L'espace lacanien
14 septembre 2011

-

LANDMAN Claude
Nos ressources



Dans le séminaire L’envers de la psychanalyse qui s’est tenu quatre ans avant le séminaire Les non-dupes errent que nous allons mettre à l’étude pendant ces quatre jours, Lacan, vous vous en souvenez peut-être, avait fait, au cours de la leçon du 11 février 1970, la remarque suivante: « Pour ce qui est du champ de la jouissance… hélas, qu’on n’appellera jamais… car je n’aurai jamais le temps d’en ébaucher les bases… qu’on n’appellera jamais le champ lacanien… pour ce qui est du champ de la jouissance il y a des remarques à faire ».

Ce qui m’avait beaucoup frappé, lorsque j’ai lu ce passage, c’est que Lacan avait mis en relation cette notion de champ pour la jouissance avec celle du champ gravitationnel de Newton. Quelques mois plus tard, dans Radiophonie, qui est le texte lu au micro des réponses données aux questions qui lui avaient été posées par un journaliste de la Radio Télévision Belge, il reprend et précise ce point de la manière suivante: « Mais là encore la vraie portée de ce pas (il s’agit du pas de Newton) est étouffée : qui est celle de l’action, – en chaque point d’un monde où ce qu’elle subvertit c’est de démontrer le réel comme impossible -, de l’action, dis-je, de la formule (le mot est écrit en italique dans le texte car c’est l’action de la formule qui subvertit ce qui était encore à cette époque un monde), de la formule qui en chaque point soumet l’élément de masse à l’attraction des autres aussi loin que s’étend ce monde, sans que rien y joue le rôle d’un médium à transmettre cette force ». Et il poursuit logiquement: « La notion de champ n’explique rien, mais seulement met noir sur blanc, soit suppose qu’est écrit ce que nous soulignons pour être la présence effective non de la relation, mais de la formule dans le réel, soit ce dont d’abord j’ai posé ce qu’il en est de la structure. (La structure est ainsi définie par Lacan comme une formule dans le réel). Il serait curieux de développer jusqu’où la gravitation, première à nécessiter une telle fonction, se distingue d’autres champs, de l’électomagnétique par exemple, proprement faits pour ce à quoi Maxwell les a menés : la reconstitution d’un univers. Il reste que le champ de gravitation, pour remarquable que soit sa faiblesse au regard des autres, résiste à l’unification de ce champ, soit au remontage d’un monde. D’où je profère que le LEM alunissant, soit la formule de Newton réalisée en appareil, témoigne de ce que le trajet qui l’a porté là sans dépense, est notre produit ou encore : savoir de maître ».

Autrement dit, l’écriture de la formule de Newton (Lacan reviendra sur ce point à propos d’Einstein et de la question de l’existence ou non d’un savoir dans le réel, ainsi que nous le verrons, à la fin de la leçon du 23 avril 1974), l’écriture donc, de la formule de Newton ne rend pas compte de l’existence du champ gravitationnel, elle constitue à proprement parler le réel de ce champ. Dans la mesure où la force d’attraction se transmet entre les masses sans qu’aucun milieu ne la supporte, nous pouvons en conclure que c’est la formule de Newton, c’est-à-dire quelques petites lettres, qui, en tant qu’écriture de la structure, soumet, comme le dit Lacan, chaque élément de masse à l’attraction des autres. Une telle prise de position, véritable charte de la structure, qui n’implique aucune hypothèse et ne suppose l’existence d’aucun être dans l’espace, quel qu’il soit, Dieu ou l’éther, remet en question il faut bien le dire, et de manière radicale, les préjugés obscurantistes qui sont les nôtres et qui sont aujourd’hui encore bien ancrés, ou pour le dire autrement, notre refus d’être dupe de la structure. Même les mathématiciens regroupés sous le nom de Bourbaki, qui ont porté si haut la notion de structure en mathématiques, n’ont pas pris, semble-t-il, toute la mesure de ce pouvoir de la lettre, lorsqu’à propos de la théorie des ensembles, ils avancent que les lettres désignent ces assemblages d’objets hétéroclites que sont les ensembles, et non, ainsi que le rectifie Lacan dans le séminaire Encore, que les lettres en question font ces assemblages, sont ces assemblages. Et Lacan ajoute : « en tant que lettres, elles sont prises, comme fonctionnement, comme ces assemblages mêmes. Vous voyez qu’à conserver encore ce comme, je m’en tiens à l’ordre de ce que j’avance quand je dis que l’inconscient est structuré comme un langage ». Pour en revenir au champ gravitationnel et à sa formule, ils ne se soutiennent d’aucun univers, d’aucun Un unifiant, ils mettent seulement en place un espace troué. On saisit peut-être mieux maintenant l’analogie relative que fait Lacan entre le champ gravitationnel et le champ de la jouissance. Elle pourrait se résumer de la manière suivante : l’écriture des différents discours, telle qu’elle est produite dans le séminaire L’envers de la psychanalyse, serait au champ de la jouissance, ce que la formule de Newton est au champ de la gravitation. J’ait dit pourtant qu’il ne s’agissait là que d’une analogie relative. En effet, la formule de Newton relève d’un savoir de maître puisqu’une fois qu’elle est appareillée, elle permet d’envoyer, sur la lune par exemple, un engin adéquat, et ce, je le souligne après Lacan, sans aucun travail. C’est là que réside la différence d’avec l’écriture des discours, en tant que cette écriture prend en compte le travail de chiffrage de l’inconscient, qui est un savoir sur la jouissance.

La question que je me pose et que je souhaite vous poser en guise d’introduction à ce séminaire d’été, est la suivante : si l’écriture des discours n’a pas paru suffisante à Lacan pour établir les bases du champ de la jouissance qui aurait pu s’appeler le champ lacanien, est-ce que l’écriture du nœud borroméen, c’est-à-dire sa mise à plat, puisque toute écriture suppose une mise à plat, est-ce que l’écriture du nœud borroméen, donc,  telle que Lacan la présente dans Les non-dupes errent, suffit à établir les bases de ce qui serait l’espace de la jouissance qu’habite le parlêtre et que je me propose de nommer l’espace lacanien ? Ce que j’entends par espace lacanien est un peu différent, nous allons le voir, de l’espace mathématique nommé de la sorte par le mathématicien Stéphane Dugowson qui était nôtre invité l’an dernier à la même époque. Pour Dugowson, tout espace connectif qui est structuré par le nœud borroméen est un espace lacanien. Il va même plus loin puisqu’il considère que les espaces lacaniens généralisent les nœuds borroméens et que tout espace connectif est un espace lacanien. Je n’entrerai pas, bien entendu, dans le détail de son élaboration mathématique, qu’il nous avait présentée ici même avec beaucoup de patience et de gentillesse et un réel effort didactique. Je me contenterai de situer de manière intuitive ce que l’on appelle un espace connexe ou connectif : il s’agit d’un espace topologique d’un seul tenant, d’un seul bloc, c’est-à-dire plus précisément d’un ensemble dont tous les éléments sont connectés entre eux. Le nœud borroméen est un tel espace connectif, avec néanmoins cette caractéristique qui va contre l’intuition, justement, qui est que ses éléments ne sont pas connectifs deux à deux, qu’ils ne sont pas enlacés deux à deux, alors qu’ils le deviennent lorsque le troisième, quel qu’il soit, noue l’ensemble en passant au-dessus de celui qui est dessus et au-dessous de celui qui est dessous. Ce mode de nouage rend compte de la définition de la propriété borroméenne, à savoir que lorsque l’on coupe un élément, quel qu’il soit, de l’ensemble que constitue ce nœud, les autres se détachent. L’ensemble des trois éléments ainsi noués se solidarise et réalise un espace à la fois connexe, c’est-à-dire d’un seul tenant, et toué. Deux remarques supplémentaires méritent ici d’être faites.

La première est qu’outre le nœud borroméen à trois éléments, le nœud borroméen généralisé est également un espace connexe. De même que l’ensemble vide, ainsi que chaque singleton, chaque rond de ficelle, et ce, dans la mesure où ils réalisent chacun,  le Réel au même titre que le Symbolique et l’Imaginaire, la figure topologique d’un tore, c’est-à-dire un espace d’un seul tenant.

Ceci m’amène à la seconde remarque que je souhaitais vous faire, qui est que dès 1953, dès le rapport de Rome, Lacan avait posé le tore et ses propriétés topologiques comme l’élément constituant de l’espace de l’être parlant: « Dire que ce sens mortel révèle dans la parole un centre extérieur au langage, est plus qu’une métaphore et manifeste une structure. Cette structure est différente de la spatialisation de la circonférence ou de la sphère où l’on se plaît à systématiser les limites du vivant et de son milieu : elle répond plutôt à ce groupe relationnel que la logique symbolique désigne topologiquement comme un anneau. À vouloir en donner une représentation intuitive, il semble que plutôt qu’à la superficialité d’une zone, c’est à la forme tridimensionnelle d’un tore qu’il faudrait recourir, pour autant que son extériorité périphérique et son extériorité centrale ne constituent qu’une seule région ».  

Quoi qu’il en soit, un espace nommé espace lacanien, existe donc désormais au titre d’un objet mathématique. Cet événement, car c’en est un, annonce-t-il une remise en question du constat fait par Lacan en 1974 dans le texte de présentation de l’enseignement de la psychanalyse au département de l’université de Vincennes, à savoir : « que la psychanalyse n’avait pas – encore – infléchi la mathématique » ? Rien n’est moins sûr car la prise en compte des conséquences de l’écriture du nœud borroméen par Lacan se heurte aux mêmes résistances que celles qui s’opposent encore aujourd’hui à la reconnaissance de la véritable portée du pas de Newton, mais encore redoublées par la difficulté de prendre la mesure de ce que cette écriture établit : à savoir que l’espace que nous habitons dans ses trois dimensions, ou dits-mansions, réelle, symbolique et imaginaire, est l’espace de nôtre jouissance en tant qu’êtres parlants. 

Dans le séminaire Les non-dupes errent, en tout cas, vous l’avez constaté, Lacan fait plusieurs fois référence, en plus du nœud borroméen, à un certain nombre d’autres espaces mathématiques : les espaces topologiques bien entendu, qui incluent d’ailleurs le nœud borroméen, mais également les espaces vectoriels de Grassmann, ainsi que les espaces fibrés. Je n’entrerai pas dans le détail de l’histoire, véritablement passionnante, qui est celle de la notion d’espace et son évolution dans les mathématiques et la physique. Je me contenterai d’un bref survol, mais en précisant tout de suite que si cette histoire et surtout les enjeux qu’elle comporte nous intéressent, c’est que Lacan, et du même coup la psychanalyse, y apporte, me semble-t-il, une contribution originale. Depuis Euclide, outre le pas décisif fait par Descartes qui a consisté à algébriser la géométrie pour en faire une géométrie analytique, c’est-à-dire un système où les points sont définis par leurs valeurs numériques sur deux axes de coordonnées, la notion mathématique et physique de l’espace, ainsi que le statut du point qui lui est corrélatif, ont surtout considérablement évolué à partir de la fin du 19ème siècle, avec Cantor et l’avènement de la théorie des ensembles. Vous savez qu’Euclide n’a jamais pu donner une définition mathématique du point comme élément de l’espace, ce qui ne l’a pas empêché de construire la géométrie classique sur cette notion. Lorsqu’Hilbert, en 1899, s’est attaché à poser les fondements de la géométrie en s’appuyant sur la méthode axiomatique, il a vidé le point de toute représentation intuitive pour en faire un être mathématique qui, avec la ligne et le plan, constitue un ensemble qui ne se définit que par les relations que ses éléments entretiennent entre eux. Ces relations, désignées par les mots « sont situés », « entre », « parallèle », « congruent », « continu », lui permettront, je cite :  « … d’établir la géométrie comme un système simple et complet d’axiomes indépendants ». Au cours du 20ème siècle, la notion d’espace n’a cessé de se généraliser et de nouveaux espaces, intégrant le plus souvent les précédents, ont vu le jour et sont devenus à leur tour des objets mathématiques : qu’il s’agisse des espaces fonctionnels, où c’est la fonction qui se substitue comme élément, dans ces espaces, au point de l’espace euclidien ; des espaces vectoriels, où c’est le vecteur qui devient l’élément assimilable au point ; des espaces topologiques, où n’importe quel ensemble d’objets, au demeurant quelconques et sans représentation dans l’espace euclidien, est susceptible de valoir comme un point, défini uniquement par des relations de voisinage et de continuité avec d’autres points, sans que ces notions, intuitives à l’origine, mais devenues purement qualitatives, ne véhiculent plus aucun élément d’information quantitative ; ou encore des espaces fibrés qui, à certains égards, généralisent encore et simplifient les espaces précédents. Ce qui est remarquable dans les transformations qui se sont ainsi produites, c’est que les avancées qu’elles ont permis ont le plus souvent consisté à poser que les éléments de ces différents espaces, quels qu’ils soient, pouvaient être conçus comme des points. Ce qui permettait de donner à ces points, des coordonnées à une, deux, trois ou n dimensions selon les cas, voire de rétablir pour certains de ces espaces la notion de distance entre leurs éléments, entre leurs points, même si cette notion de distance n’a plus rien à voir avec la notion intuitive que nous en avons. Dès lors, ces espaces et leurs éléments  devenaient, c’est là ce que je souhaite souligner, justiciables d’un calcul. Pour ce qui concerne les espaces topologiques, la notion de mesure est réintroduite par ce que l’on appelle les invariants topologiques, c’est-à-dire les propriétés de ces espaces qui ne sont pas modifiées par une déformation continue, sans coupure ni collage, ce qui revient à définir comme homéomorphes deux espaces dont les éléments de l’ensemble qu’ils constituent chacun, sont mis en correspondance bi-univoque. C’est ainsi par exemple qu’un carré et un cercle sont des figures, des espaces homéomorphes, alors qu’il n’y a pas homéomorphie entre la figure du cercle et celle du tore. De la même façon, en physique, ainsi que le souligne le mathématicien Alexandre Grothendieck dans Récoltes et Semailles, avec la théorie des quanta et la mécanique nouvelle élaborée par Schrödinger : « … le point matériel traditionnel disparaît, pour être remplacé par une sorte de nuage probabiliste, plus ou moins dense d’une région de l’espace ambiant à l’autre, suivant la probabilité pour que le point se trouve dans cette région ». C’est ici le calcul des probabilités qui permet la mesure dans un tel espace physique où la notion matérielle de point a complètement disparu.

C’est là que l’espace lacanien, l’espace de la jouissance tel que Lacan le présente dans ce séminaire, se distingue des autres espaces, mathématiques ou physiques. En effet, dans la mesure où la jouissance est précisément ce qui est incalculable, le statut du point dans un tel espace s’en trouve nécessairement changé et sa nouvelle définition matérielle par Lacan va constituer une véritable innovation. Avec l’écriture du nœud borroméen en effet, le point n’est plus cet élément évanescent et abstrait que nous avons vu se dessiner en parcourant rapidement l’histoire et l’évolution de la notion d’espace, mais bien la matérialité du coinçage des trois dimensions entre elles que l’on peut situer dans le nœud, comme étant la cellule vide qui se trouve en son centre. Lacan définit le point en question comme un point de tiraillement et l’assimile à la place qui est celle du sujet que nous sommes, je cite : « Entre votre Symbolique, votre Imaginaire et votre Réel, depuis le temps que je vous le ressasse, vous ne sentez pas que votre temps, votre temps se passe à être tiraillé ? Et en plus ça a un avantage, hein, ça suggère que l’espace implique le temps et que le temps c’est peut-être rien d’autre, justement, qu’une succession des instants de tiraillement ». Lacan fait ici à propos de la relation d’implication entre l’espace et le temps, une remarque que je trouve formidable sur ce qui distingue l’espace lacanien, l’espace borroméen de la jouissance, par rapport à l’espace auquel renvoie la théorie de la relativité généralisée d’Einstein : « Faut pas vous imaginer que parce qu’Einstein est venu après (Lacan fait ici référence à Newton) et en a remis un bout, hein, faut pas vous imaginer que ça va mieux, hein, parce qu’il y a quand même une drôle d’histoire, n’est-ce pas, c’est que cette relativité de l’espace, désormais désabsolutisé  – car enfin il y a un bout de temps, enfin qu’on avait pu le dire que, après tout Dieu c’était l’espace absolu… enfin ça c’est, c’est des badinages, bon – mais la relativisation de cet espace par rapport à la lumière, ça vous a une drôle de touche de fiat lux, et ça, ça a tout l’air de recommencer à se foutre le cul dans la mousse religieuse ». Autrement dit, dans l’espace d’Einstein, où aux trois dimensions habituelles de l’espace, s’ajoute une quatrième dimension qui est celle du temps, avec comme limite la vitesse de la lumière, ce n’est plus l’espace qui implique le temps, mais c’est du temps, et donc de la lumière, que cet espace dépend. C’est en ce sens qu’Einstein réintroduit dans l’espace, avec la lumière, la supposition possible d’un être, Dieu pour le nommer par son nom, qui jouit par le regard de la contemplation de l’univers qu’il a créé. Alors que dans l’espace lacanien, aucun être n’est supposé, ni aucune lumière. Le nœud borroméen ne suppose rien, il est le supposé, le posé en-dessous, le support réel de cette pure triplicité qu’est ce nœud qui nous ex-siste. Pour revenir à la nouvelle définition du point qui nous est proposée dans ce séminaire, qui est également celle du sujet comme support, elle accentue, du fait de sa dimension matérielle, ce que Lacan, dans le séminaire L’Identification, en 1962, avait déjà fait valoir d’une autre façon. Soit que l’intérêt de la figure du tore comme surface, pour rendre compte de l’espace du sujet dans son rapport au grand Autre, qui est aussi bien celui de la pratique, consistait dans le repérage de l’existence sur cette surface, de deux familles de cercles irréductibles à un point, ceux qui tournent autour de l’axe du tore et ceux qui tournent autour de l’âme. Contrairement à ce qui se produit avec la sphère, où n’importe quel cercle tracé sur sa surface est susceptible, par ratatinement progressif, de se réduire à un point, c’est-à-dire à rien. Que, grâce au coinçage du nœud, le point ne soit pas réductible à rien, mais au serrage d’un trou, fait obstacle à la tentative d’unification, de reconstitution d’un univers, qui animent presque tous les systèmes mathématiques ou physiques, avec le fantasme du rapport sexuel qui s’y trouve le plus souvent à l’œuvre. C’est particulièrement clair chez Grothendieck, qui est ce mathématicien qui a beaucoup utilisé les espaces fibrés et qui fut un de ceux qui a le plus contribué à faire avancer par ses travaux, avec les notions de schémas, de topos et de faisceaux, la théorie dite des catégories, qui propose, en vue d’unifier le champ des mathématiques, de se substituer à la théorie des ensembles et à la topologie classique que, semble-t-il, elle généralise encore. Dans le texte de vulgarisation que je vous ai cité, qui tente de rendre compte de sa pratique de mathématicien, Grothendieck écrit ceci : « Le principe nouveau qui restait à trouver, pour consommer les épousailles promises par des fées propices, entre le nombre et la grandeur, est apparu avec l’idée de topos. Cette idée englobe, dans une intuition topologique commune, aussi bien les traditionnels espaces topologiques, incarnant le mode de grandeur continue, que les espaces ou variétés des géomètres algébristes abstraits impénitents, ainsi que d’innombrables autres types de structures, qui jusque-là avaient semblé rivés irrémédiablement au monde arithmétique des agrégats discontinus ou discrets. C’est le point de vue des faisceaux qui a été le guide silencieux et sûr, la clef efficace (et nullement secrète), me menant sans atermoiements ni détours vers la chambre nuptiale du lit conjugal », et plus loin : « C’est le thème du topos…qui est ce lit ou cette rivière profonde, où viennent s’épouser la géométrie et l’algèbre, la topologie et l’arithmétique, la logique mathématique et la théorie des catégories, le monde du continu et celui des structures discontinues ou discrètes ».

Dans le séminaire que nous allons étudier pendant ces quatre jours, Lacan généralise et intègre avec l’écriture du nœud borroméen, il le montre explicitement, l’écriture des discours et les formules de la sexuation, dans ce nouvel espace de la jouissance qu’est l’espace lacanien. Cependant, si cette nouvelle écriture simplifie et réduit encore les précédentes de manière extraordinairement euristique, sans pour autant les annuler, elle ne constitue en aucun cas une tentative d’unification visant à faire univers. La définition du point comme coinçage entre les trois dimensions, fait également obstacle à la forclusion du point, qui est en même temps celle du sujet, telle qu’elle est à l’œuvre dans la science, ainsi que nous l’avons vu. Cette écriture préserve ce qui fait l’originalité et la spécificité de la découverte freudienne : la mise en place s’un savoir inconscient sur la jouissance, par la répétition signifiante et la perte première qu’elle induit,  mais elle lui donne, dès lors que cette écriture établit l’espace lacanien comme espace de la jouissance, une extension qui permet de s’orienter dans la clinique qui, comme nous aurons l’occasion de le voir, je pense, au cours de ces journées, se fonde aujourd’hui, sur un ensemble de jouissances substitutives à cette jouissance perdue, mais, et c’est là ce qui est nouveau, le plus souvent, hors discours, hors lien social.

À la fin du séminaire Encore que nous avons étudié l’an dernier, Lacan nous dit ceci, je cite : « L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense comme l’explique pourtant ce qu’on en dit, ceci dans la science traditionnelle, l’inconscient c’est… après avoir dit ce que ça n’est pas, je dis ce que c’est, c’est que l’être en parlant, quand c’est un être qui parle, c’est que l’être en parlant, jouisse. Et j’ajoute : ne veuille rien… rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire ne rien en savoir du tout ». Gageons que l’étude de ce séminaire ainsi que celle de ceux qui le suivront, permettra de lever une partie de ce voile obscurantiste et de réordonner autrement notre savoir sur la jouissance, le savoir de la langue, ainsi que le fit Lacan avec le titre de ce séminaire : Les non-dupes errent. Ce qui revient à mettre à l’épreuve les conséquences d’une reconnaissance de l’espace lacanien borroméen qui nous capture, dont nous pourrions accepter d’être la dupe, à condition de le soutenir, comme le fit Lacan, de son dire. Avec la nouvelle définition du point, c’est-à-dire du sujet et du temps, qu’un tel espace implique. Je vous remercie.