Pour commencer, je voudrais vous proposer quelques lignes de Henri Maldiney. Il se trouve que la préparation de cet exposé s’est mêlé à la lecture d’un recueil de ses textes intitulé » Regard, parole, espace « 1
Nous devons à Jean Oury en visite ici, à Reims, l’année dernière dans le cadre des journées de La C.R.I.E.E. d’avoir contribué à faire connaître H. Maldiney à un public plus large. Son livre: » Création et schizophrénie « 2 – qui est une transcription de son séminaire – se termine par un entretien avec Maldiney à Beaubourg en 1988.
Voici donc ce passage, qui a le mérite entre autres de mettre en oeuvre une métaphore très simple. Ça se passe en voiture donc en » conduite intérieure » et au-delà de la surface magique de la vitre, tout est signe. » Avez-vous remarqué que seuls les enfants – qui n’ont pas encore perdu, eux, le sens biologique du monde – regardent vraiment par la vitre en oubliant qu’ils sont dans une boîte capitonnée ? Un enfant à la fenêtre s’y écrase le visage comme pour nier la limite séparatrice et passer (ce qui arrive parfois) dans le paysage. Et je ne sais pas de plus beau symbole de la découverte du monde, que ces pages d’un roman par ailleurs quelconque (Anthony Adverse de H. Allen) – où l’on voit un enfant, qui n’a jamais franchi la clôture du monastère où il a été abandonné, grimper dans le grand arbre planté au milieu du cloître pour y poursuivre un oiseau – et là, brusquement, dans l’irruption d’une lumière neuve, être envahi par l’espace même du monde. Les enfants sont, parmi nous les adultes, Les ambassadeurs du paysage dans l’espace géographique. »
» L’art a besoin que les choses soient réelles et enveloppantes, ajoute Maldiney, car seul ce qui est réel peut nous faire toucher à l’existence. »
Le jeu de l’enfant a ce pouvoir d’effectuer avec une perspective minimale, corporellement, la mise en mouvement du monde, et de n’écrire les limites qu’à partir de la découverte de l’ouvert. Le chemin est d’abord son propre cheminement dans » l’espace du pré « . Le titre du recueil de Maldiney est un hommage à Francis Ponge et ce que Ponge appelle: » Le regard, de telle sorte qu’on le parle. » Soit : pas sans les mots, mais pas des mots convenus de spectateurs qui viseraient le pittoresque sans immersion dans le paysage. Pour que les mots entrent en vibration, ils doivent être forgés à la » Fabrique du Pré « .
Les analyses de Erwin Strauss – auxquelles se réfère Maldiney – la distinction entre l’espace du paysage et l’espace géographique. L’espace du paysage n’est pas encore orienté, comme l’espace géographique qui, lui, comporte des coordonnées à partir d’un point d’origine. Dans le paysage, il n’y a pas de développement qui conduise à la géographie, nous sommes sortis de la route, donc nous cheminons d’un espace partiel à un autre, sans liaison globale. La vraie promenade se différencie du déplacement. Dans le paysage, nous sommes perdus, chaque » ici » ne se réfère à rien d’autre qu’à lui-même. L’artiste en ce sens est un homme perdu.
» La peinture de paysage ne représente pas ce que nous voyons, écrit Erwin Strauss, elle rend visible l’invisible. » Pour Maldiney, la formule de Strauss lie la convocation de l’invisible à une transformation du rapport proche-lointain qui met en cause la structure fondamentale de l’espace et du temps. L’enjeu du fait de se mouvoir, et donc de se déplacer, est la dimension de l’é-loignement au sens de Heidegger, soit un paradoxe logique : » Eloigner, dit Heidegger, veut dire faire disparaître le lointain, c’est-à-dire l’éloignement de quelque chose veut dire approche. » Le vertige témoigne également de cette inversion par contamination du proche et du lointain. » … I’amont, côté protecteur et proche, se redresse jusqu’à devenir surplombant et vibre d’un mouvement d’expulsion sans fin, tandis que l’aval, là-bas se creuse encore davantage dans un lointain de plus en plus profond, et qui commence sous les pieds « .
C’est à la racine latine per, que Maldiney rattache le préfixe Pré de Ponge (le préfixe des préfixes). Je vous renvoie au travail de Patrick Chemla de l’année dernière » La fabrique du Per « 3 Dans leur livre sur la Métis des Grecs4, Détienne et Vernant mettent en lumière le champ sémantique peras, apeiron : champ d’opposition entre cheminer et lier. Lors de son entretien avec Jean Oury, Maldiney dit que cette racine per chemine à travers de multiples langues indo-européennes. Elle représenterait la tension de l’homme en verticalité dans l’espace, ce qu’il appelle : I’émergence.
Ces renversements et ces paradoxes ne sont pas sans évoquer ceux de Lacan, ils nous rappellent en tout cas que ce dernier a été pris dans cette mouvance de pensée. Reste que dans le champ de la psychanalyse, c’est Freud en personne qui opère le premier un » sacré » retournement en affirmant dans son article sur la négation : » Le mauvais, I’étranger au moi, ce qui se trouve au dehors est pour lui tout d’abord identique. » Maldiney explique que la première forme d’art est aussi la plus extrême. Encore engagée dans la nature. elle est éveillée par l’homme puis mise au monde. Or l’état d’origine perpétuel de l’art est ce moment originaire du motif (en français l’origine latine renvoie à » mettre en mouvement « ) mais, c’est ce que la langue allemande nomme » Mal » (il y a deux directions de sens, mal renvoie à fois : comme » une fois » – ein mal – et à signe, marque ou tache. Associé à Denken : pensée, il donne Denkmalla pierre commémorative, le monument). Un » mal « , c’est un élément érigé au centre de communication universelle. Il focalise l’espace et le temps de la présence de telle sorte que c’est à partir de lui que le monde a lieu, et : qu’il y a. Un menhir, un rocher dans un jardin japonais, une pierre levée, etc. Je laisse de côté tout le développement très fertile de Maldiney qui reste pour moi à l’état de piste, pour ne retenir que ceci : le motif, I’ornement (par exemple une spirale) n’a de signification ornementale que s’il énonce quelque chose de l’objet à même lequel il est posé. Il n’est là que pour en souligner l’accent (comme les traits distinctifs d’une langue), l’important étant de ne pas ériger en concept ce qui est une direction de sens. Celle-ci est indéniable. L’articulation de l’ornement, le rythme des formes ornementales qui fait l’unité de leurs accents discontinus, … assume la rencontre de deux données différentes : un sens spirituel intérieur qui s’extériorise dans la motricité d’une forme motif, et la forme extérieure du support matériel intériorisé dans le désir d’appropriation ou d’enrichissement de l’Umwelt – du reste ils communiquent. Si la motricité du regard s’abandonne à un jeu sans reprise, il est alors assujetti à la cadence du contour qui se ferme indéfiniment sur soi « . » La chose est alors réduite à sa périphérie où le regard a son ancrage, tandis qu’il est est fixé sur le centre et projeté en lui. » Cette fascination capte le spectateur sur l’inépuisabilité close de la signifiance endiguée, comme s’il voulait fixer les images d’un rêve. Le temps alors est suspendu. A propos de ce » mal » et de ces pierres érigées, on peut lire aussi » Statues » de Michel Serre5 qui écrit » La sculpture invente la question ou ? avant qu’elle ne se pose « . » Le corps se souvient d’avant le sens. »
Revenons encore à cette distinction entre espace géographique et espace de paysage (entre lesquels Pierre Fédida a glissé l’espace du jeu, lui aussi à partir de Ponge et son concept d' » objeu « 6 Ils constituent donc les deux versants de la représentation : à la fois un signe et une forme (au sens de gestaltung, soit une forme qui s’autoréférencie, un enforme comme dit Oury). Autrement dit, à la fois une dimension extérieure représentative et une dimension intérieure rythmique. La primauté de ce rythme sur l’image signe l’oeuvre, le style de l’oeuvre et laisse l’ouvert être.
La mesure introduit la limite dans l’illimité dit Maldiney. Or le destin du rythme se joue entre ces deux extrêmes : il meurt d’inertie ou de dissipation. Autrement dit, il meurt si la structure se polarise.
Or, une succession de gestes, un tableau, quelques sons, quelques mots peuvent produire un événement dans la mesure où ils offrent de leur liaison première, un imprévu créé dans l’instant même à au moins un regard, au moins une écoute, au moins un lecteur, à commencer par le créateur lui-même qui n’en revient pas.
Une figure fait alors son apparition et semble exister depuis toujours, parce que l’instant rythmique où elle vient à l’existence est aussi un présent éternel. Souvenons-nous de la lettre de Freud à Romain Rolland » Un trouble de mémoire sur l’Acropole « 7 : » Ainsi, tout cela existe réellement comme nous l’avons appris.à l’école. » Cette lettre ressemble au récit d’un doute. A la fin du texte apparaît une figure royale : Napoléon 1er le jour de son couronnement à Notre Dame qui déclare à son frère aîné : » Que dirait Monsieur notre père s’il pouvait être ici et maintenant ? » Et au-delà de Napoléon, c’est la figure du père qui surgit pour Freud, avec cette remarque : surpasser le père, ça rend coupable.
Dans l’instant rythmique, pour qu’il ait de la mesure, il faut une inégalité donc un trébuchement. Ce trébuchement est au point d’appel de la métaphore donc de la diachronie et d’un effet de signification. Le temps s’historicise. D’être scandé, il dure dans la succession. Ça marche, comme les extases de mémoires de Proust8 : » Le rapprochement de deux moments très éloignés, encore insitués l’un par rapport à l’autre, crée un temps hors du temps. Le pas qui trébuche sur les pavés mal équarris de la cour de Guermantes est tout à coup le pas même qui a trébuché sur les dalles inégales du Batistère de Saint Marc: le même pas, non pas, dit Proust, un double, un écho d’une sensation passée, mais cette sensation elle-même. » » Peu à peu quoi que aussitôt dit Blanchot c’est le temps de la métamorphose. « 9
Dans ces exemples littéraires, les fragments touchés dans la matérialité même de leur sonorité, sont liés selon un ordre antérieur à leur fonction représentative. Cet ordre. aussi rigoureux qu’une chorégraphie est de style. D’où aussi ce sentiment étrange et paradoxal mêlant originaire et » actualisation » (comme disait Freud dans les » constructions dans l’analyse « ). Proust encore : » Tel nom lu dans un livre, autrefois, contient entre ses syllabes, le vent rapide et le soleil brillant qu’il faisait quand nous les lisions. »
Le vent rapide, le soleil brillant : le souffle et l’esprit, c’est ce que les anciens appelaient : la Ruah. Ce mystère est celui d’une langue de transport, d’emportement, de transfert (transfert d’intensité disait Freud au début). C’est la langue de la prophétie. André Néher, cité par Blanchot10 écrit : » les premiers balbutiements de la parole prophétique ne sont pas encore un langage articulé, mais une sorte de bruit originel nécessitant la parole d’un interprète pour en saisir le rythme et l’élever jusqu’au langage humain. « Soit un médium, un premier lecteur. En ce lieu, non pas de mise en rapport, mais de première coïncidence-liaison par la parole entre le percevoir et le remémorer, s’impose la présence de ce médium pour que le symbole trouve sa vraie voie. Ce qu’il vise n’est pas exprimable. Avec le symbole, il y a saut, exaltation, chute ; non pas passage d’un sens à un autre, mais à ce qui est autre. Il ne signifie rien d’autre que ce saut et ne représente rien. Avec le symbole naît l’altérité. Pas d’étranger, pas de sujet.
C’est avec ce saut que Lacan, non pas dépasse Freud – comme on l’entend parfois, ce qui est assez inquiétant, mais il déplace radicalement quelque chose : il déplace le hiatus.
Dans l’intervalle qui sépare perception et conscience, il désigne la place de son Autre où se constitue le sujet. Et à ces Wahrnehmungszeichen (signes de perception) constitués dans la simultanéité, la synchronie signifiante, il donne leurs vrais noms de signifiants11. Un essaim qui peut résonner en une floculation de petites touches qui représentation autour de la chose. Mais il ajoute, et c’est très important, que » les signifiants n’ont pu se constituer dans la simultanéité qu’en raison d’une structure très définie de la diachronie constituante « … » quelque chose qui nous vient de l’au-delà d’un vrai suprême… de toute la cohue parlante qui nous précède. » Le sujet du coup ne peut être articulé autrement que par cette temporalité singulière : I’histoire fait l’instant qui transforme l’histoire. Le sujet est en prise avec les objets qu’il forge et qui le forgent, dont il se sert pour penser et qu’il met en jeu par leur transmission. Les objets s’échangent.
Freud est resté embarrassé d’une mise en rapport de l’histoire et de l’événement, parce que pris dans une conception classique de la Vorstellung inentamable à son époque au point qu’elle le reste à la nôtre.
Dans la conception classique, la représentation est conçue comme visée d’un référent qui la représenterait. Si bien que c’est par sa décomposition maximale, presque son éclatement, que Freud s’y attaque (mais souvenons nous dans la Traumdeutung de cette pelote de pensées indémêlables où se tend un seul fil vers l’unerkannt, le non reconnu). Il lui fallait donc proposer de la représentation une genèse autre que celle classique de la pure impression : la fameuse empreinte venant de l’extérieur modeler le psychisme. Je m’appuie là sur un article de Guy Le Gauffey paru dans » Littoral « 12. C’est alors qu’il forge ce Vorstellung reprasentenz dont il précise bien que dans l’opération du refoulement, c’est lui et rien d’autre qui est refoulé. Et c’est donc sur cette opération freudienne du refoulement que le sujet lacanien trouve appui et représentabilité soit présence au coeur et au fondement même de la représentation. Le sujet n’est pas une représentation mais il devient ce qui est représenté dans la représentation. prenant ainsi la place qui revenait à la réalité psychique chez Freud. Un signifiant est élidé, il » chute dans le dessous » (unterdruckt). Il est mis en abîme alors que le signifié reste à flot.- le pont, I’abîme – Le verbe représenter n’a plus alors le sens d’une quelconque ressemblance, il représente le sujet dans le rapport intersignifiant (c’est un représenter » pour « ). Et si jamais le pont comme dans la nouvelle de Rafka (nouvelle apportée par Claude Rabant lors d’un exposé13 au Cercle Freudien) veut se retourner pour voir la tête du marcheur énigmatique qui lui a sauté sur les reins, en même temps que l’origine de sa douleur, il s’abîme sur les rocs, dans les flots où depuis toujours il se mirait.
L’une des traductions de Lacan du fameux » wo es war, soll ich werden » est: » Là où c’était, j’anticipe le réel « 14 De son côté, Maldiney écrit que le réel est toujours ce que nous n’attendions pas, son indice universel est son imprévisibilité singulière. Comme que vous prépariez le voyage, très minutieusement ou sur un coup de tête, et c’est valable pour le voyage analytique – à condition que le médium recueille et élève – la touche de la sensation est toujours autre chose : c’est ce que vous n’aviez pas prévu. Pensez au rire de l’enfant au jeu de porter-lacher, c’est dans le geste lui-même de la chute et de l’élan que se recueille quelque chose pour faire sens. Ce qui se recueille reste hors sens, même si le sens est le résultat de l’opération. Et ce que vous n’aviez pas prévu : c’est ce qui vous est donné, un pur don d’une pure différence.
Peut-être un premier silence habité d’un sujet au ressac d’une parole, première coupure d’une temporalité authentique.
» Quand la parole devient prophétique, dit Blanchot15,ce n’est pas l’avenir qui est donné, c’est le présent qui est retiré. Cette parole, liée à une interruption momentanée de l’histoire, un instant devenue l’impossibilité de l’histoire ; vide, où la catastrophe hésite à se renverser en salut. »
C’est ce geste originaire et auto-contradictoire que Freud trace dans » Totem et Tabou « . » Le primitif, dit-il, s’inclinerait devant la maîtrise (la force supérieure) de la mort par le même geste que celui par lequel apparemment il la dénie. » » Première opération théorique de l’homme « 16 Et dans la foulée de ce geste, il invente un mythe : le meurtre du père est au principe de l’Alliance.
Il y a de la négativité à l’oeuvre dans la signifiance à l’égard de tous les thèmes qui tendent à l’objectiver.
Si les directions de sens de la paternité ont leur terme dernier dans la personne du père, I’identification au père est un blocage de l’histoire infantile et de l’histoire tout court. La fonction de ce médium qu’est la métaphore paternelle est d’ouvrir l’enfant à l’altérité du monde et à celui de la mère: son féminin.
» Ce que j’énonce en tout cas, dit Lacan17, c’est que l’invention du signifiant est quelque chose de différent de la mémoire. Ce n’est pas que l’enfant invente ce signifiant, il le reçoit et c’est même ça qui vaudrait qu’on en fasse plus. Pourquoi est-ce qu’on n’inventerait pas un signifiant nouveau ? Un signifiant par exemple qui n’aurait, comme le réel, aucune espèce de sens ? »
» La fixation d’un point dans le chaos constitue le moment cosmogénétique, dit Paul Klee18. Cette fixation confère au point qui, dans sa concentration primordiale ne peut être que gris, un caractère concentrique originaire « . » Le point gris fixé se franchit lui-même (littéralement : saute par dessus lui-même) dans tout le champ qu’il ordonne. »
L’inachèvement est à l’oeuvre dans cette curiosité vivante, à la fois distraite et attentive. En se nouant à un geste toujours premier, la parole y puise son énergie métaphorique pour se surpasser, au point d’appel toujours repoussé de l’émergence passée et future – au-delà de toute représentation – de notre dissipation d’infans (celui qui en nous ne parle pas encore) face au fatum, au destin.