Pour la dernière séance de cette année, je dirais qu’il ne s’agit finalement pas tellement d’être d’accord ou pas d’accord, car, si nous lisons les derniers séminaires de Lacan, que ce soit L’Insu ou Le moment de conclure[1] sur lesquels je vais m’appuyer aujourd’hui, nous trouvons beaucoup de brèches. J’avais une question à poser, aussi bien à Roland qu’à Bernard, et qu’à vous tous, concernant la lettre et le signifiant ; on n’a pas résolu du tout la question de leur relation, elle est d’ailleurs à chaque niveau de théorisation de Lacan, un peu différente. Ainsi, à partir du rêve le rêve, dans Le moment de conclure, Lacan nous dit : « Un rêve on le fait, on ne sait pas pourquoi ni comment, et il devient lisible après coup ». C’est du lisible qu’on déduit qu’il y a une écriture ; c’est dire que la lettre n’est pas première. C’est là qu’il y a quelque chose de difficile, d’important, on suppose quelque chose de premier, et en fait ce n’est pas premier, sauf pour d’autres pensées, comme celle de Dérida par exemple, mais il y a du lisible.
Ce n’est pas facile à comprendre, qu’il y ait du lisible sans supposer par facilité conceptuelle l’antériorité de la lettre. C’est toujours en face de quelque chose de non imaginable que nous met Lacan, ce qui permet un certain type de bouclage.
Je vous avais annoncé un questionnement sur la suggestion. Aujourd’hui je parlerais en termes de trajets de la suggestion, en partant de la position de l’analyste, qui en aucun cas ne doit se servir de la suggestion, puis de ce temps du Moment de conclure où Lacan dit ‘L’analyste est un rhéteur et il se sert de la suggestion’. Oui, mais de laquelle ? Il ne s’agit pas du tout du même rapport à la suggestion.
Dans les premiers moments de son enseignement, ce qui est dénoncé, c’est une énonciation qui userait de la suggestion sur les contenus ; tandis qu’il me semble que dans Le moment de conclure, Lacan, en faisant de multiples trajets dans les relations qui unissent et différencient le réel, le symbolique et l’imaginaire, parle de la suggestion de l’un à l’autre nœud, dans le nœud borroméen.
Je partirai de ce que m’avaient dit plusieurs personnes qui étaient en contrôle, et qui me disaient, à propos de tel ou tel de leurs patients, leur impression de confusion. Nous avons parfois, nous aussi, l’impression d’une immersion de l’analyste dans une suite de mots – il ne s’agit pas d’un discours – qui ressemble à un rêve ; en l’occurrence ce rêve ressemblerait plutôt à un cauchemar.
Et l’analyste venant me trouver se dit « emporté dans le fleuve, le patient ou la patiente emportés eux-mêmes dans leurs manipulations de l’analyste, car c’est tout de même plein de jouissance d’égarer un peu l’analyste, mais vite dépassés par cette volonté d’égarer ».
Alors qu’est ce que cela veut dire ? En général on va demander un contrôle auprès d’un autre analyste quand on n’entend plus rien d’un cas et que rien ne se dégage de la masse phonique, pas seulement pour des questions de diagnostic, mais aussi pour la conduite de la cure à ce moment-là.
Et alors je voudrais vous parler de ces moments pour lesquels on m’a consultée, par exemple, où la parole d’un patient passe d’un rêve à un autre, ou à un récit, ou à un souvenir, où on perd le fil, et où, pour peu qu’on ait quitté un peu l’attention vigilante qu’on nous déconseille d’ailleurs, on ne sait plus ce qui est du rêve, ou ce qui est de la réalité, du souvenir, etc. ; cela nous est arrivé à tous. Freud certes nous enseigne que le rêve et les associations du rêve font partie du rêve, il semblerait que ce soit bien cadré : je ferais un rêve, et puis après on ferait des associations ; là, on serait bien tranquille même si Freud nous avertit que ce tissu d’association fait partie du rêve, mais comment ? Mais il y a des choses moins nettes, quand les choses se suivent, et qu’on ne sait plus s’il s’agit du rêve, ou d’un souvenir, d’ailleurs ; ce qui laisse supposer que le souvenir est traité comme le rêve, comme d’ailleurs, Freud le relève, dans le cas des souvenirs-écrans, ce qui leur donne un pouvoir sidérant. Et c’est là qu’on peut se demander où cela doit s’arrêter. Certainement pas sur une sidération. C’était une phrase que tu avais rapportée, Bernard, dans Le moment de conclure: où doit-on s’arrêter dans l’interprétation d’un rêve ? Il ne s’agit pas seulement de prudence, mais d’une question sur quelque chose de consubstantiel au rêve.
A partir de là, où situer la parole de l’analyste ? Est-ce qu’il rêve, lui aussi ? Lacan aurait tendance à dire oui, d’ailleurs.
Parfois certains analystes qui étaient venus me consulter étaient à proprement parler sidérés. Au point qu’ils se demandaient si leurs patients étaient psychotique ou pas, alors que ce n’était pas pertinent semblait-il, car il s’agissait d’un ensemble de paroles très oniriques de névrosés. « On ne sait pas ce qu’il a dit », « Ce n’est pas de la plainte », parce que la plainte c’est tout de même très commode, car elle vectorise les paroles en demandes. Mais cela peut faire aussi rideau de séduction, ce tissu de rêves ou de paroles à la manière des rêves, un torrent de rhétorique fleurie sans limites, pas délirant pour autant, emportant l’autre comme dans un rêve, englobant l’autre. Et cela peut être déclenché comme le mur qui peut immobiliser le travail analytique dans l’amour de transfert. C’est assez fréquent.
Alors, si l’on se trouve emporté par exemple dans le rêve d’un patient, de quoi est faite cette suggestion ?
J’avais fait remarquer, dans le dernier séminaire où j’avais parlé, à propos du roman de Jensen repris par Freud (La Gradiva de Jensen), que les signifiants dans le rêve me semblaient être sans anticipation. Et ils étaient sidérants aussi de cela. mais dans le roman de Jensen, ils étaient particulièrement ‘gelés’ ; ce qui pose la question d’une suggestion qui aboutit à la sidération, à cause du manque d’anticipation de ces signifiants dans le rêve. L’anticipation, fondatrice de ce qui permet à un signifiant de pouvoir faire sens, n’est reprise que par le récit du rêve, adressé à l’analyste, et qui se bouclera par un après coup.
Or Lacan, dans Le moment de conclure, page 34 de notre édition, nous dit, nous en avons beaucoup parlé déjà, « L’inconscient, c’est ça, c’est qu’on a appris à parler, et que de ce fait on s’est laissé par le langage suggérer toutes sortes de choses ».
Voilà quelques phrases que je voudrais vous commenter : la suggestion se déplace, vers un lieu qui semble plus exact. Il y a bien de la suggestion dans le récit d’un rêve, mais l’inconscient c’est ça, -ce n’est pas « le » ça- l’inconscient c’est ça, c’est qu’on a appris à parler, alors comment ? avec des bribes de signifiants qui se sont inscrites, et qu’on « s’est laissé par le langage suggérer toutes sortes de choses ». C’est-à-dire que le rapport entre le langage et le réel est, j’allais dire, un non-rapport. C’est-à-dire qu’il y a ce « on s’est laissé suggérer toutes sortes de choses ».
Page 35, il dit aussi dans la même veine : « Nous avons la suggestion que le réel ne cesse pas de s’écrire ; c’est bien par l’écriture que se produit le forçage ». Voilà quelque chose aussi qui touche d’une manière très incisive au statut de la lettre…
Bernard Vandermersch – Ne cesse pas de s’écrire.
C. L. – Exactement. Il avait dit le contraire dans le séminaire Encore. J’avais parlé au dernier séminaire d’été à propos de Ou pire, du forçage de l’écriture, le réel c’est ce qui ne peut pas s’inscrire, en particulier du rapport sexuel, mais on l’écrit tout de même.
C’est à partir de Ou pire, que nous pouvons avancer cela. C’est assez difficile, mais cela pourrait arrêter les rengaines faciles sur le non-rapport sexuel. Dire que « nous avons la suggestion », signifie que ce n’est ni une certitude, ni une hypothèse. Qu’est- ce donc que cette suggestion? C’est peut-être une sorte d’impératif imaginaire à ce que le réel ne cesse pas de s’écrire, avec aussi le jeu de mot sur ‘ne cesse pas’, c’est-à-dire nécessaire.
B. V. – C’est-à-dire que le réel est stable.
C. L. – Nous avons la suggestion, c’est-à-dire qu’il doit s’écrire. C’est-à-dire que nous empiétons sur lui sans cesse, nous forçons. C’est comme cela que je le vois.
B. V. – Dans une action continue, on ne cesse pas de l’écrire, dans une activité progressante.
C. L. – Je ne sais pas si on peut parler en termes de progression. Mais, sur ce réel, nous disons que c’est impossible de l’écrire, mais que c’est cela le désir aussi, un désir où nous ne cessons d’écrire. Lacan n’a cessé de le faire, et pour dire cela, il s’appuie surtout sur la science, sur l’écriture mathématique. Cela vaut-il pour toute écriture qui atteigne cette radicalité ?
Et c’est là dessus qu’il dit, page 35 aussi, « Le rêve comme le lapsus », il les joint d’ailleurs, « se définissent par le lisible ». Et c’est là qu’il y avait la phrase que je vous ai citée au début de mon exposé, « Un rêve on le fait, on ne sait pas pourquoi ni comment, et puis après coup, non pas ‘on le lit’, mais ‘ça se lit’ ». Et c’est ce que tu rappelais, Bernard, il s’agit pour l’analyste de lire Autrement, avec un grand A, c’est-à-dire de faire passer cela par l’Autre. Et Autrement, dit encore Lacan, désigne un manque. Ce n’est pas si simple.
Donc nous avons appris à parler, et on s’est laissé suggérer par le langage toutes sortes de choses, moments de suggestions que nous « avons », devant lesquels nous sommes passifs. On s’est laissé suggérer, nous « avons » la suggestion que le réel ne cesse pas de s’écrire.
Quant à l’imaginaire, page 121 du Moment de conclure, il dit ceci « Dans les nœuds, ce qui est important, c’est qu’il faut aussi de l’étoffe ». D’ailleurs pour toute coupure, pour toute chirurgie, il faut de l’étoffe. « Il faut que l’étoffe, nous l’imaginions, et cela nous suggère », ce que nous essayons d’imaginer, « et cela nous suggère qu’il y a quelque chose de premier dans le fait qu’il y a des tissus. »
« Le tissu, » continue-t-il, « est particulièrement lié à l’imagination, au point que j’avancerai que un tissu, son support, c’est à proprement parler ce que j’ai, à l’instant, appelé l’imaginaire ».
La page suivante, il nous dit ceci : «Le réel, c’est le tissu, comment l’imaginer ? Et ce qui est intéressant, c’est la béance entre l’imaginaire et le réel, que nous ressentons comme une inhibition à imaginer ».
Donc, le cercle est bouclé des différents points de suggestion que nous avons, ce n’est pas nous qui fomentons une suggestion, vous voyez, c’est une autre façon de penser la suggestion, ce qui n’est pas un terme précis ; qu’est ce que c’est, la suggestion ?, c’est le pressentiment, qu’est ce que c’est ? je ne sais pas bien.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est ce point : que l’étoffe, il faut que nous l’imaginions, c’est cette imagination nécessaire d’un tissu, d’une étoffe, c’est-à-dire le nœud. Or nous avons beaucoup de mal à l’imaginer. Et finalement, le tissu, c’est le réel. On se posait la question du réel du rêve, le réel du rêve, c’est le tissu, c’est tout le tricot, toutes les tresses, etc.
Intervention de la salle – Est-ce que ça veut dire que c’est déjà là ?
C. L. – C’est toute la question. Parce que vous voyez que Lacan, comme toujours inscrit un parcours en boucles, nous devons imaginer le tissu, et c’est cette imagination qui nous fait penser que le tissu est premier. C’est-à-dire que là il nous marque tout à fait qu’on ne peut penser le réel qu’en l’imaginant, en anticipant ce que cela pourrait être ; cela ne veut pas dire que le réel n’existe pas et qu’il ne soit pas ce tissu difficile à imaginer, presque impossible à imaginer, puisqu’il pose là une béance entre l’imaginaire et le réel.
B. V. – Cela rejoint un peu ce qu’on disait d’un réel qui au départ est ce qui se colonise par la symbolisation, pour devenir un réel qui est l’effet même de la symbolisation (C. L. – Mais pas de n’importe laquelle) mais ce qu’il apporte là de nouveau, c’est la dimension nécessaire de l’imaginaire pour le penser (ce réel) comme d’avant, alors qu’il est probablement le produit de cette symbolisation… C’est ça qui est assez compliqué.
C. L. – Oui, mais c’est tout simplement…, j’avais expliqué à Nice, il y a très longtemps, à propos du Moment de conclure, que Lacan dans la construction de son texte même, nous fait circuler dans le nœud. C’est très juste : il y a un circuit qui n’est pas un cercle vicieux, c’est un trajet, c’est pour cela que je proposais en titre le terme de trajets. L’imaginaire est suggéré par le symbolique, l’imaginaire est nécessaire dans sa difficulté, dans ses achoppements, pour penser qu’il y a du tissu.
Alors, comment fonctionne l’analyste, c’est très intéressant. Lacan dit ceci page 14 du Moment de conclure, « L’inconscient, dit-on, ne connaît pas la contradiction, c’est bien en quoi il faut que l’analyste opère par quelque chose qui ne fasse pas fondement sur la contradiction. Il n’est pas dit que ce dont il s’agisse soit vrai ou faux. Ce qui fait le vrai et ce qui fait le faux, c’est ce qu’on appelle le poids de l’analyste et c’est en cela que je dis qu’il est rhéteur. » Ce qui compte, c’est le poids de l’analyste. Quoi de plus neutre que cette fonction de peser ? Lacan explicite ainsi cette nouvelle position, radicale, d’une suggestion fondée cette fois-ci non pas sur quelque consistance, mais sur la position d’une ek-sistence : « La logique ne se supporte que de peu de choses. Si nous ne croyons pas d’une façon en somme gratuite que les mots font les choses, la logique n’a pas de raison d’être. Ce que j’ai appelé le rhéteur qu’il y a dans l’analyse – c’est l’analyste dont il s’agit – le rhéteur n’opère que par suggestion. Il suggère, c’est le propre du rhéteur, il n’impose d’aucune façon quelque chose qui aurait consistance et c’est même pour cela que j’ai désigné de l’ex ce qui se supporte, ce qui ne se supporte que d’ex-sister. »
C’est cela, le ressort de cette suggestion radicale, qui nous échappe presque, où Lacan, pose l’importance de ce qui ne se supporte que de « l’ek-sister ». Et c’est aussitôt après qu’il émet l’idée d’un réveil qui serait à proprement parler impensable.
Nous sommes loin du premier sens de la suggestion qui signifiait tout un ensemble de manœuvres pour prendre un pouvoir. Ici, il s’agit d’une suggestion qui nous dépasse et dont l’effet nous pousse à tenter d’écrire un réel.
Alors j’avais eu envie pour éclairer cela…, mais de quoi s’agit-il? Je dirais qu’il s’agit d’une suggestion nue, c’est à dire sans contenu ; de toucher ce que des trois nœuds, réel, symbolique, imaginaire, engage de relations avec l’Autre. Mais cela ne conduit – c’est pour cela que je disais l’idée d’une suggestion nue-, cela ne conduit qu’à la limite, limite qui est, dit Lacan, l’inhibition à imaginer le réel. C’est là que toujours nous éprouvons la béance entre le réel, le symbolique, et l’imaginaire.
Alors pour les cas de contrôles dont je parlais, et qui d’ailleurs de façon très amusante, réussissaient à me mettre moi-même dans le flot onirique des paroles, et de l’analyste et du patient, je recommandais d’écrire, en tout cas, pourquoi ? Pour essayer, en fait l’analyse ce n’est pas autre chose, de faire lire le patient en passant par notre poids.
C’est une manière de préciser ce qu’il en est de l’adresse. C’est-à-dire, quand on parle d’adresse, que ce soit pour le rêve ou pour tout le discours d’un patient, on a trop souvent l’idée d’une intentionnalité fléchée ; alors que ce que nous fait entendre Lacan, c’est que l’adresse, c’est un détour par quelque chose de l’analyste.
De quoi se servent de nous nos patients pour parler ? Nous serions bien en peine de le dire à tout coup. Lacan jouait du regard, de la voix, de la présence, de l’opacité du corps, de la pesée, de toutes sortes de choses, mais on doit permettre ce détour, c’est cela l’adresse, ce n’est pas une intentionnalité.
Lorsque Lacan parle du poids de l’analyste par quoi doit passer la parole d’un patient, c’est aussi pour laisser de côté l’idée d’une opposition entre une vérité et une fausseté, c’est d’un autre ordre. Que certains mots utilisent ce poids pour une façon de passer, pour un passage, c’est ce que nous devons faire. Le poids qui pourra faire lire autrement, c’est à dire le poids qui délimite une place, sans qu’on en ait la nature, une place qui ek-siste.
Vous savez que ce texte du Moment de conclure est aussi un texte qui parle de la passe. Donc il ne s’agit pas d’une suggestion de sens et de contenu, il s’agit de quelque chose comme le poids, qui est une sorte de matérialisation éphémère d’une suggestion qui ek-siste au sujet, une sorte de façon de porter, de soutenir, non pas le patient, mais la place de ce qui va faire que le symbolique suggère toutes sortes de choses.
Et j’ai eu l’idée pour vous faire entendre cela, de m’appuyer sur une nouvelle japonaise d’un écrivain très connu. Il est né en 1949 je crois, assez contemporain, Haruki Murakami[2]. Il a été le traducteur de Scott Fitzgerald, connaît très bien la littérature occidentale, et lorsqu’il parle du rêve, c’est tout à fait autrement et cela n’est pas dû à des mythologies ou des inspirations religieuses autres. Et je voulais vous parler de cela parce que d’abord, ces nouvelles traitent le rêve d’une manière très différente de ce que je vous ai développé à propos du roman de Jensen, car il s’agit ici d’une manière très intéressante de juxtaposer les récits de rêves et de poser le récit tout court. C’est à dire qu’il y a là quelque chose qui est beaucoup plus profond qu’un jeu gratuit pour faire des effets, mais en aucun cas par exemple il y a des commentaires sur le rêve, alors que Freud fait des commentaires sur le rêve même si cela conduit à l’analyse du rêve, en rupture avec tout commentaire. Or ici il y a une manière plus lacanienne.
Intervention de la salle – J’ai lu quelque chose que je n’ai pas l’habitude de lire, les bandes dessinées. J’ai lu une bande dessinée absolument extraordinaire d’un Murakami, je me demandais si c’était le même, parce que c’est tout à fait…
C. L. – Non, c’est un nom répandu.
Intervention de la salle. Ce n’est pas le même ! Qui est composé justement de ce que tu dis d’un récit, (C. L. – Voilà !) c’est tout à fait intéressant
C. L. – C’est à dire que c’est cette juxtaposition dont je vous parle à propos des analystes embarrassés dans un contrôle, par de semblables juxtapositions oniriques de mots.
Roland Chemama – Quel est le titre du recueil ?
C. L. – Le recueil, a pour titre Saules aveugles, femme endormie, c’est le titre de la première nouvelle ; je vais vous parler de la nouvelle intitulée Le couteau de chasse.
Le couteau de chasse que vous lirez, c’est un cadeau de vacances de vous donner une telle chose à lire. Pourquoi ? Parce qu’il y a, je crois, dans cette nouvelle, des idées sur ce que c’est qu’une coupure, sur la limitation même de la problématique de la coupure, qui sont tout à fait intéressantes et que je ne maîtrise pas tout à fait, bien entendu.
Et c’est quelque chose qui fait vraiment dans ce type d’écriture penser à un tissu, à un nœud entre symbolique, imaginaire, et réel, ils sont assez juxtaposés, mais pas mis en continuité vraiment, ni non plus en position d’oracle ou d’exemplarité, mais les rêves sont mis à égalité avec le récit.
Cela commence comme un banal récit de vacances, dans un hôtel où celui qui dit « je », le narrateur, est en vacances avec sa femme ; dans le même hôtel, il y a un jeune infirme dans une chaise roulante, gouverné par sa mère ; deux américains. Et un soir, le narrateur raconte ceci, à la page 137 :
« Je n’avais pas sommeil, c’était comme si pour moi le sommeil n’avait jamais existé. Je me sentais l’esprit parfaitement clair et vif. Le silence était total. Pas de vent. Aucun cri d’oiseau de nuit, aucune stridulation d’insecte »… etc.
Donc le sommeil était quasi annulé, laissant un état de sensibilité extrême à tout le reste alentour.
Il aperçoit le jeune malade dans sa chaise roulante, qui était là devant la mer, et le malade explique qu’il appartient à une famille riche, qui s’active beaucoup, et que lui, dans le fond, handicapé dans sa chaise roulante, il « reste là sans rien faire de spécial », il faut bien, dit-il, qu’il compense l’excès d’activité sans doute, l’excès de veille des autres, et ainsi, lui, il ne fait rien.
Et il dit ceci, ce jeune malade, il passe d’hôtel en hôtel comme dans une espèce de vacance, au sens étymologique du terme de vacance, c’est-à-dire de vide :
« Du coup, je me sens comme la pluie », dit le jeune handicapé, « il faut qu’elle tombe un jour ici, un jour ailleurs ; voilà, c’est ça, ma mère et moi, nous sommes comme la pluie ».
Il y a une espèce de dé-subjectivation là, qui est intéressante.
Et il dit ceci :
« Savez-vous comment Claude Debussy a résumé sa pensée, alors qu’il composait un opéra qui semblait aboutir à une impasse? ‘Je passe ma vie à chercher le rien que cette œuvre crée’ ; moi, ma tâche c’est de créer le vide, le rien. »
C’est tout à fait pertinent avec ce dont nous parlions : un forçage de l’écriture sur le réel !
Alors il y a un minimum, un minimum, d’histoire dans cette nouvelle, le jeune malade dit au narrateur qui s’était approché de lui, qu’il avait un secret, il avait acheté par correspondance un couteau, un couteau de chasse
Et le romancier dit ceci de ce couteau :
« Il possédait vraiment une densité très particulière, comme s’il s’était agi d’une créature vivante douée de sa volonté propre ».
Et aussi, il fait jouer le couteau dans sa paume :
« La manière dont sa pesanteur s’accordait bien avec ma paume ».
Voilà, c’est-à-dire, très peu de dialogues entre les deux personnages, mais un objet, pas n’importe lequel.
Et voici que le jeune handicapé, ayant fait soupeser l’objet par le narrateur, lui dit :
« J’aimerais vous demander une faveur,… Accepteriez-vous de couper quelque chose avec ce couteau ? »
« Quoi, par exemple ? »
« Ce que vous voulez. Coupez quelque chose dans ce qui se trouve autour de nous. Moi, je passe ma vie dans ce fauteuil roulant, et ce que je peux couper moi-même est très limité… »
« Je ne voyais pas vraiment de raison de refuser. Je repris le couteau et pratiquai plusieurs entailles dans le tronc d’un cocotier. Puis incisai en diagonale les fragments d’écorce. Ensuite je ramassai un des panneaux en polystyrène, à côté de la piscine, et le sectionnai en deux… » etc.
Il y a une très belle image qui vient alors :
« Comme le jeune homme l’avait fait, je visai la lune avec la lame et gardai mon regard fixé dessus. Sous les lumières de la nuit, on aurait dit la tige d’une monstrueuse plante, perçant tout juste la surface du sol, une chose en quelque sorte qui relierait le « rien » et « l’excès ».
« Essayez de couper d’autres objets »
Le narrateur se mit à couper beaucoup, beaucoup de choses.
Ce qui est le plus intéressant, (page 148), c’est que, sans transition, le jeune handicapé lui dit ceci :
« Je fais parfois ce rêve, dit le jeune homme dans son fauteuil roulant. Il y a un couteau planté de travers dans la partie souple de ma tête, là où résident les souvenirs. Il est enfoncé profondément à l’intérieur. Cela ne me fait pas spécialement mal. Je n’en sens pas le poids non plus. Simplement il est là, planté dans ma tête. Je me tiens à part, et j’observe la scène comme s’il s’agissait de quelque d’autre. J’aimerais que quelqu’un retire ce couteau. Mais personne ne sait que j’ai un couteau fiché dans le cerveau. Je voudrais pouvoir l’enlever moi-même mais je ne parviens pas à ce que mes mains atteignent l’intérieur de ma tête. C’est extrêmement bizarre, j’ai pu me poignarder mais je suis incapable de retirer le couteau. Ensuite tout commence à disparaître, moi aussi, je me mets à m’estomper. A la fin, il ne reste que le couteau. Le couteau est là jusqu’au bout, comme les os d’un animal préhistorique sur une plage. Voilà mon rêve ».
Et la nouvelle s’arrête là.
Ce n’est pas tellement le contenu du rêve qui m’intéresse, vous le sentez, c’est le fait que la nouvelle s’arrête là. De quoi s’agit-il ? L’objet. S’agit-il vraiment de trancher ? Ou par le rêve, de trouer ? Lacan dans Le moment de conclure oppose la coupure et le trouage. Ou par le rêve, de trouer d’une certaine manière le récit.
S’agit-il de s’apercevoir que le récit est une tresse, et que le couteau n’est jamais que réduit à son poids, n’est jamais que ce autour de quoi tournent les mots, le sujet ayant disparu ?
C’est curieux pour un occidental de terminer une nouvelle par un rêve, comme ça aussi brutalement, sans commentaire. Et où l’important n’est pas le rébus que pourrait constituer le rêve, mais quelque chose comme l’inhibition à imaginer le tissu, alors que la coupure est sans cesse répétée par le récit, comme une coupure inefficace.
Il y a là quelque chose qui est laissé en plan, et qui je dois dire, puisque aujourd’hui nous racontons nos rêves, a suscité un rêve chez moi, après avoir lu cette nouvelle et en avoir ressenti surtout l’interruption brutale. Je ne peux pas vous le raconter en entier, d’ailleurs c’est un rêve qui a très peu de contenu, c’est presque formel, c’est un rêve où un interlocuteur tout d’un coup manque.
C’est-à-dire que d’arrêter, c’est cela mon rêve, cela laisse un champ où l’interlocuteur tout d’un coup manque. D’arrêter une nouvelle par un rêve, cela nous laisse en plan, vous l’entendez bien. Et c’est très intéressant d’être laissé en plan à la fin de son analyse, par exemple. C’est là où l’interlocuteur manque tout d’un coup. Ce qui vectorise un récit, un rêve, tout d’un coup ça manque.
Qu’est ce qui apparaît là ? Eh bien, ce qui apparaît là, c’est justement ce que Lacan nous enseigne. Alors tout d’un coup on est laissé en plan, et ce qui apparaît, c’est ce trajet de la suggestion entre symbolique, imaginaire et réel, et ces choses qui se réduisent à la suggestion à laquelle nous sommes soumis dès lors que nous parlons.
C’est-à-dire que c’est vraiment dans ce Moment de conclure quelque chose qui parle de la fin de l’analyse, et pas seulement de la fin de son enseignement. J’ai compris ça parce que, évidement j’ai fait ce rêve où l’autre n’était plus là, il ne restait que le texte en tant que tissu, et c’est cette absence qui permet de présenter le tissu, justement ; il n’y a plus que ça, c’est-à-dire le tissu qu’on a constitué dans son analyse, par exemple. Et alors ce qui nous reste, c’est cette béance entre l’imaginaire et le réel, notre inhibition à imaginer le tissu que nous concluons être le réel en fin de compte, et c’est tout ce qui nous reste quand manque le support de l’adresse.
Voilà, me semble-t-il, ce qui est si bien marqué dans cette nouvelle.
A la fin de l’analyse, il reste sans doute un tissu de mots qui ont été lestés d’un poids qui a permis des effets de sens. Ce qui reste aussi, c’est l’idée d’un fonctionnement du symbolique, de l’imaginaire et du réel, différent pour chacun, et un tissu de mots qui s’est finalement déplacé, qui s’est déplacé de la suggestion d’un sens, à une plus radicale conception de la suggestion, celle qui incite à traduire selon l’ek-sistence la béance entre l’imaginaire et le réel, et qui est le lieu d’un forçage par l’écriture.
Cette réduction au tissu qui est difficile, il est nécessaire pourtant de l’imaginer.
Voilà ce que je voulais vous dire.
Discussion.
R. C. – C’est très bien comme moment de conclure pour nous, puisque effectivement, c’est notre moment de conclure.
J’en reviens à la question de la fin de l’analyse, et d’une certaine façon à une dimension de laisser en plan, dont tu as parlé à la fin de l’analyse, je ne sais pas si on l’avait déjà dit comme ça, mais ça me parait assez juste, et curieusement ça m’a fait penser au fait que notre Association vient d’un moment de ce genre.
C’est à dire que si vous prenez le premier numéro du Discours Psychanalytique, avant même qu’il y ait notre Association, ce qui avait mené à notre Association, vous trouvez un éditorial de Charles Melman qui part du laissés en plan où nous étions. C’est à dire du fait qu’il y avait eu une double, ou une triple mort de Jacques Lacan.
A l’époque, il était déjà décédé, ce n’est pas seulement ça, mais c’est que les derniers mois de sa vie il n’était plus lui-même, et qu’en plus, dans cet état là, il avait été utilisé, il faut le dire comme ça ; c’est-à-dire que l’éditorial de Melman commençait par le fait, il faudrait rappeler les paroles exactes, « Seuls désormais vous êtes obligés de poursuivre », on se retourne vers lui, mais voilà, et c’est ça au fond, la fin de l’analyse.
Alors il faut un certain nombre de tours, et de façons d’éprouver pour qu’à un moment donné ce soit acceptable, parce que ce n’est pas forcément acceptable de se dire que désormais, il faudra poursuivre seul.
Alors vraiment, tu termines sur un point qui est essentiel pour nous. Je crois que c’est comme ça qu’il faut effectivement comprendre ce que tu as dit de la suggestion (C. L. – Ça n’appartient pas ni à la vérité ni..), tu as nié que la suggestion avait rapport avec la consistance.
C’est vrai ! d’une certaine façon il y a chez l’analysant une sorte d’appel à ce que l’analyste aille dans le sens d’une suggestion marquant une consistance, c’est à dire marquant que ça ne doit pas se contredire, qu’il ne doit pas y avoir de trou, qu’il n’y a rien qui doive ek-sister, à sortir de ce qui serait mis en place par une suggestion marquant une consistance.
Et j’avais l’impression que tu disais que l’analyse, en ce sens, était une sorte de contre suggestion, enfin une suggestion qui allait contre l’effet généralement attendu d’une suggestion. Ce qui est généralement attendu, c’est que les choses prennent sens, dans un sens univoque, tout sens tend vers l’univocité, et que là, tu marques plutôt que c’est une suggestion qui rétablit de la béance, tu finis par le terme de béance.
C. L. – De l’ek-sistence
R.C. – Ou de l’ek-sistence. Tu as aussi introduit le terme de béance.
C. L. – Il y a aussi une question qui est aussi celle que tu posais, Bernard, sur l’ombilic du rêve, c’est-à-dire est-ce que l’ombilic du rêve est situé, comme Lacan le situe dans Le moment de conclure, sur cette béance entre l’imaginaire et le réel, on pourrait en tout cas penser cela, c’est-à-dire ce que nous éprouvons comme inhibition à imaginer le tissu. Cela sort-il effectivement de cette brèche ? C’est la question que tu posais, mais je ne suis pas intervenue après ton exposé parce que je me posais la question. Là, cette béance là, sur quoi terminent les pages de Lacan, est-ce qu’on peut le penser comme ça ?
B. V. – Il y a une ambiguïté même sur ce qui reste de suggestion, au niveau du terme d’ek-sistence : j’entendais ek-sistence, au niveau même de l’ek-sistence de chacun des registres l’un par rapport à l’autre (C. L. – Tout à fait) Mais il y a aussi l’existence du tissu, qui noue.
C. L. – C’est la même chose
B. V. – C’est la même chose, enfin…
C. L. – S’il n’y a pas d’ek-sistence entre les ronds, il n’y a pas de nœud possible.
R. C. – (pas audible 5039)
B. V. – Autrement dit, il y a ce moment obligé, logiquement, de se concevoir comme perdu, entre trois consistances dénouées, pour pouvoir penser le nouage. Autrement dit, il y a un moment d’imaginaire « laissé en plan » pour pouvoir penser que ça n’ek-siste que d’un nouage qui, après tout, est contingent peut-être : la contingence du sujet. Je ne sais pas si on peut le penser comme ça.
C. L. – Il y a par exemple dans cet ensemble de nouvelles japonaises, une très puissante réflexion sur la contingence. C’est l’un des intérêts de ces textes non occidentaux mais très avertis de l’Occident, et même de l’analyse, me semble-t-il.
B. V. – Oui, ces textes permettent de questionner ce que nous ne pouvons pas questionner par le fait d’être suggestionnés depuis trop longtemps par un type de pensée.
Intervention de la salle – Elle est très bien la nouvelle, l’utilisation que vous en avez faite, mais au fond, on pourrait entendre, ce que vous en avez fait comme ça, que la fin de l’analyse, c’est quand un rêve s’arrête, c’est la fin de la nouvelle.
C. L. – Non pas quand le rêve s’arrête, mais quand quelque chose nous apparaît de ce nœud, et que ce n’est qu’un tissu entre autres. Oui.
Intervention de la salle – La nouvelle s’arrête sur un rêve. (C. L. – Oui) Et c’est ça qui est étrange, ce que vous avez souligné qui était particulièrement intéressant
C. L. – C’est à dire nous autres, occidentaux, « occidentés », dit Lacan, nous commentons, nous commentons…
R. C. – Le vide, nous savons bien que c’est au Japon qu’en Chine, il est beaucoup plus perçu.
Intervention de la salle – Nous mettons du plein, du signifiant, du signifiant ; et moi, ça m’a fait penser à une patiente qui en a assez depuis si longtemps d’être en analyse, et elle dit « pour moi, tous ces mots, tous ces mots, je n’en peux plus », et elle est très intéressée par tout ce qui est étoiles, soleils ; et elle dit, pour moi maintenant je crois qu’il faut l’entendre bien, «C’est que le scintillement des étoiles, qu’on voit comme ça et qui nous éblouit, ça nous vient de si loin, alors que déjà ces planètes sont mortes ».
Je crois que c’est assez beau justement la question du signifiant qui nous séduit, ça pourrait durer, ça vient de très loin, mais c’est mort, en fait. Je crois qu’il y a quelque chose que vous avez soulignée comme ça.
C. L. – Je me suis servie de ça aussi, c’est mon goût pour la littérature de l’Extrême Orient ; mais aussi Lacan dans les derniers séminaires parlait beaucoup, souvenez vous, Litturaterre, son retour du Japon, et cet horizon, c’est ça.
Nous avons fait des journées sur l’écriture, au Japon, il y a un rapport à la lettre qui n’est pas le même que le nôtre, qui peut nous faire un peu bouger. Cela ne veut pas dire qu’il faille adopter quelque chose dans quoi nous n’avons pas été bercés, mais quitter le bercement par exemple.
R.C. – Ca me paraît assez joli.
Intervention de la salle – Ce que vous avez dit m’a évoqué toute une tradition de la nouvelle qui a évolué, et nous allons vers des nouvelles qui sont de plus en plus courtes. Ça me fait aussi penser au Haiku, comme si c’était juste la trace d’une coupure, et puis le fait que la nouvelle s’arrête sur le rêve, je réfléchissais à la lecture, et je me dis que la coupure, dans la lecture, c’est situé juste avant de commencer à lire.
C. L. – Je ne sais pas, c’est une vraie question, je différencierais tout à fait le Haiku de la nouvelle.
Même intervenant de la salle – (Très difficilement audible) Dans l’histoire de la littérature il y a effectivement ces nouvelles qui se raccourcissent de plus en plus, ils sont même allés jusqu’à dire le Haiku était une nouvelle en soi.
C. L. – C’est très intéressant, on reprendra cela l’an prochain, mais par exemple, dans les nouvelles occidentales les plus belles, par exemple celles de Maupassant, il y a toujours ce qu’on appelle en critique littéraire, la chute, qui résume, qui reprend, etc., et là, pas du tout. C’est très différent.