nœud borroméen à quatre.

La perception obéit à la même structure que la réalité psychique : elle s’appuie sur le symbolique, c’est elle qui soutient le réel (le réel, ce serait ce que je perçois) et toute mon imagination.

Avons-nous la garantie de l’existence de la réalité psychique et de ce qui est perçu ? Non ! Réalité psychique et perception sont des constructions illusoires d’autant plus difficiles à détecter qu’elles sont parfaitement motivées : il s’agit de forcer une prise sur le réel ou sur la réalité.

Sans cette prise sur le réel, construite dans cette histoire de la réalité psychique, la psychanalyse n’est que charlatanisme et sans cette prise sur le réel, construite dans cette histoire de la perception, notre rapport au monde en général n’est que chimère. Nous devons croire en l’efficacité de la psychanalyse et en l’efficacité de la perception. Le psychanalyste croit la réalité psychique, l’Œdipe (c’est le schibboleth de la psychanalyse, dit Freud) et celui qui perçoit croit sa perception (c’est le critère d’une certaine science). Avec ses associations libres, la psychanalyse est bien faite pour produire une telle « réalité psychique » et de telles perceptions, hallucinations de désir ! Et ça se donne comme existant, mais cette existence reste problématique.

La psychanalyse introduit aussi la mise en question de ces structures illusoires. À l’analyste qui penserait déjà avoir décelé le quatrième rond de la réalité psychique, une histoire avec la mère, l’analysant, pas si bête, répond : « Vous allez penser que telle personne dans mon rêve, c’est ma mère ; eh bien, non !, ce n’est pas ma mère », vous hallucinez, Monsieur l’analyste, avec votre quatrième rond. Et à l’analysant qui penserait percevoir par exemple de mauvaises intentions chez l’analyste, l’analyste répondrait : « Vous pensez, mais je suis d’une neutralité bienveillante principielle ». Transfert chaque fois.

Le nœud à quatre se joue De facto dans le transfert. Ne faudrait-il pas ajouter que la fonction du transfert, c’est de maintenir l’Œdipe au milieu du village, la réalité psychique au centre de la psychanalyse ? Dans ce faire, le psychanalyste s’offrirait comme existence pour matérialiser la réalité psychique du patient : « nul ne peut être abattu in absentia ou in effigie »[2]. La fonction du transfert serait de donner l’existence, le Dasein à la figure qu’il faudrait traiter. Le psychanalyste jouerait par exemple le rôle du père pour matérialiser le fantasme fondamental de l’analysant. Si la réalité psychique et la perception sont des constructions illusoires, qu’à cela ne tienne, il suffirait d’y mettre du sien et de rajouter une existence, un Dasein pour dissiper l’illusion. L’existence effective de l’analyste viendrait combler le manque d’existence propre à la réalité psychique et à la perception. Ce n’est là qu’illusion redoublée. « Mange ton Dasein », répondait Lacan. En voulant combler le manque d’existence propre à la réalité psychique par ton Dasein, tu ne fais que nourrir un fantasme anthropophagique tout aussi illusoire que la réalité psychique qu’il fallait traiter. La fonction du transfert n’est pas de prêter une existence à ce qui en manque.

Sans doute, les phénomènes de transfert perceptibles dans la dénégation et dans les perceptions de l’analysant sont-ils universels. Sans doute les fantasmes œdipiens, c’est-à-dire la réalité psychique, sont-ils universels, puisqu’ils sont la réponse type à une illusion universelle, consistant précisément en le réalisme transcendantal. Mais l’universalité ne conduit pas à l’existence[3]. À partir de l’universalité de l’Œdipe ou de la réalité psychique, on est conduit à l’existence en tant qu’elle est toujours loupée, en tant qu’elle est fondamentalement manquante. Telle est la première raison pour l’écrire « ek-sistence ».

Existence/ek-sistence. C’est l’explicitation du processus intégral de l’interprétation. Toute équivoque homophonique implique la question de la réalité psychique et de la perception. Par la question de l’existence manquante, je suis mené à m’engager à traiter de cette existence/ek-sistence en répétant dans ma propre grammaire ce que j’ai déjà dit, en laissant faire le dire qui ouvre l’équivoque grammaticale. Et c’est ce faisant que se construit l’objet de l’interprétation dans une équivoque logique : il n’est pas existant, il vaut comme ek-sistant.

D’abord l’existence. Nous disons classiquement qu’il y a existence, quand la perception correspond à un objet réel. Pour que la perception corresponde à une existence objective, trois conditions doivent être remplies : 1) l’objet en question doit s’inscrire par rapport à un cadre stable, il doit y avoir une substance de base, un rond de l’imaginaire, 2) il doit pouvoir s’inscrire dans une chaîne causale déterminée, il doit y avoir un rond du symbolique, 3) il doit s’accorder avec l’ensemble des autres objets existants, il doit y avoir un rond du réel. Ces trois conditions ou ces trois ronds (substance, cause, action réciproque) doivent s’organiser entre eux pour qu’on puisse parler d’existence, pour coincer l’existence.

Grâce à ce schéma peut-on garantir l’existence de la réalité psychique?

Avec l’inconscient, la psychanalyse rencontre au contraire l’impossibilité radicale de chacun de ces ronds. La prétendue substance défaille ; on pense avoir la substance d’un sujet inamovible ; mais le sujet n’est qu’une apparition éphémère dépendante du signifiant, lequel se définit précisément de n’être pas égal à lui-même ; étrange substance qui consiste à n’être jamais substantielle. La causalité se présente non sous la forme de ce qui s’enchaîne bien, mais sous la forme de la clocherie : les formations de l’inconscient apparaissent comme aberrantes par rapport à toute causalité déterminée. Enfin, la relation réciproque des objets entre eux, qui pourrait définir un certain structuralisme, est, elle aussi, renversée, le lieu de l’Autre absolu n’existe pas : « S de grand A barré ».

Faute de pouvoir atteindre l’existence, l’analyste se retrouve imbécile, sans la bécille, sans la béquille d’une existence qui tienne ; il est hors du coup. Pour échapper à son imbécillité native, il s’invente une béquille de secours, une réalité psychique ou une perception ou une théorisation increvable comme celle des quatre discours. Mais tout ça relève de la connerie.

L’imbécillité c’est tout le contraire de la connerie ; l’imbécillité est sans attache, sans support, sans béquille ; la connerie est pleine d’attaches, de béquilles, de prothèses et de fixations psychologiques tout aussi connes les unes que les autres. Nous voilà ballotés entre la connerie de la réalité psychique (nœud à quatre) et l’imbécillité de l’ek-sistence (nœud à trois).

Le projet général de RSI est d’éviter la connerie ; il s’agit d’éviter de croire la réalité psychique, le fantasme fondamental, de croire l’Œdipe ou le Nom-du-Père. Il s’agit de bien constater le déficit d’existence de toutes ces illusions. La connerie suppose toujours qu’il existe… un x non-phi de x, un x qui ne serait pas du semblant. Il s’agit de débusquer la connerie et de bien saisir qu’il n’existe pas… de x non-phi de x. Mais le projet de RSI n’est pas simplement d’éviter la connerie, il s’agit aussi, si possible, de ne pas en rester à une ek-sitence purement imbécile.

On est toujours déjà parti dans la connerie. Ainsi la théorie des quatre discours et de leur ronde vaut comme une connerie : on peut y situer tout et n’importe quoi. Mais ça part toujours de la place du semblant. Existe-t-il quelque chose d’autre que du semblant, quelque chose d’autre que nos conneries de la réalité psychique et de la perception ? Existe-t-il un discours qui ne serait pas du semblant ?

Le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant nous donne la méthode pour traiter la question en trois points. Premier point : il faut partir non pas d’une existence assurée, mais des effets de langage; la connerie est un effet de langage ; la réalité psychique est un effet de langage. Deuxième point : il faut ensuite remonter au principe de cet effet de langage ; ce principe, c’est l’imbécillité de l’ek-sistence où nous laisse l’inconscient ; autrement dit, les trois ronds imaginaire, symbolique, réel qui devraient garantir l’existence n’aboutissent pas, ils ne se referment pas. Enfin, troisième point, on devrait arriver à l’écriture de l’ek-sistence[4].

L’écriture du nœud borroméen est l’aboutissement de la question de la réalité psychique et de l’existence. Je cite Lacan : le nœud borroméen, « voilà sur quoi j’en arrive à déplacer la question, par elle-même insoluble, de l’objectivité »[5]. Et Lacan poursuit : « ça me semble moins bébête, l’objectivité ainsi déplacée, ça me semble moins bébête que le noumène ; parce que, tâchez de penser un peu ce sur quoi on s’obstine depuis plus de deux millénaires d’histoire, le noumène, conçu par opposition au phénomène, il est strictement impossible de ne pas faire surgir à son propos la métaphore du trou. Rien à dire sur le noumène, sinon que la perception a valeur de tromperie »[6].

Premier point : il s’agit de situer la question de l’objectivité, c’est-à-dire pour nous la réalité psychique, la perception et l’existence, comme effets de langage.

Deuxième point : cette question se situe par le noumène. Pour trouver l’existence, nous sommes tendus vers la substance imaginaire, la causalité symbolique, la structure du réel. Nous sommes polarisés vers trois points que nous n’atteindrons jamais ; il s’agit de trois directions. Nous avons la direction de la substance qui s’imagine pouvoir trouver finalement un sujet substantiel, mais ça ne se réalise pas. Nous avons la direction de la causalité, y compris la causalité psychique, qui s’imagine pouvoir trouver un monde déterminé causalement, mais ça ne se réalise pas. Nous avons la direction d’une structure généralisée, qui s’imagine pouvoir trouver un Dieu, un Idéal de savoir absolu, mais ça ne se réalise pas. Sujet, monde et Dieu sont bien des noumènes, qui nous mènent. Dans notre recherche de l’objectivité ou de l’existence, nous rencontrons ces trois noumènes qui ne valent que comme ek-sistences.

L’existence s’oppose ainsi radicalement à l’ek-sistence. L’existence est démontrée dans le coinçage des trois conditions. Et pour que le coinçage se fasse, il faut que les ronds imaginaire de la substance, symbolique de la causalité et réel de l’action réciproque soient tous trois limités. L’ek-sistence suppose au contraire que le coinçage ne peut pas se faire en raison même de l’infinité des droites[7].

Quand quelque chose existe, nous pouvons et nous devons Le croire. Nous l’avons coincé. C’est comme ça. Pour l’ek-sistence des noumènes, nous ne pouvons que croire à ce qui nous mène. Nous ne pouvons que croire au sujet,au monde, à Dieu. L’existence on doit la croire, l’ek-sistence par principe il fauty croire. Y croire, c’est pour faire parler, ça fait un parlêtre[8].

Faire le parlêtre c’est là toute l’importance du deuxième point, du principe de l’ek-sistence. Par l’ek-sistence, nous nous déplaçons de la focalisation sur l’existence de multiples objets vers le principe de cette question insoluble de l’objectivité, vers ces trois noumènes qui nous mènent. Toute notre croyance est fondée sur une généralisation d’une substance première (le sujet ou lecogito cartésien), sur une généralisation de la causalité (le monde, l’Innenwelt et l’Umwelt), sur une généralisation de l’action réciproque (Dieu). La recherche d’existence se fonde sur les trois noumènes : le sujet, le monde et Dieu. C’est ça qui nous mène et Lacan se fait fort de montrer à quiconque qu’il croit en Dieu, a fortiori en le sujet et en le monde[9]. Ces trois idées nous mènent en deçà et au-delà de la perception et de la réalité psychique qui toutes deux ont la valeur de tromperie. Mais nous n’avons pas l’existence de ces trois : le sujet est barré, le monde est pastout et Dieu n’existe pas[10]. Ces trois idées ne font que nous accompagner dans la question insoluble de l’objectivité. Ces trois idées ne se laissent pas coincer et elles échouent à se fermer en un rond ; ce sont trois directions, trois droites infinies. Elles ek-sistent comme des débris éparpillés qui nous mènent : débris de sujet, débris de monde, débris de Dieu. Petits morceaux de jonc qui jonchent la question insoluble de l’objectivité. Nous jouons aux jonchets. Trois suffisent, ils ne coincent aucun point ; ce qui nous apparaît comme petits jonchets se prolonge à l’infini et les trois s’appuient l’un sur l’autre de façon alternée. Le jeu du mikado leur donne bien des valeurs et des couleurs différentes ; mais ils sont tous homogènes. Pas possible d’en tirer un seul sans faire tout bouger. La structure qui bouge d’un seul tenant nous fait perdre à chaque tentative de nous emparer d’un seul bâtonnet.

Pour tenter de sortir un peu plus de l’imbécillité sans retomber dans la connerie, il faudrait essayer de préciser l’écriture de l’ek-sistence, l’écriture de ces trois noumènes. C’est cela qui pourrait être moins bébête que le noumène. Comment écrire ces trois idées ? Sont-elles nouées borroméennement ou enchaînées ? Marc Darmon a éclairé la question d’un nœud avec trois consistances dontDeux droites infinies (cinq points de croisement sont dessinés, le sixième est reporté à l’infini). Lacan prétend que ces deux droites ne peuvent pas être enchaînées à l’infini. Pourquoi doit-on le préciser ? Et comment ? L’infini où se passe le croisement n’est pas potentiel, mais actuel, insistait Marc Darmon. Mais que veut dire « actuel » ? Il est évident que ça ne veut pas dire que le croisement existe, mais plutôt qu’il ek-siste.

« Le sixième point est actuel » veut dire qu’il est relatif à l’acte qui nous mène (noumène) dans la question insoluble de l’objectivité.

Prenons cet acte par le biais du sujet, qu’on présente comme rond imaginaire, imaginairement fermé. Cet acte nous fait sujets, ce n’est pas l’acte que fait le sujet, c’est l’acte qui produit un sujet comme effet imaginaire. Le doute cartésien, c’est l’acte de poser la question de l’objectivité, c’est le cogito, lequel inscrit logiquement son effet imaginaire : ergo sum. On fait mine de croire à l’existence de ce sujet et on l’inscrit comme un rond. Les deux autres directions pour prouver l’existence (le monde ou la res extensa et Dieu) restent infinies et ne sont pas enchaînées au rond du sujet. Ce rond qui n’est enchaîné avec aucune des deux droites, c’est la condition du sujet, nous ne sommes enchaînés ni à Dieu, ni au monde. Si nous enchaînons maintenant les deux droites infinies (Dieu et le monde), le sujet se désolidarise totalement du reste ; nous avons d’une part le sujet et d’autre part l’enchaînement Dieu-monde. C’est la position cartésienne et c’est ce qui a permis la forclusion du sujet par la science.

Pourquoi refuser cette solution et maintenir à tout prix le borroméen et la stricte équivalence entre les trois dit-mensions et refuser ainsi la position cartésienne et scientifique ?

Tout d’abord, l’apparition du sujet doit être prise comme tout aussi éphémère que le big bang ou que l’apparition du buisson ardent. Ce n’est que par abus imaginaire qu’on peut présenter le sujet comme un rond et non comme une pure direction, une droite infinie. Mais il y a plus.

La topologie du nœud borroméen qui doit traiter de l’équivoque existence/ek-sistence se présente avant tout non comme une figure ou un produit mathématique, mais comme un exercice qui se joue en trois points : premier point, position langagière de l’existence de la réalité psychique et de la perception que je crois, mais qui est illusoire (je suis dans l’équivoque homophonique existence/ek-sitence), Deuxième point, principe de la prise en charge d’un dire qui me fait parlêtre, je me détermine à partir de ma non-existence et j’y crois (je suis dans l’équivoque grammaticale existence/ek-sistence), troisième point, écriture du processus, qui me permet d’écrire un nouvel amour, un nouveau lien social. Cette écriture présente indissolublement des figures imaginaires, l’exercice de les tracer symboliquement et le réel de la question insoluble de l’objectivité qui me pousse à faire et refaire le parcours de l’existence/ek-sistence qui n’est autre que l’inter-prétation (je suis dans l’équivoque logique existence/ek-sistence), je prête à la réalité psychique pour y saisir la faille, l’inter qui fait naître un nouveau parlêtre.

Notes

[1] « Il n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte que l’on ne peut pas différencier la vérité et la fiction investie d’affect » (Lettres à Wilhelm Fliess, lettre 139 p.335).

[2] Sur la dynamique du transfert, OC XI p.116.

[3] RSI, leçon du 14 janvier 1975 : « Que l’universalité n’implique pas l’existence, nous en faisons le balayage tous les jours. C’est que l’existence implique l’universalité qui est grave » (p.50e).

[4] « Quelque chose ek-siste de n’être supposable dans l’écriture que de l’ouverture, l’ouverture du rond en cette droite indéfinie » RSI, leçon du 17 décembre 1974, p.35.

[5] RSI, leçon du 18 mars 1975, p.125e.

[6] RSI, leçon du 18 mars 1975, p.126a.

[7] l’ek-sistence ne se fait pas dès que les cordes se coincent (RSI, leçon du 18 mars 1975, p.128 e). L’affect d’ek-sister suppose l’intervalle entre les ronds (RSI, leçon du 21 janvier 1975, p.62c).

[8] « Quiconque vient nous présenter un symptôme y croit. Qu’est-ce que ça veut dire ? S’il nous demande notre aide, notre secours, c’est parce qu’il croit que le symptôme, il est capable de dire quelque chose, qu’il faut seulement le déchiffrer », RSI, leçon du 21 janvier 1975, p.66c. “Y croire” – “le croire” c’est aussi, dit Lacan, la différence entre la névrose (y croire, ek-sistence) et la psychose (le croire, existence)

[9] RSI, leçon du 8 avril 1975, p.142a.

[10] comme l’a montré Kant dans la dialectique transcendantale de la première critique.