L'être de la lettre
13 janvier 2004

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VEKEN Cyril
Textes
Concepts psychanalytiques

1. Au commencement était le verbe, alias le logos, la parole ou encore la chaîne signifiante.

Et avant ? Avant, il n’y avait rien car il n’est d’être que de langage.

2. Que cela s’origine du cri, appel ou demande, soit de ce qui fait signe, ne suffit pas à franchir le pas de cet avant que la Genèse appelle tohu-bohu.

3. Ce qui pour le parlêtre fait commencement, c’est l’émergence du signifiant, c’est-à-dire la possibilité d’entendre dans la voix autre chose que le bruit qu’elle fait. A partir de quoi, « la voix est libre, libre d’être autre chose que substance » (Lacan, « La Troisième »).

4. Quant à la nature du langage, « on échouera à en soutenir la question, tant qu’on ne se sera pas dépris de l’illusion que le signifiant répond à la fonction de représenter le signifié, disons mieux : que le signifiant ait à répondre de son existence au titre de quelque signification que ce soit« . (Écrits, p. 498).

5. Donc pas de découpage de la chaîne en fonction d’un signifié qui toujours et sans cesse se dérobe, mais en fonction des propriétés de la chaîne signifiante elle-même. « Nous désignons par lettre ce support matériel que le discours concret emprunte au langage » (ibid.)

6. Ce support matériel ne se réduit pas aux lettres de notre alphabet, qui ne sont jamais qu’un des modes. Avec le risque, comme dit Lacan, d’apprendre en s’alphabêtissant (Lacan, Postface au Séminaire XI).

7. Tout découpage du matériau signifiant en unités, qu’elles soient d’ordre phonique, graphique, gestuel ou tactile, est d’ordre littéral.

8. Il n’est lapsus que calami, c’est-à-dire de l’ordre de la lettre. Et dans cette mesure, affaire d’écriture, puisque le rébus du rêve, la découpe qu’opère le mot d’esprit, la mise en acte d’une séquence littérale dans l’acte manqué ne sont autre chose que découpe de la chaîne signifiante.

L’inconscient est donc pure affaire de lettre, et comme tel, à lire.

9. De ce point de vue, tout système d’écriture est mise en oeuvre de ce ravinement du signifiant en quoi consiste la lettre.

10. Si le symbolique, comme tel, est indépendant de toute spécificité de la matière, il faut bien pourtant qu’il ait un corps. Ce corps, c’est la lettre.

11. littera/litura; letter/litter. Qu’est ce que Lacan « entend que la lettre porte pour arriver toujours à destination » ?

12. Si cette destination est celle de l’ordure, c’est donc que c’est de l’objet qu’il s’agit. La lettre comme objet, au même titre que la voix dont il faut bien que quelque chose se détache pour qu’elle puisse être mise au compte de l’opération signifiante, passer du bruit aux phonèmes « où il ne faut chercher aucune constance phonétique dans la variabilité modulatoire où s’applique ce terme, mais le système synchronique des couplages différentiels, nécessaires au discernement des vocables dans une langue donnée. Par quoi l’on voit qu’un élément essentiel dans la parole elle-même était prédestiné à se couler dans les caractères mobiles qui, Didots ou Garamonds se pressant dans les bas-de-casse, présentifient valablement ce que nous appelons la lettre, à savoir la structure essentiellement localisée du signifiant ».

13. Qu’est-ce alors qu’une lettre ? C’est, à la lettre, ce que ce n’est pas. À savoir que c’est précisément aucune des autres lettres. La différence bruit/phonème vaut alors pour la différence dessin/lettre.

14. Lettre est un signifiant. Un signifiant identifié par la consistance littérale qui lui donne corps, c’est à dire qui présentifie en quoi ce vocable se distingue des autres vocables. Quant à la signification à laquelle il contribue, c’est affaire de la chaîne dans laquelle il se trouve pris. À ne pas confondre avec le sens, du domaine de l’imaginaire attaché à ce corps. Ce que Lacan formule ainsi : « C’est dans la chaîne du signifiant que le sens insiste, mais aucun des éléments de la chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même ».

15. Ce qui permet d’ écrire que lettre est différent de lettre, même si la lettre en est dans les deux cas la même. Qu’on songe aux deux occurrences de chat dans appeler un chat un chat. La lettre dont il s’agit dans La lettre volée est bien une lettre : c’est en tant que telle qu’elle opère, puisque son contenu reste inconnu. C’est en tant que telle qu’elle féminise, puisqu’elle prive de la dimension du signifiant, de la dimension phallique, celui qui la détient.

16. L’inconscient connaît-il le signifiant autrement que comme séquence de lettres? Il semblerait que non puisque l’accès à la signification suppose une ponctuation, une interprétation qui fait passer d’une séquence littérale à une chaîne signifiante.

17. C’est en tant que lettre que le fameux Glanz/glance cité par Freud peut passer d’une langue à une autre où, en tant que signifiant il est évidemment différent de lui-même.

18. Si toute séquence signifiante est une séquence de lettres, en revanche, pas toute séquence de lettres est une séquence signifiante. Par là se fait entendre la difficulté pour lalangue d’exprimer le « pas tout » en français, là où en anglais par exemple, cela est d’évidence : not all sequences of letters are signifying sequences. Ce « pas tout » représente en quelque sorte le réel du symbolique : il y a un impossible propre au symbolique, sans aucune considération du caractère possible ou impossible de ce dont on parle.

19. Le fait que la lettre ne se confond pas avec telle ou telle de ses réalisations phonétiques (façon d’imaginariser par des différences sensibles ce en quoi une lettre se distingue d’une autre) conduit à l’existence d’un reste. C’est ce reste qui participe de la nature de l’objet en tant que réel. Comme dans cette expérience enfantine qui consiste à répéter du signifiant jusqu’à en faire une simple séquence littérale, vide de toute signifiance, et n’avoir plus pour finir qu’un pur bruit offert à l’imaginaire.

20. Par là on pourra peut-être saisir en quoi la lettre se situe au coeur du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire, à la place que Lacan désigne comme celle de l’objet a.