L'esprit et la lettre
07 novembre 2002

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BON Norbert
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Journées sur l\’objet, la lettre et le signifiant
(19/20 oct 2002 – amphi Charcot – Paris)

Dans L’amour des commencements, J.B. Pontalis rapporte ce souvenir d’une \ »présentation de malade\ » par Lacan à l’hôpital Sainte-Anne. A cette patiente persécutée qui tout au long de l’entretien s’était plainte d’être suivie, Lacan dit, pour conclure : \ »Madame, ne vous inquiétez pas. Je vais vous trouver quelqu\’un ici pour vous suivre\ ». Et Pontalis ajoute : \ »De ce Lacan là,[…] je garde un souvenir; intact et souriant.\ » [1] C\’est pourtant l\’un des reproches qui lui fut parfois fait d\’user et d\’abuser des jeux sur les mots dans ses interventions ou interprétations. On se souvient du féroce pamphlet de François George L\’effet y\’au de poêle de Lacan et des lacaniens[2]. où l\’auteur, dans le cadre de sa \ »vocation à renverser les idoles\ » (annoncée dès la première ligne de l\’avant-propos, sous forme dénégative[3]) et visiblement touché par une plaisanterie douteuse sur son nom, prétend démystifier \ »le phénomène Lacan\ » en le réduisant à une utilisation habile de jeux de mots \ »qui n\’ont pas plus de portée que l\’enfantin : Comment vas-tu, y\’au de poêle ?\ »[4] Ce reproche fut, au demeurant déjà adressé à Freud, à qui l\’on fit remarquer que, dans L\’interprétation des rêves, \ »le rêveur était souvent trop spirituel.\ » Il en fait état dans une note de bas de page du chapitre sur Le travail du rêve[5] où, après la fameuse et néanmoins souvent oubliée formule \ »Le rêve est un rébus\ », il éprouve le besoin de se justifier de l\’usage immodéré que semble faire le rêve des jeux, non seulement de mots mais aussi de syllabes : \ »Ceci est étroitement lié à la théorie du spirituel et du comique. Le rêve est spirituel, parce que le chemin le plus direct et le plus proche pour exprimer sa pensée lui est fermé. Il l\’est par force.\ » Freud précise que cette \ »chimie de syllabes\ » est la même qui nous sert, éveillés, à jouer sur les mots et que ce sont ces reproches qui l\’ont \ »amené à comparer la technique du jeu d\’esprit avec le travail du rêve.\ »[6]

L\’inconscient a de l\’esprit

Et, en effet, examinant \ »les rapports de l\’esprit avec le rêve et l\’inconscient\ »[7], Freud note que ce sont les mêmes mécanismes qui y sont à l\’œuvre : \ »processus de la condensation, avec ou sans substitution, du déplacement, de la représentation par le contresens, par le contraire, de la représentation indirecte, etc.\ »[8] Lesquels mécanismes permettent à une vérité, cachée ou latente, de se dire de façon détournée ou déguisée. Un exemple fameux de mot d\’esprit fondé sur une condensation avec formation substitutive, rapporté par Freud, et précisément commenté dans son mécanisme et sa portée par Lacan[9], est celui mis, par le poète Heine, dans la bouche de son personnage Hirsch-Hyacinthe, pour qualifier ses relations avec le baron de Rothschild : \ »J\’étais assis à côté de Salomon Rothschild et il me traitait tout à fait d\’égal à égal, de façon toute famillionnaire \ »[10] Ainsi, non seulement Hirsch-Hyacinthe exprime avec humour, et non sans amertume, sa situation d\’homme pauvre en regard de ce richissime personnage, mais de plus, la condensation des mots familier et millionnaire comprime et laisse deviner un membre de phrase sous-entendu : il m\’a traité de façon familière \ »autant qu\’il est possible à un millionnaire.\ » Et c\’est l\’économie d\’effort psychique, permise par la concision de ce néologisme, dans le rapprochement de deux idées logiquement éloignées, qui est source de plaisir.

Au-delà, le jeu de mot met en évidence, en les détournant, les règles mêmes de fonctionnement du langage[11]. A savoir que la chaîne parlée met en jeu, de façon solidaire, deux axes : celui horizontal des combinaisons, ou axe syntagmatique, où le locuteur aligne des mots successifs, en obéissant à un certain nombres de contraintes grammaticales, et celui vertical des substitutions, ou axe paradigmatique, où, à chaque moment, le locuteur choisit tel mot plutôt que tel autre (par exemple, familier plutôt qu\’amical), en obéissant à des exigences de sens, mais aussi de style, de contexte, etc. Et les choses se compliquent du fait que les mots ne sont pas la plus petite unité de la langue mais s\’obtiennent par combinaison d\’unités sonores plus petites, les phonèmes (fa-mi-lier), eux-mêmes décomposables en traits distinctifs, les consonnes et les voyelles. Si bien qu\’à ces différents niveaux peuvent s\’opérer des substitutions et des recombinaisons permettant, au prix d\’un détournement, un rapprochement inattendu et la production d\’un sens nouveau, métaphoro-métonymique, éventuellement comique. Dans l\’exemple de Freud, c\’est la présence des syllabes MI-LI dans les deux mots, familier et millionnaire, qui permet la production du mot composite famillionnaire. L\’effet comique peut-être également obtenu par interversion de syllabes au sein d\’un mot ou d\’une proposition (contrepèterie) ou encore par un simple jeu de lettres. Sur le plan du sens enfin, l\’esprit peut utiliser le fait que les mots sont polysémiques pour jouer sur l\’ambiguïté qu\’au contraire, le locuteur \ »sérieux\ », s\’attache à lever, en donnant à son interlocuteur les éléments, linguistiques ou contextuels, nécessaires. Bref, \ »parler, c\’est enchaîner des sons, mais une suite phonique, pour être comprise, doit être découpée en unité de sens\ »[12]. Et l\’esprit profite de la relative indépendance entre le son et le sens pour subvertir les enchaînements et découpes prescrites par la langue ou attendues par le locuteur. 

Sens dans le non-sens

Dès 1905, avant la linguistique saussurienne et la distinction signifiant/signifié/référent, Freud a repéré que la technique des jeux de mots consiste à \ »orienter notre psychisme suivant la consonance des mots plutôt que suivant leur sens; à laisser la représentation auditive des mots se substituer à leur signification déterminée par leurs relations à la représentation des choses.\ »[13] Bien plus, il a repéré que, dans le champs d\’où son questionnement est parti, celui des formations de l\’inconscient, il en de même, ainsi qu\’il le montre à propos des manifestations de la \ »Psychopathologie de la vie quotidienne\ »[14]. Lapsus, erreurs, oublis, méprises, actes manqués et symptomatiques participent des mêmes mécanismes langagiers, pour dire de façon détournée ce qui ne peut s\’avouer directement. D\’où le caractère parfois involontairement comique, de certains ratés ou lapsus, comme celui, bien connu, du président de la Chambre des Députés autrichienne, qui ouvre la séance en la déclarant close, à l\’hilarité générale, ou celui de ce professeur d\’anatomie qui dit : \ »En ce qui concerne les organes génitaux de la femme, on a, malgré de nombreuses tentations (Versuchungen)…pardon, malgré de nombreuses tentatives (Versuche)…[15]

Rien d\’étonnant donc à ce que, \ »pour défaire et supprimer les symptômes névrotiques, [Freud se] trouve très souvent amené à rechercher dans les discours et les idées, en apparence accidentels, exprimés par le malade, un contenu qui, tout en cherchant à se dissimuler, ne s\’en trahit pas moins, à l\’insu du patient, sous les formes les plus diverses.\ »[16] Rien d\’étonnant non plus à ce qu\’il en soit venu à promouvoir une méthode, dite de l\’association libre, qui favorise ces expressions en faisant prévaloir les connexions primaires, par ressemblance et contiguïté phonétiques, sur les contraintes secondaires imposées par la rigueur de la syntaxe et les exigences du sens : dire tout ce qui vient, comme cela vient, sans ce soucier de la cohérence ou de la logique, ni de la bienséance. Rien d\’étonnant, enfin, à ce que les interventions ou interprétations de l\’analyste aient à rester au plus près des signifiants de l\’analysant, en en conservant tout le potentiel d\’équivoque, puisqu\’elles tiennent leur efficace, non pas dans la traduction des dires de l\’analysant dans une autre langue, fut-elle le jargon psychanalytique, mais de conjoindre, dans un énoncé concis, conservant la littéralité même des paroles de l\’analysant, des signifiants dont les signifiés véhiculent des significations jusqu\’alors éloignées, voire contradictoires ou paradoxales. Il s\’en produira, non pas un autre sens qui serait appelé rapidement à être aussi fermé ou enfermant que le premier, mais une ouverture du sens, un \ »sens dans le non-sens\ »[17], comme l\’écrit Freud, un \ »pas de sens\ », selon le mot de Lacan, où il faut entendre que le sens fait un pas, ayant parfois toutes les caractéristiques du nonsense de l\’humour britannique. Exercice évidemment difficile car, comme dans ce mot d\’esprit, qu\’un rêve d\’une \ »malade sceptique\ » envoie dire à Freud : \ »Du sublime au ridicule, il n\’y a qu\’un pas. Oui, le Pas de Calais.\ »[18]

L\’interprétation, un mot d\’esprit ?

Pour qu\’une intervention ait toute sa portée interprétative, il est nécessaire que, comme la chute du mot d\’esprit, elle ait été préparée par la mise en éveil et la mobilisation préalables, chez les deux protagonistes, des ingrédients qu\’elle va venir agréger, que se soit constitué, entre l\’analysant et l\’analyste, un même contexte langagier, dirait un linguiste, un même lieu tiers, un même Autre local. Ainsi, lorsque cet analysant s\’exclame, après quoi il peut être mis fin à la séance : \ »finalement je me suis surpatté\ », et éclate de rire, l\’efficacité analytique et l\’effet humoristique de cette auto-interprétation tiennent à ce qu\’elle a été précédée d\’un certain nombre d\’éléments préalables, apportés pendant la séance :

-le fait de s\’être, contrairement à son sentiment d\’échec habituel, surpassé, à différents égards et y compris sexuel, dans une relation nouvelle avec une femme,

-au point que celle-ci ne cesse d\’être pendue après lui et commence à parler mariage, vouloir lui passer la corde au cou, lui mettre un fil à la patte

-ce qui contrarie ses rêves d\’aventure, précisément de navigation sur les mers du globe

 d\’où lui revient qu\’en termes de marine, lorsqu\’on fait chevaucher deux tours d\’une écoute de foc sous tension sur un winch et qu\’elle se trouve coincée, ça se dit surpatter

-le tout venant à être relié à un souvenir d\’enfance, souvenir écran, plusieurs fois évoqué où la crainte de la répression des ses désirs s\’illustre de la chanson  : \ »si tu y mets la patte tu auras du bâton, et ron et ron petit patapon\ »

l\’ensemble s\’actualisant, dans le même temps, dans la situation transférentielle, où il estime aujourd\’hui \ »avoir fait fort\ » avec moi, m\’avoir épaté, par sa loquacité inhabituelle; ce qui s\’accompagne, après-coup, de ce sentiment fréquent chez lui, d\’avoir donné des verges pour se faire battre.

Ainsi, cette formule, en condensant ces différents éléments, vient éclairer l\’analysant, Patrick, sur son désir et les entraves qui l\’accompagnent, non pas en mettant une signification oedipienne, évidente, sur ses ratés amoureux et ses pannes sexuelles, mais en mettant un nouveau signifiant, en rapport avec la lettre de son prénom, sur la signification énigmatique de son désir[19].

Est-ce à dire que l\’analyste doive être un homme, ou une femme, d\’esprit ? Oui, sans doute, et d\’oreille pas moins, mais qu\’il ait à faire de l\’humour, sûrement pas, en tout cas pas aux dépens de son analysant sans risquer de provoquer une réponse, légitime, du côté de son amour propre. L\’analyste ne vise pas le bon mot mais le mot juste. L\’interprétation, tout comme le mot d\’esprit, ne peut avoir sa portée libératoire, qu\’énoncée, y compris par l\’analyste, de la place subjective du sujet qui en est l\’effet, faute de quoi il s\’en sent l\’objet, en l\’occurrence de dérision. C\’est la même différence que repère Freud, entre le mot d\’esprit et le lapsus qui ont pourtant même structure langagière. Dans le lapsus, le sujet ne rit pas mais éprouve plutôt un sentiment de gène ou de honte. \ »Je dirais, écrit Alain Didier-Weil[20], que dans le mot d\’esprit, le sujet se dévoile alors que dans le lapsus, il est dévoilé : la différence est celle du \ »s\’autoriser.\ »\ » S\’auto-riser oui, être la risée de l\’autre non. Même en dehors de tout caractère humoristique, l\’interprétation ne peut produire son effet de subjectivation que si elle provient de ce lieu Autre commun à l\’analysant et à l\’analyste et non pas des intérêts moïques de l\’un ou de l\’autre Ce qui suppose que la dimension narcissique, quelque peu mise en suspens par le dispositif analytique mais toujours prête à s\’interposer à nouveau, ait été suffisamment perméabilisée pour que l\’interprétation puisse être reçue comme telle. Et, s\’il peut arriver qu\’elle prenne, à l\’occasion et de surcroît, tournure humoristique, il vaut mieux que ce soit à l\’initiative de l\’analysant, quitte à ce que la prime de plaisir qui s\’ensuit en soit partagée.

  

NOTES


[1]Pontalis J.B. L\’amour des commencements. Gallimard, NRF, 1986, p. 140-141.

[2] George F. L\’effet y\’au de poêle de Lacan et des lacaniens. Paris, Hachette Essais, 1979.

[3] George F Ibid, p. 12 : \ »Je n\’ai pas vocation à renverser les idoles\ », annonce-t-il. On appréciera au regard des deux pamphlets précédents : Autopsie de Dieu (Julliard, 1965) et Pour un ultime hommage au camarade Staline (Julliard, 1979)

[4] Ibid., 1ère et 4ème de couverture.

[5] Freud S. L\’interprétation des rêves (1900). Paris PUF, 1967, p : 258.

[6] Freud S. Le mot d\’esprit dans ses rapports avec l\’inconscient (1905). Paris, Idées; Gallimard, 1930.

[7] Freud S. Ibid, p. 263-269.

[8] Freud S. Ibid p, 263.

[9] Lacan J. Les formations de l\’inconscient (1957-58). Le Séminaire, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998.

[10] Freud S. Ibid p. 25.

[11] Cf. De Saussure F. Cours de linguistique générale.(1915).Paris, Payot, 1972. Pour un abord plus léger, le lecteur pourra se reporter à Yaguello M. Alice au pays du langage. Paris,  Seuil, 1981. Il s\’étonnera évidemment (ou pas, c\’est selon…) que dans les quelques pages qu\’elle consacre à Freud et à la psychanalyse, elle n\’évoque Lacan que pour le réduire en trois lignes (p. 139) à l\’importance attachée au calembour et renvoie pour toute référence à François George.

[12] Yaguello M. Opus cit. , p.47.

[13] Freud S. Ibid, p.197.

[14] Freud S. Psychopathologie de la vie quotidienne (1901). Paris Payot Pbp, 1976.

[15] Freud S. Le mot d\’esprit…Opus cit., p.67 et 88.

[16] Freud S. Ibid, p.89.

[17] Freud S. Ibid, p.91.

[18] Freud S. L\’interprétation des rêves. Opus cit., p.441 : c\’est, entendue lors d\’une traversée Douvres Calais, la réponse d\’un écrivain français à un anglais.

[19] Cf. Ritter M. \ »L\’interprétation psychanalytique, un débat entre sens et signifiant\ ». In, Le trait d\’esprit(Witz) et l\’interprétation psychanalytique. Apertura, 1990, 4., p. 27-36.

[20] Didier-Weill A. \ »Lapsus ou mot d\’esprit ?\ » In Le trait d\’esprit et l\’interprétation psychanalytique. Opus cit., p.85.