Les Structures freudiennes de psychoses : Leçon XII (15 février 1956)
11 décembre 2017

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LACAN Jacques
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Nous avons abordé le problème des psychoses sous l’aspect Structures freudiennes des psychoses. Ce titre est, si je puis dire, modeste, je veux dire qu’il ne va pas même là où pointe réellement notre investigation. Ce que nous cherchons à tout instant, ce qui sera évidemment l’objet de notre recherche, c’est l’économie des psychoses. Nous recherchons cette économie par la voie d’une analyse de la structure. La structure apparaît dans ce qu’on peut appeler au sens propre le phénomène, dans la façon dont le délire par exemple, dans la psychose, se présente lui-même. Il est tout à fait concevable, il serait même surprenant que quelque chose de la structure n’y apparaisse pas.

– La confiance que nous faisons à cette analyse du phénomène est tout à fait distincte de celle du point de vue phénoménologique qui s’applique à voir, disons en gros, dans le phénomène, ce qui s’attache, ce qui subsiste, si on peut dire dans le phénomène, de réalité en soi : le phénomène comme tel est à prendre et à respecter dans son existence. Il est bien clair que ce n’est pas le point de vue qui nous guide, nous ne faisons pas cette confiance a priori au phénomène pour une simple raison, c’est que notre démarche est scientifique et que c’est le point de départ même de la science moderne que de ne pas faire confiance aux phénomènes, de chercher, derrière, quelque chose de plus subsistant qui l’explique.

– Il ne faut pas reculer devant le mot, si nous avons fait un certain temps en psychiatrie cette sorte de marche en arrière qui a consisté à nous dire que nous nous méfions de l’explication, que nous préférons d’abord « comprendre », c’est sans aucun doute parce que la voie explicative s’était engagée dans de fausses voies, dans des impasses.

Mais nous avons quand même pour nous le témoignage de l’efficacité explicative de l’investigation analytique et c’est dans ce sens que nous avançons dans ce domaine des psychoses, avec la présomption que là aussi une analyse convenable du phénomène nous mènera à la structure et à l’économie.

Je rappelle une fois de plus que ce n’est pas pour de simples satisfactions de nosographie que nous nous attaquons à la distinction des névroses et des psychoses, comme si d’ailleurs il était nécessaire d’y revenir alors que cette distinction n’est que trop évidente. C’est bien entendu en les rapprochant l’une de l’autre au contraire que pour autant, dans la perspective structurale de l’analyse (des symétries, des oppositions essentiellement), des rapports structuraux peuvent nous apparaître qui nous permettront d’échafauder ce qui dans la psychose peut nous apparaître comme une structure recevable.

Le départ est là : l’inconscient se présente dans la psychose. Les psychanalystes l’admettent, à tort ou à raison nous l’admettons avec eux, que c’est en tout cas là un point de départ possible. L’inconscient est là. Et pourtant ça ne fonctionne pas, c’est-à-dire que le fait qu’il soit là ne comporte par lui-même aucune résolution, bien au contraire, mais une inertie toute spéciale.

Ceci, à soi tout seul et déjà depuis longtemps, nous posait la question qu’il y a dans l’analyse autre chose qu’une poussée qu’il s’agit de rendre consciente. Ceci bien entendu, on s’en doutait depuis quelque temps. C’est autre chose [quand] même qu’un ego dont il s’agit de rendre les défenses moins paradoxales, c’est-à-dire d’obtenir ce qu’on appelle imprudemment un renforcement de l’ego !

Ces deux points, ces deux rejets des deux voies qui ont été celle où s’est engagée la psychanalyse à son état naissant, ensuite la psychanalyse à son état actuel dévié, vont presque de soi lorsqu’on approche les psychoses, c’est-à-dire qu’ils nous suggèrent qu’il faut à propos de la psychose chercher ailleurs une formulation plus complexe, plus conforme à ce que nous présente le phénomène.

Vous allez avoir la revue annoncée et le numéro sur le langage et la parole[1], vous y verrez quelque part cette formule du liminaire : « Si la psychanalyse habite le langage, elle ne saurait sans s’altérer le méconnaître en son discours ». C’est tout le sens de ce que je vous enseigne depuis quelques années et c’est là que nous sommes, à propos des psychoses. La promotion, la mise en valeur dans la psychose des phénomènes de langage ne peut pas ne pas être pour nous la plus féconde source d’enseignement.

Vous le savez, autour de cela est la question de l’ego, qui est manifestement primordiale dans les psychoses,

– puisque l’ego dans sa fonction de relation au monde extérieur est ce qui est paradoxalement mis en échec dans la psychose, au point qu’on va donner à l’ego à proprement parler, le pouvoir de manier ce rapport à la réalité, de le transformer, ceci dans des fins qu’on définit, dans des fins dites de défense.

– C’est aussi la défense sous la forme sommaire dans laquelle on l’appréhende actuellement d’une façon générale qui serait à l’origine de la paranoïa, pour autant qu’ici cet étrange ego qui gagne tellement et de plus en plus en puissance dans « notre » conception, dans la conception moderne de l’analyse, aurait ici le pouvoir de faire jouer le monde extérieur de façon diverse, et en particulier ici dans le cas de psychose, de faire surgir du monde extérieur, sous la forme de l’hallucination, quelque signal destiné à prévenir. Nous retrouvons ici la conception archaïque de surgissement d’une poussée, que lui aussi, l’ego, perçoit comme dangereuse. Nous voici donc tout-puissants.

Je vous rappelle, puisque dans mon dernier discours certaines choses ont paru trop vagabondes et d’autres trop énigmatiques, que (le sens de ce que je dis quand il s’agit de l’ego je vais le reprendre encore d’une autre façon) quoi qu’il en soit du rôle qu’il convient d’attribuer à l’ego dans l’économie, un ego n’est jamais tout seul. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il comporte toujours avec lui un jumeau, cet étrange jumeau, le moi-idéal dont j’ai parlé dans mes séminaires d’il y a deux ans. Ce moi-idéal n’est pas épuisé, ce moi-idéal nous indique dans la phénoménologie la plus apparente de la psychose qu’il parle,

– qu’il est identique à cette part de la fantaisie qu’il convient tout de même de distinguer de la fantaisie ou du fantasme que nous mettons en évidence d’une façon plus ou moins implicite dans les phénomènes de la névrose,

– que c’est une fantaisie qui parle, ou plus exactement que c’est une fantaisie parlée de ce personnage qui fait écho aux pensées du sujet, qui intervient, qui le surveille, qui dénomme au fur et à mesure la suite de ses actions, qui les commente.

[C’]est quelque chose qui mérite attention et dont les données ne sont pas simplement apportées par la théorie de l’imaginaire, du rejet (du sujet) du moi spéculaire.

C’est bien pour cela que nous pouvons en faire sentir la dynamique et aussi l’intérêt général ; et que la dernière fois j’ai essayé de vous montrer que le moi, quoi qu’il en soit que nous pensions de sa fonction, et je n’irai pas plus loin qu’à lui donner la fonction d’un discours de la réalité, comporte toujours un corrélatif, à savoir un discours qui n’a rien à faire avec la réalité. Et avec l’impertinence qui comme chacun sait me caractérise, je n’ai pas été le choisir nulle part ailleurs que dans ce que j’ai appelé la dernière fois le discours de la liberté pour autant qu’il est fondamental pour l’individu prétendu autonome, pour l’homme moderne pour autant qu’il est structuré par une certaine conception de son autonomie.

Ce discours de la liberté, je vous ai indiqué sans pouvoir plus m’y étendre son caractère fondamentalement partiel, et partial, inexplicable, parcellaire, fragmentaire, différencié pour chacun et en même temps supposé comme fondamental pour tous. Le caractère profondément délirant du discours de la liberté, c’est de là que je suis parti pour vous donner une sorte de catalogue général de ce que peut être, par rapport au moi, ce quelque part où est susceptible, chez le sujet en proie à la psychose, de proliférer un délire. C’est aller loin, je le sais. Bien entendu, je ne dis pas que c’est la même chose, je dis que c’est à la même place, je dis que c’est le corrélatif de l’ego, je dis qu’il n’y a pas d’ego sans ce jumeau, disons, gros de délire. 

Je dis avec notre patient [Schreber], qui de temps en temps nous fournit ces précieuses images – cette[2] sorte d’avance, d’exploration, de pénétration de la zone interdite par le psychotique – [ce] qu’il nous livre quelque part au début d’un des chapitres de son livre. Il se dit être « un cadavre lépreux qui traîne après lui un autre cadavre lépreux ». Belle image pour le moi ! Qu’il y a dans le moi quelque chose de fondamentalement mort et toujours aussi doublé de ce jumeau, qui est [?]  le discours.

La question que nous nous posons est celle-ci. Ce[3] double, ce corrélatif du moi, cette image répond, dans cette ombre, qui fait que le moi n’est jamais (au moins) que la moitié du sujet. Cette fantaisie qui en fait se manifeste dans la psychose, de devenir parlante, comment cela peut-il se faire ? Qui est-ce qui parle ?

Est-ce vraiment cet autre au sens du reflet tel que je vous ai exposé sa fonction dans la dialectique du narcissisme,

– l’autre de cette partie imaginaire de la dialectique du maître et de l’esclave,

– que nous avons été chercher dans le transitivisme enfantin, dans le jeu de prestance où s’exerce dans une première étape ce[4] qu’on appelle l’intégration du socius, du semblable,

– cet autre qui ici se conçoit si bien par l’action captante de l’image totale dans le semblable,

est-ce bien de cet autre, de cet autre reflet, de cet autre imaginaire, de cet autre qu’est pour nous tout semblable en tant qu’il nous donne notre[5] propre image, qu’il nous capte par cette apparence, qu’il nous fournit la projection de notre totalité ? Est-ce cela qui parle ?

C’est une question qui vaut la peine d’être posée. Car en fait elle est toujours plus ou moins résolue implicitement chaque fois qu’on parle plus ou moins [im]prudemment du mécanisme de la projection. Car c’est là qu’est la différence. Je m’efforce de faire saillir devant vos yeux que cette « projection » n’a pas toujours le même sens. La projection doit ou ne doit pas être limitée à un sens, mais peu importe. C’est une question de convention, il faut choisir si nous entendons par projection : 

– le transitivisme imaginaire qui fait qu’au moment où l’enfant a battu son semblable, il dit sans mentir : « il m’a battu », parce que pour lui c’est exactement la même chose ; ceci définit un ordre de relation qui est la relation imaginaire. Nous la retrouvons sans cesse, nous la saisissons dans toutes sortes de mécanismes. Il y a jalousie par projection en ce sens, celle qui projette chez l’autre les tendances à l’infidélité, ou les accusations d’infidélité que le sujet a à porter sur lui-même. Voilà un exemple de mécanisme de projection.

– Qui donc ne sait pas que c’est le B, A, BA de l’analyse de la jalousie délirante, de s’apercevoir qu’à tout le moins le mécanisme de la projection délirante, on[6] peut peut-être aussi l’appeler mécanisme de projection en ce sens que quelque chose paraît à l’extérieur qui a son ressort à l’intérieur du sujet, mais par ailleurs la jalousie délirante n’est certainement pas la même que celle de la jalousie que nous appellerons provisoirement commune ou normale qui est beaucoup plus proche de la projection telle que je viens d’abord de la définir, du transitivisme si on peut dire, de la mauvaise intention.

Ce n’est pas la même chose parce qu’il suffit de se pencher sur les phénomènes pour le voir et que d’ailleurs ceci est strictement et parfaitement distingué dans les écrits de Freud lui-même sur la jalousie. Par conséquent il s’agit de savoir ce qui se passe quand ce n’est pas de la projection au premier sens – limitons la projection au transitivisme imaginaire et tâchons de savoir ce qui véritablement joue dans l’autre cas.

Dans la psychose, ce qu’il s’agit de distinguer des mécanismes imaginaires, où allons-nous le chercher puisque ces mécanismes se dérobent, se dérobent à l’investissement libidinal ? Ce qui signifie assurément quelque chose. Nous suffit-il de[7] ce réinvestissement, sur le corps propre, de la libido, qui est celui qui est communément reçu pour être le mécanisme du narcissisme, qui est expressément invoqué par Freud lui-même pour expliquer le phénomène de la psychose ? Nous avons là quelque chose qui sous un certain aspect explique, recouvre un certain nombre des phénomènes intéressés. Il s’agirait en somme, pour que pût être mobilisé le rapport délirant, de [ne] rien d’autre que de lui permettre, comme on dit avec aisance, de « redevenir objectal » et c’est bien entendu ce qui est supposé par chacun quand il emploie le vocabulaire du narcissisme.

Je vous fais remarquer que c’est justement là ce quelque chose qui, même si nous l’admettons, n’épuise pas le problème. Puisqu’en somme depuis longtemps tout un chacun sait, à condition qu’il soit psychiatre, et c’est une vérité quasi-reçue pour une évidence, que chez un paranoïaque bien constitué comme tel il ne sera justement pas question de mobiliser cet investissement, quel qu’il soit. Alors que chez les schizophrènes, en principe, ça va beaucoup plus loin dans le désordre proprement psychotique que chez le paranoïaque.

Pourquoi n’en verrions-nous pas quelque chose précisément en ceci que dans l’ordre de l’imaginaire, il n’y a pas d’autre moyen de donner une signification précise au terme de narcissisme – et de même que tout à l’heure ce n’était que par rapport à l’imaginaire que nous pouvions donner une signification précise à la projection –, dans[8] l’ordre de l’imaginaire, l’aliénation est, si je puis dire, un début pour la simple raison qu’elle est constituante. L’aliénation c’est l’imaginaire en tant que tel.

En fin de compte, c’est précisément dans la mesure où c’est sur le plan de l’imaginaire, que nous tenterions d’apporter la résolution de la psychose ? À soi tout seul ce mode nous indique qu’il n’y a rien à en attendre, puisque le mécanisme imaginaire est ce qui donne sa forme à l’aliénation psychotique – mais non sa dynamique, et de savoir où elle est.

C’est toujours et encore le point où nous arrivons ensemble : si nous n’y sommes pas sans armes, si nous ne donnons pas notre langue au chat, c’est précisément parce que dans nos prémisses, dans notre exploration au temps de la technique analytique de l’année dernière, de l’au-delà du principe du plaisir avec tout ce qu’il implique comme définition et structure de l’ego, nous avons justement la notion que derrière ce petit autre de l’imaginaire, nous devons admettre l’existence d’un autre Autre ; qui bien entendu ne nous satisfait pas seulement parce que nous lui donnons une majuscule, mais parce que nous le situons comme corrélatif nécessaire de quelque chose qui est la parole. Nous ne l’identifions pas, nous le situons quelque part au-delà du petit autre, c’est pour cela que nous lui mettons un grand A pour le distinguer.

Je laisse ici latéralement, et c’est toujours la visée latérale que nous avons, le fait que ces prémisses à elles toutes seules suffisent à mettre en cause la théorie de la cure analytique qui, de plus en plus, avec insistance, se formule et se réduit à celle de l’analyse d’une relation à deux :

– toute la voie[9] va être captée dans le rapport du moi à un autre qui pourra varier de qualité sans doute, mais qui comme tel sera toujours le seul et unique autre ;

– qui, comme telle sera toujours captée, comme l’expérience le prouve, dans la relation imaginaire, dans la relation du moi du sujet au moi-idéal, dans quelque chose qui comme tel, quant à la prétendue relation d’objet qu’il s’agit de restituer, s’inscrit dans l’imaginaire ;

– qui comme telle le ramène à une curieuse expérience de ce qu’on pourrait appeler les soubassements kleiniens de l’imaginaire, à savoir du complexe oral et d’un objet de dévoration, qui bien entendu ne sauraient se soutenir – chez un sujet qui n’est pas à proprement parler porté à l’aliénation par lui-même – que sur la base d’un malentendu, le malentendu étant en effet constitué par une sorte d’incorporation ou de dévoration imaginaire, mais qui ne peut être que ceci (avec ce qui est mis en cause dans l’analyse, à savoir une relation de parole) : une incorporation du discours de l’analyste.

L’analyse telle qu’elle se dévie dans l’analyse de relation à deux, et si loin que puisse en être poussée la limite, l’analyse ne peut être autre chose en fin de compte que l’incorporation du discours suggéré, voire supposé de l’analyste, c’est-à-dire très exactement tout le contraire de l’analyse.

J’éclaire ma lanterne, je vous dis que je vais aujourd’hui pointer, pour que vous ne restiez pas dans le vague, ce dont il s’agit. Je vais donc dire ma thèse. Je vais la dire par le mauvais bout, sur ce plan génétique qui vous semble si nécessaire pour que vous vous trouviez à l’aise ! Et après cela je vous dirai que ce n’est pas cela, mais enfin, disons d’abord, si c’était cela, ce serait comme je vais vous dire.

C’est une thèse extrêmement importante pour toute l’économie psychique, c’est une thèse extrêmement importante pour la compréhension aussi de toutes sortes de débats extrêmement confus qui se poursuivent autour de ce que j’ai appelé tout à l’heure la fantasmatique kleinienne ; pour la réfutation de certaines objections qui lui sont faites, mais aussi pour la meilleure situation de ce qu’elle peut apporter de vrai ou de fécond pour la compréhension de la précocité des refoulements que cette théorie implique d’abord.

Alors que Freud nous a dit qu’il n’y a pas, avant le déclin de l’Œdipe, de refoulement à proprement parler, qu’est-ce que cela peut vouloir dire que le refoulement impliqué par la façon de concevoir les premières étapes préœdipiennes dans la théorie kleinienne ? Cette thèse [de Freud] est très importante pour la distinction de ce qu’on peut appeler auto-érotisme ou objet primitif et vous savez que par là-dessus il y a vraiment deux versants, il y a vraiment contradiction

– entre ce qu’il pose quand il nous parle de l’objet primitif de la première relation enfant/mère, il y a une véritable opposition entre cette thèse,

– et l’opposition qu’il formule comme telle, la notion de l’auto-érotisme primordial, c’est-à-dire d’une étape, si courte et si passagère que nous la supposions, où il n’y a pas pour l’enfant de monde extérieur.

Bref, ce qui paraît insoluble dans ces conditions opposées, peut, je crois, être éclairé par ce que j’appelle maintenant ma thèse. Je répète des choses, mais je m’aperçois qu’il vaut mieux toujours les répéter.

Cette thèse consiste en ceci : de la question de la nature de ce qu’on peut appeler l’accès primordial de l’être humain à sa réalité en tant qu’elle lui est corrélative. Je veux dire que nous supposons qu’il y a une réalité qui lui est corrélative, c’est une supposition qui, je dirais, est impliquée par tout départ sur le sujet. C’est une supposition aussi dont nous savons qu’il nous faudra toujours quelque part l’abandonner, parce que, d’abord, il n’y aurait pas de question à propos de cette réalité si justement ce n’était pas une réalité perpétuellement mise en question.

Cet accès primordial existe-t-il à un moment quelconque sous la forme d’un corrélatif biologique, d’un Umwelt, au sens où nous le supposons dans l’articulation de l’animal à son milieu ? Y a-t-il quelque chose qui ait ce caractère enveloppant, coapté à la fois, qui fait que nous inventons pour l’animal la notion de l’Umwelt ? Je vous ferai remarquer en passant que c’est là une hypothèse qui nous sert pour l’animal pour autant que l’animal est pour nous un objet, qu’il y a des conditions en effet rigoureusement indispensables pour qu’un animal existe, et que nous nous plaisons à rechercher comment l’animal fonctionne pour être toujours en accord avec ces conditions primordiales. C’est cela que nous appelons un instinct, un comportement, un cycle instinctuel. S’il y a des choses qui ne sont pas là-dedans, il faut croire que nous ne les voyons pas et, du moment que nous ne les voyons pas, nous sommes tranquilles. Et en effet, pourquoi ne pas l’être ?

Ce qui est bien certain c’est que pour l’homme il est évident que ceci ne suffit pas. Tout le monde l’accorde, le caractère ouvert, proliférant du monde de l’homme est quelque chose qui peut se livrer à nous par la notion de la pluralité de ses accès – c’est là que j’essaie de distinguer pour vous, parce que ça semble assez cohérent et assez pratique, dans les trois ordres du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Tout laisse apparaître que tout ce que nous montre notre expérience analytique se satisfait de se ranger dans ces trois ordres de rapports ; toute la question est marquée de savoir à quel moment chacun de ces rapports s’établit.

Ma thèse est caractérisée en ceci, et c’est cela qui va peut-être donner à certains la solution de l’énigme que semble avoir constitué pour eux mon morceau de bravoure de la dernière fois sur « la paix du soir » : la réalité est marquée d’emblée de la néantisation symbolique.

Je crois qu’ici le mot a un sens assez démontré, assez mis en exercice par tout notre travail de l’année dernière pour que vous sachiez ce que cela veut dire. Je vais quand même l’illustrer une fois de plus, ne serait-ce que pour rejoindre cette « paix du soir » si diversement accueillie…

D’abord ce n’est pas une excursion qui, comme le dit Platon, fait une sorte de discordance et manque au ton analytique, je ne crois pas du tout innover. Si vous lisez avec attention Le Président Schreber, vous y verrez à un moment Freud y aborder comme un argument clinique, pour la compréhension du dit président Schreber, la fonction qu’a joué chez un autre de ses patients la prosopopée de Nietzsche quand il fait parler Zarathoustra, et qui s’appelle Avant le lever du soleil[10]. Vous pouvez vous rapporter à ce morceau, c’est précisément pour ne pas vous le lire que je me suis livré moi-même l’autre jour à quelque invocation à la paix du soir. Vous lirez Avant le lever du soleil, vous y verrez fondamentalement représentée la même chose que ce que je voulais vous y faire sentir l’autre jour.

[C’]est la même chose que ce que je vais simplement essayer de vous proposer maintenant : cette réflexion que le jour par exemple est très tôt sans aucun doute posé comme un être, (puisque je parlais d’être l’autre jour). Et simplement, [pour] que vous ne vous arrêtiez pas ainsi, je veux dire qu’il est distinct de tous les objets qu’il contient, ce jour, qu’il manifeste et qu’il présente à l’occasion, qu’il est même probablement plus pesant et plus présent qu’aucun d’entre eux ; et qu’il est tout à fait, dans l’expérience humaine, fût-ce la plus primitive, impossible à penser comme simplement le retour d’une expérience ; que s’il fallait même aller chercher les choses dans le détail, et ce n’est certes pas ce à quoi je vise car c’est au contraire d’une position a priori dont il s’agit, mais rien qu’à se rapporter au détail, il suffirait d’évoquer la prévalence, dans la vie humaine des premiers mois, d’un rythme du sommeil, et qui garde cette première appréhension du jour, pour que nous ayons toutes les raisons de penser que ce n’est pas une appréhension empirique qui fait qu’à un moment – je dis, nous le supposons, c’est ma thèse, je dis que c’est ainsi que j’illustre ce que j’appelle l’appréhension des premières néantisations symboliques – le jour[11], soit quelque chose dans l’être humain, se détache,

– dans lequel l’être humain n’est pas simplement immergé comme tout nous laisse à penser que l’animal l’est dans un phénomène comme celui de l’alternance du jour et de la nuit,

– mais que l’être humain pose le jour comme tel, que le jour vient à la présence du jour et sur un fond qui n’est pas un fond de nuit concrète, mais d’absence possible de jour où la nuit se loge ; et inversement, d’ailleurs.

Le jour et la nuit sont là très tôt comme signifiants et non pas comme alternance de l’expérience, ils sont très tôt comme connotation, et le jour empirique et concret n’y vient que comme corrélatif imaginaire.

[Ceci] à l’origine, très tôt, c’est là ma supposition : du moment que je parle. Du point de vue génétique je n’ai pas autrement à la justifier dans l’expérience. Je dis ce que, [à partir de] l’expérience de nos malades, ce[12] qu’il nous faut penser de ces relations, en ce qu’elles signifient, impliquent une étape primitive d’apparition de signifiants comme tels dans le monde, qui est ce qui est en question, et comme je vous le dis, comme nécessité structurale.

Cela vous laisse dans un certain désarroi ? Je vais donc en illustrer les choses et dire que, avant que l’enfant apprenne à articuler le langage – nous supposons parce que il nous faut supposer – tout simplement déjà des signifiants apparaissent, qui sont déjà de l’ordre symbolique. Autrement dit, devant l’hésitation de certains de vos esprits, j’éclaire si vous voulez ma lanterne. Je le propose aujourd’hui de façon dogmatique, ce que je déteste précisément de proposer comme tel puisqu’il m’apparaît fécond de l’introduire d’une façon dialectique, mais justement nous allons y revenir tout à l’heure. Pour l’instant je veux vous dire que quand je parle d’une certaine apparition primitive du signifiant, c’est de quelque chose qui déjà implique le langage. Ceci ne fait que rejoindre cette apparition d’un être qui n’est nulle part : le jour. Ce n’est pas un phénomène, le jour. En tant que jour, c’est déjà quelque chose qui implique cette connotation symbolique en elle-même, c’est déjà quelque chose qui suppose cette alternance fondamentale du vocal en tant qu’il est connotation de présence et d’absence sur laquelle Freud fait pivoter toute sa notion de l’au-delà du principe du plaisir [et] qui est exactement la même zone, le même champ d’articulation symbolique qui est celui que je vise à présent dans mon discours.

C’est ici dans cette zone que se produit ce terme dont je me sers à tort ou à raison, qui s’appelle Verwerfung. Je me réjouis qu’un certain nombre d’entre vous pour l’instant se tourmentent au sujet de cette[13] Verwerfung dont, après tout, Freud ne parle pas trop souvent, que j’ai été attraper dans deux au trois coins où elle montre le bout de l’oreille – même quelquefois où elle ne le montre pas mais où je crois que pour la compréhension du texte il faut la supposer là, parce que sinon on ne comprend rien à ce que dit Freud à ce moment-là.

À propos de la Verwerfung, Freud dit que « le sujet ne voulait rien savoir de la castration, même au sens du refoulement ». Je donne à cette phrase saisissante son sens. C’est-à-dire que, au sens du refoulement, on sait encore quelque chose de ce quelque chose même dont on ne veut d’une certaine façon rien savoir, mais que justement c’est toute l’analyse de nous avoir montré qu’on le sait fort bien. Mais que, puisqu’il y a des choses dont le patient peut ne vouloir, comme il dit, rien savoir, même au sens du refoulement, ceci suppose peut-être un autre mécanisme encore qui peut entrer en jeu. Et comme le mot Verwerfung apparaît deux fois, la première fois quelques pages auparavant et l’autre fois en connexion directe avec cette phrase, je m’empare de cette Verwerfung – à laquelle je ne tiens pas spécialement, je tiens surtout à ce qu’elle veut dire, je crois que Freud a voulu dire cela.

Pour la simple raison que ceux qui m’objectent de la façon la plus pertinente que – dans la critique de texte, en y regardant de façon très serrée, et plus vous vous rapprochez du texte moins vous arrivez à le comprendre, bien entendu il faut faire vivre un texte par ce qui suit et par ce qui précède, et c’est là justement la question, c’est que c’est toujours par ce qui suit qu’il faut comprendre un texte

Et ceux qui me font le plus d’objections me proposent par ailleurs d’aller trouver, dans tel autre point d’un autre texte de Freud, quelque chose qui ne serait pas la Verwerfung mais qui serait par exemple la Verleugnung. Car il est curieux de voir le nom[bre] de ver qui prolifèrent dans Freud. Je ne vous ai jamais fait de leçon purement sémantique sur ce qui est dans Freud, mais je vous assure que je vous en servirais tout de suite une bonne douzaine.

Et pourtant dans une première étape Freud n’y a rien vu de moins que la clé de la différence qu’il y a entre l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa. L’hystérie est une espèce de métamorphose, de « conversion ».

Chose curieuse, tous ces termes quand ils sont rapprochés, ont des espèces de connotations bancaires, la « conversion », le « virage », sont là derrière d’une façon très saisissante quand on les rapproche, car on voit qu’ils sont choisis parmi des termes qui ont des sens de cette espèce. Ceci nous mènerait loin et c’est dans les implications premières de cette sorte d’approche directe que Freud a eu des phénomènes de la névrose, et il y aurait beaucoup à en tirer. Nous ne pouvons pas nous éterniser sur ces sortes d’abord.

Faites-moi un peu confiance pour ce qui est de ce travail de sens. Et [ce] que je vous apporte ici, quand je choisis Verwerfung pour me faire comprendre, c’est que justement le fruit de ce mûrissement et de ce travail m’y conduit. Prenez au moins pour un temps mon miel tel que je vous l’offre, tâchez d’en faire quelque chose.

Cette Verwerfung [c’est ce] qu’il faut concevoir, comme c’est impliqué dans ce texte de la Verneinung comme absolument capital qui a été commenté ici il y a deux ans par M. Jean Hippolyte ; et dont ce commentaire donne, je crois, la meilleure compréhension, et c’est pour cela que j[e l]’ai choisi pour le publier dans le premier numéro de la dite revue qui va sortir[14], parce que là vous pourrez voir, texte en main, si oui au non nous avions raison, Hippolyte et moi, de nous engager dans cette voie de la Verneinung.

À mon avis ce texte est incontestablement éclatant, mais je crois que c’est loin d’être satisfaisant, ça confond tout, car ça n’a rien à faire avec une Verdrängung !

Il implique bien cette Verwerfung, ce rejet d’une partie d’un signifiant primordial, sans aucun doute essentielle pour le sujet, déterminée pour chaque sujet, pour un sujet particulier : ce rejet d’une partie du signifiant dans « les ténèbres extérieures », de[15] quelque chose qui va manquer à ce niveau-là, qui devra être reconquis ensuite par une voie qui n’est pas la voie ordinaire et qui caractérise le mécanisme fondamental que je suppose, où je veux vous conduire, comme étant à la base de la paranoïa.

Processus primordial d’exclusion d’un dedans primitif, qui n’est pas le dedans du corps, qui est un premier corps de signifiants, qui est une première position d’un certain système signifiant, comme étant celui qui est supposé primordial et indispensable. C’est de cela dont il s’agit quand je parle de Verwerfung.

C’est à l’intérieur de ce premier choix de signifiants que, si nous suivons le texte de La Verneinung, est supposé par Freud se constituer le monde de la réalité. C’est à l’intérieur d’un monde déjà ponctué, déjà structuré en termes de signifiants, que va se faire tout ce jeu du rapprochement de la représentation avec des objets (c’est-à-dire des objets déjà constitués) où Freud va décrire la première appréhension de la réalité par le sujet : le jugement d’existence autrement dit, à savoir : « ceci n’est pas simplement mon rêve ou mon hallucination ou ma représentation, mais un objet, quelque chose ». 

Pour[16] Freud – c’est Freud qui parle ici, ce n’est pas moi –, cette mise à l’épreuve de l’extérieur par l’intérieur, cette constitution de la réalité du sujet dans une retrouvaille de l’objet que le sujet appelle (désir d’objet, comme étant toujours l’objet retrouvé dans une quête, et dont d’ailleurs on ne retrouve jamais le même objet), cette dialectique, la reconstitution de la réalité, si essentielle pour l’explication de tous les mécanismes de répétition, s’inscrit sur la base d’une première bi-répartition (que retrouvent[17] curieusement certains mythes primitifs) du signifiant, entre :

– le signifiant qui a été appréhendé

– et le signifiant qui a été radicalement rejeté.

Donc, quelque[18] chose de primordialement boiteux qui a été introduit dans cet accès du sujet à la réalité en tant qu’humaine, c’est cela qui est supposé par cette singulière antériorité que, dans La Verneinung, Freud donne à ce qu’il explique analogiquement comme un jugement d’attribution par rapport à un jugement d’existence. Il y a une première division du bon et du mauvais qui ne peut se concevoir dans la dialectique de Freud que si nous la supposons et l’interprétons comme un rejet d’une partie d’un signifiant primordial.

Qu’est-ce que veut dire le signifiant primordial ? Dans cette occasion il est tout à fait clair bien entendu que ça ne veut rien dire très exactement, et que tout ce que je vous explique là a tous les caractères du mythe que je me sentais tout prêt à vous glisser à cette occasion, que M. Marcel Griaule vous a rapporté l’année dernière[19], la division en quatre du placenta primitif. Le premier quart, [c’]est le renard qui arrache sa part de placenta et qui, introduisant un déséquilibre originel et fondamental du système, introduit tout le cycle qui va intéresser la division des champs, les liens de parenté, etc. Nous sommes dans le mythe, et ce que je vous raconte c’est aussi un mythe bien entendu, car je ne crois nullement que nulle part il y ait un moment, une étape, où le sujet acquiert d’abord le signifiant, ce signifiant primitif au sens où là je vous l’indique, et puis qu’après cela s’y introduise le jeu des significations, et puis qu’après cela, ce signifiant et la signification s’étant donné le bras nous entrions dans le domaine du discours.

Il y a pourtant là une espèce de nécessité de représentation qui est tellement nécessaire que je suis assez à l’aise pour le faire.

Ce n’est pas simplement pour satisfaire vos exigences, c’est parce que Freud lui-même va aussi dans ce sens, mais il faut voir comment. Il y a une lettre à Fliess qui est la lettre 52. Dans la lettre 52, Freud reprenant le circuit de ce qu’on peut appeler l’appareil psychique…

Pas de n’importe quel appareil psychique, pas de l’appareil psychique tel que le conçoit un professeur derrière une table et devant un tableau noir, et qui vous donne modestement un modèle, c’est-à-dire quelque chose qui, à tout prendre, a l’air de pouvoir marcher, ça marche ou ça ne marche pas, peu importe, l’important c’est d’avoir dit quelque chose qui sommairement paraît ressembler à ce qu’on appelle la réalité. Il s’agit pour Freud de l’appareil psychique de ses malades.

Et c’est pour cela que ça l’introduit à cette espèce de fécondité vraiment fulgurante qui est celle, plus encore que partout dans aucune de ses œuvres, [qu’]on voit dans cette fameuse lettre à Fliess qui nous a été livrée par l’intermédiaire de quelques mains fidèles pour aboutir entre des[20] mains plus ou moins testamentaires ou testimoniales.

Elle[21] nous a été livrée, je dois dire, avec une série de coupures et d’expurgations dont, quelle que soit la justification, il peut vraiment apparaître à tout lecteur qu’elles sont strictement scandaleuses. Car rien dans cette lettre 52, vous voyez à quel moment le texte est coupé, rien ne peut justifier qu’un texte soit coupé au point précis où un complément, même s’il est considéré comme caduc ou plus faible, nous éclairerait sur la pensée et la recherche de Freud lui-même !

Qu’est-ce que Freud dit dans cette lettre 52 ?

D’abord il y a une chose claire, c’est que la chose qu’il cherche à expliquer ce n’est pas n’importe quel état psychique, ce n’est pas l’individu idéal. La chose qui l’intéresse, parce que c’est de là qu’il est parti, parce qu’il n’y a que cela qui est accessible et qui se révèle comme fécond dans l’expérience de la cure, ce sont des phénomènes de mémoire, c’est cela qu’il s’agit d’expliquer. Le schéma de l’appareil psychique dans Freud, c’est fait pour expliquer des phénomènes de mémoire, c’est-à-dire ce qui ne va pas.

Ce n’est pas si simple en soi, il ne faut pas croire que les théories de la mémoire qui ont été données, toujours, en elles-mêmes, soient quelque chose de particulièrement satisfaisant. Les psychologues [qui] l’ont abordée et ont fait des choses sensées, ont trouvé, dans des expériences qui valent, des discordances singulières (ce n’est pas parce que vous êtes psychanalystes que vous êtes dispensés de lire les travaux des psychologues). Par exemple, vous verrez l’embarras, la peine, les tortillements que se donnent les psychologues pour essayer d’expliquer le phénomène de la réminiscence.

Ce sont des phénomènes de mémoire. Il y a autre chose qui sort de toute l’expérience freudienne, c’est que cette mémoire, la mémoire qui nous intéresse, nous psychanalystes, c’est une mémoire qui est absolument distincte de ce dont par exemple les psychologues parlent quand ils nous montrent le mécanisme de la mémoire chez l’être animé en proie à l’expérience.

Je vais illustrer ce que je veux dire. Vous avez une pieuvre (qui est le plus bel animal qui soit, il a joué un rôle fondamental dans les civilisations méditerranéennes), de nos jours on le pêche très facilement, on le met au fond d’un petit bocal, on y introduit en particulier des électrodes et on voit ce que la pieuvre va en faire. Elle avance ses membres et il en résulte quelque chose de fulgurant qui fait qu’elle les retire extrêmement vite. Nous nous apercevons que très vite la pieuvre se méfie. Alors nous disséquons la pieuvre et nous nous apercevons dans ce qui lui sert de cerveau une espèce de nerf considérable, pas simplement d’aspect mais considérable par le diamètre des neurones tels qu’on peut les regarder au microscope. Et nous nous apercevons que c’est cela qui lui sert de mémoire, c’est-à-dire que si on le coupe, l’appréhension de l’expérience va beaucoup moins bien. C’est-à-dire que, la mémoire de l’expérience, le fait que ce soit la section d’une voie de communication qui provoque une altération dans les enregistrements de la mémoire est de nature de nos jours à nous faire penser que la mémoire chez la pieuvre fonctionne peut-être comme une petite machine, à savoir que c’est quelque chose qui tourne en rond.

En quoi je ne suis pas en train de vous distinguer l’homme tellement de l’animal, car ce que je vous enseigne, c’est que la mémoire aussi chez l’homme est quelque chose qui tourne en rond. Seulement, c’est constitué en messages. Ce que j’appelle être constitué en messages veut dire que c’est une succession de petits signes, de plus ou moins, qui s’en vont[22] à la queue leu leu, et qui tournent là comme sur la place de l’Opéra les petites lumières électriques s’allument et s’éteignent. Ça tourne indéfiniment. La mémoire humaine c’est cela.

Seulement, c’est une vérité complètement inaccessible à l’expérience. Le propre de la mémoire telle que Freud l’appréhende, c’est ceci. Le processus primaire, le principe du plaisir, ça veut dire que la mémoire psychanalytique dont Freud parle, ce n’est pas n’importe quelle mémoire, c’est justement quelque chose de complètement inaccessible à l’expérience. Je vous demande autrement ce que ça peut vouloir dire que, par exemple, les désirs dans l’inconscient ne s’éteignent jamais. Parce que ceux qui s’éteignent, par définition on n’en parle plus. Cela veut dire qu’il y en a qui ne s’éteignent jamais, c’est-à-dire qu’il y a des choses qui continuent à circuler dans la mémoire et qui font que, au nom du principe de plaisir, l’être humain recommence indéfiniment les mêmes expériences, douloureuses dans certains cas. Précisément dans les cas où les choses se sont connotées dans la mémoire de façon telle qu’elles nous viennent sous le jour et sous l’aspect de ce qui persiste dans l’inconscient.

Si ce que je dis là n’est pas la simple articulation de ce que, en principe, vous savez déjà, mais qui est bien entendu ce que vous savez comme si vous ne le saviez pas, je me demande ce que c’est d’autre ! Simplement, j’essaie non seulement que vous le sachiez, mais que vous reconnaissiez que vous le savez.

Autre chose aussi est tout à fait clair dans ce texte. C’est que le processus de défense n’est pas un processus en tant qu’il intéresse la pensée analytique. C’est quelque chose de tout autre, c’est le passage de quelque chose, qui est un processus de mémoire au sens où nous avons bien limité le champ, d’un registre dans un autre. Car en fin de compte, à partir du moment où la mémoire n’est pas quelque chose qui se situe dans une sorte de continu[ité] de la réaction à la réalité considérée comme source d’excitation mais où c’est quelque chose d’autre…

Il faut en être pleinement conscient, et ce qui est tout à fait frappant, c’est que nous nous donnions tellement de mal alors que Freud ne parle que de cela, désordre, restriction, enregistrement. [Ce] ne sont pas simplement les termes de cette lettre. Il dit très exactement que c’est de cela dont il s’agit, ce qu’il y a d’essentiellement neuf dans sa théorie : c’est l’affirmation que la mémoire n’est pas simple, elle est enregistrée en diverses façons.

Quels sont alors ces divers registres ? C’est là que la lettre 52 apporte de l’eau à mon moulin.

Je le regrette, parce que vous allez vous précipiter sur cette lettre et vous allez vous dire, oui, c’est comme cela dans cette lettre, mais dans la lettre voisine ça ne l’est pas. Et vous n’allez pas voir qu’en réalité[23] c’est dans toutes les lettres, dans l’âme même du développement de la pensée freudienne, que s’il n’y a pas cela à la base, une foule de choses ne seraient pas explicables, qu’il serait devenu jungien par exemple.

Alors, la suite de ces registres, qu’est-ce que c’est ? Vous allez voir apparaître quelque chose que vous n’avez jamais vu, parce que jusqu’à présent pour vous il y a l’inconscient, le préconscient et le conscient.

On sait depuis longtemps comment les choses se passent, l’accès par ce système à la conscience[24]. Or[25] c’est un élément essentiel de la pensée de Freud que le phénomène de conscience et le phénomène de mémoire s’excluent.

Cela, il l’a formulé, pas seulement dans cette lettre, il l’a formulé dans son système de procès de l’appareil psychique qu’il donne à la fin de La Science des rêves. Il le prend à la fois comme une vérité, on ne peut pas dire absolument expérimentale [mais] comme une nécessité qui s’impose à lui par le maniement de la totalité du système. Et en même temps, on sent bien qu’il y a là un premier[26] a priori signifiant de sa pensée. En tout cas, je ne m’attarderai pas à pleinement élucider jusqu’où va cette affirmation, elle est fondamentale.

Premièrement, si nous [le] prenons dans le circuit de l’appréhension psychique, il y a la perception. Et cette perception qui implique, parce que nous l’appelons perception, la conscience, c’est quelque chose [qui] comme tel, pour Freud, dans son système, implique que ce doive être, comme il nous le montre dans la fameuse métaphore du bloc magique.

[Le bloc magique est] fait d’une sorte de substance plus au moins ardoisée sur laquelle il y a une lame de papier transparent ; vous écrivez sur la lame de papier et quand vous soulevez il n’y a plus rien, elle est toujours vierge. Par contre tout ce que vous avez écrit dessus reparaît en surcharge sur la surface légèrement adhérente qui a permis l’inscription de ce que vous écrivez, par le fait que le papier là où la pointe de votre crayon marque, fait coller ce papier à ce fond qui apparaît momentanément comme en le noircissant légèrement.

C’est là, vous le savez, la métaphore fondamentale par où Freud explique ce qu’il conçoit du mécanisme du jeu de la perception dans ses relations avec la mémoire.

Quelle mémoire ? La mémoire qui l’intéresse. Alors, dans cette mémoire qui l’intéresse il va y avoir deux zones, celle de l’inconscient et celle du préconscient et après le préconscient on voit surgir une conscience achevée qui ne saurait être qu’une conscience articulée.

Ce que je veux faire remarquer, c’est que les nécessités de sa propre conception des choses se manifestent, en ce qu’entre :

– la Wahrnemung[27] [perception] essentiellement fugitive, disparue aussitôt qu’apparue,

– et la constitution de ce qu’il appelle le système de la conscience, et même déjà l’ego, et même déjà il l’appelle déjà l’ego officiel – et offiziell en allemand veut bien dire officiel en français, dans le dictionnaire il n’est même pas traduit, on renvoie à ce qui regarde les préposés,

alors entre les deux il y a les Niederschrift [transcriptions]. Il y en a trois, et c’est là ce qui est intéressant dans le témoignage que nous donne cette lettre, l’élaboration par Freud de cette première appréhension de ce que peut être la mémoire dans son fonctionnement analytique :

– au centre il y a bien entendu le système de l’Unbewusst [inconscient] qui est même appelé là une Unbewusstsein [inconscience],

– et puis le système du Vorbewusste [préconscient].

Là [ça] part de la perception, ça va là à l’Unbewusst et au Vorbewusste[28]. Vous voyez, il manque quelque chose ?

Structures freudiennesXII

De quoi s’agit-il dans ce texte ? Tout au moins il s’agit de partir réellement, c’est-à-dire que d’abord nous donnons son sens à tout cela.

Il faut bien comprendre que contrairement à l’ordre de ce que je vous ai exposé tout à l’heure et bien que Freud donne ici des recoupements chronologiques (qu’il dise qu’il nous faut admettre qu’il y a des systèmes qui se constituent par exemple ici entre zéro et un an et demi, après cela un an et demi et quatre ans, et après quatre ans et huit ans, et après cela, et au-delà de quinze ans), malgré qu’il nous donne ces connotations et qu’il nous dise que ça réponde à quelque chose, qu’il faut aller chercher dans ces périodes le matériel des registres, etc., nous n’avons pas à penser, pas plus que je vous le disais tout à l’heure, que ces registres se constituent successivement.

Pourquoi les distingue-t-on et comment nous apparaissent-ils ? Ils nous apparaissent dans le phénomène psychanalytique, pour ne pas dire pathologique, et en ceci que le système de la défense consiste à ce qu’il ne réapparaisse pas, dans un système de la mémoire, des choses qui ne nous font pas plaisir. Donc nous sommes là dans l’économie officielle, et c’est dans l’économie officielle qu’il s’agit que nous ne nous rappelions pas de ce qui ne nous plaît pas. Et ceci veut simplement dire, premièrement qu’il s’agit de ne pas se rappeler des choses qui ne nous font pas plaisir, et que deuxièmement ceci est tout à fait normal. Appelons ceci défense. Ce n’est pas pathologique que je ne m’en souvienne pas, c’est même essentiellement ce qu’il faut faire : oublions les choses qui nous sont désagréables, nous ne pouvons qu’y gagner.

Une[29] notion de défense qui ne part pas de là fausse déjà toute la question qui est intéressante.

Et ce qui donne à ce terme de défense son caractère pathologique, c’est qu’il va se produire, autour de la fameuse régression affective, la régression topique.

Une défense [est] pathologique quand ce qui a été repoussé, exclu normalement dans un de ces systèmes de registration, dans un de ces discours du sujet – [ça] ne peut pas avoir d’autre sens –, la défense est pathologique quand elle se traduit d’une façon immaîtrisée par ce qui a été censuré tout à fait à juste titre dans le discours au bon niveau, et [est] passé dans un autre registre.

C’est que, dans cet autre registre, il se produit un certain nombre de phénomènes qui n’ont plus donc le droit au titre de défenses que du fait qu’ils ont des retentissements sur tout le système, et des retentissements qui par eux-mêmes sont injustifiables parce que ce qui vaut dans un système ne vaut pas dans un autre. Et c’est[30] en quelque sorte de cette confusion des mécanismes que ressort tout le désordre. C’est à partir de là que nous parlons de système de défense pathologique.

Mais que veut dire ceci ? Pour le comprendre nous allons partir du phénomène le mieux connu, de celui dont Freud est toujours parti, de celui qui explique l’existence du système Unbewusstsein. Pour le système Unbewusstsein, ici le mécanisme de la régression topique est tout à fait clair.

Au niveau d’un discours achevé, celui qui est le discours de l’offiziell ego, il y a dans l’ensemble cette sorte de superposition d’accords [et] d’incohérences[31] entre le discours, le signifiant, et ce qui est signifié, c’est-à-dire les intentions.

Les gémissements, l’obscurité, la confusion dans laquelle nous vivons tous et qui nous est habituelle, et grâce à laquelle nous avons toujours ce sentiment de discordance quand nous exposons quelque chose, de ne jamais être tout à fait à ce que nous voulons dire, c’est cela la réalité du discours. Ça consiste dans ce jeu qu’en fin de compte quand même, nous savons bien que le signifié est assez pris dans notre discours suffisamment pour notre usage de tous les jours. Quand nous voulons faire un peu mieux, c’est-à-dire aller à la vérité, nous sommes en plein désaccord, à juste titre, et c’est pour cela d’ailleurs que la plupart du temps nous abandonnons la partie.

Mais il y a un rapport entre la signification et le signifiant qui est justement celui qui est fourni par la structure du discours.

Alors, pour ce qui se passe au niveau du discours, l’inconscient, c’est tout[32] ce qui se passe au niveau des névroses qui nous ont fait découvrir le domaine de l’inconscient freudien en tant que registre de mémoire ; qui consiste en ce que, au niveau du discours,

c’est-à-dire à ce que vous entendez quand vous m’écoutez, et qui est quand même quelque chose qui existe, même plus  que ce que je peux vous dire, puisqu’il y a de nombreuses fois où vous ne comprenez pas, donc ça ex-siste,

et ce discours en tant que chaîne temporelle signifiant[e], une névrose consiste en ce qu’au lieu de se servir des mots, le bonhomme se sert de tout ce qui est à sa disposition, il vide ses poches, il retourne son pantalon, il y met ses fonctions, ses inhibitions, il y entre tout entier, il s’en [c]ouvre lui-même dans le dos, du signifiant, c’est lui qui devient le signifiant, c’est son réel ou son imaginaire qui entrent dans le discours.

Si les névroses ne sont pas cela, si ce n’est pas cela que Freud a enseigné, j’y renonce ! Donc là, c’est tout à fait clair et ça définit parfaitement le champ hystérique et des névroses obsessionnelles.

Ce qui se passe ailleurs, dans un champ qui est le champ qui nous surprend, qui est le champ problématique, qui est le champ où apparaissent essentiellement les phénomènes de la Verneinung, c’est quelque chose qui traditionnellement, toujours par Freud, a été situé au niveau du [Bewusste]. Ici il traduit des choses qui doivent venir, elles aussi, de quelque part, d’une chute de niveau, d’un passage quelque part d’un registre dans un autre, et ici curieusement, singulièrement elles se manifestent avec le caractère du nié, du désavoué, du posé comme n’étant pas existence. Nous avons tout au moins la notion que quelque chose de tout autre est utilisé, des propriétés du langage : d’une propriété qui sans aucun doute nous apparaît comme très première, puisque le langage est le symbole comme tel, et, connotation de la présence et de l’absence, il l’est en tant que matériel signifiant.

Mais ça n’épuise pas la question de la fonction de la négation à l’intérieur du langage, car c’est dans ce cas que gît leur duplicité (au moment où on vous dit loin [Fort] parce que pour l’instant il est là, au moment où vous le rappelez [Da] parce[33] que justement il est parti). Ici bien entendu nous avons cette fondamentale relation à la négation de ce qui est là.

Mais autre chose est son articulation cohérente dans la négation. Il y a là quelque chose qui pose en lui-même son problème, et tout le problème est peut-être dans cette espèce d’illusion de privation qui naît de l’usage commun, répandu, qui est le premier usage de la négation. Toutes les langues comportent toute une gamme de négations possibles, et certainement importantes, qui vaudraient une étude spéciale (la négation en français, la négation en chinois, etc.). L’important, c’est que ce qui paraît être une simplification dans le discours recèle une dynamique, mais que cette dynamique nous échappe, qu’elle est secrète.

Le[34] degré d’illusion qu’il y a dans le fait qu’une Verneinung, c’est simplement constater l’accent qu’il y a, à propos de quelque chose qui apparaît.

Par exemple, dans un rêve, « ce n’est pas mon père ». En tout cas chacun sait ce qu’en vaut l’aune, le sujet qui vous dit cela accuse le coup, et dit, nous sommes habitués à le prendre comme tel, que c’est là son père.

Et comme nous sommes contents, nous n’allons pas plus loin. Il n’en est pas moins frappant que ce qui est là une sorte d’aveuglement, une difficulté d’interprétation,  

Le sujet vous dit : « je n’ai pas envie de vous dire une chose désagréable… », là c’est tout à fait autre chose, il le dit tout à fait gentiment bien entendu, tout le monde aussi est habitué à considérer qu’il y a là une dynamique dont l’immédiateté est sensible, qu’il est en train effectivement de dire quelque chose de désagréable,

c’est parce que nous le ressentons que nous nous éveillons au mystère que peut représenter cette illusion de privation. Il y a ce que Kant a appelé une « grandeur négative », dans sa fonction non pas seulement de privation, mais dans sa fonction de positivité véritable de soustraction.

La question de la Verneinung reste toute entière non résolue. L’important c’est de nous apercevoir que Freud n’a pu la concevoir, et c’est là l’importance du texte sur la Verneinung, qu’en la mettant en relation avec quelque chose de plus primitif que la Verdrängung telle que je vous l’ai exposée tout à l’heure.

C’est-à-dire d’admettre formellement, et il le fait dans cette lettre, l’existence ici, pour que puisse avoir lieu le développement de ces premiers nœuds de signification qui seront ceux auxquels se reportera le refoulement dans sa fonction significative, il faut qu’il admette que la Verneinung primordiale comporte une première mise en signes, Wahrnehmungszeichen, c’est-à-dire qu’il admet l’existence de ce champ que je vous appelle le champ du signifiant primordial. Tout ce qu’il va dire ensuite dans cette lettre, comportant la dynamique des trois grandes neuro-psychoses auxquelles il s’attache, hystérie, névrose obsessionnelle, paranoïa, cela suppose et impose l’existence de cet état, de ce stade primordial qui est le lieu élu de ce que je vous appelle la Verwerfung.

Pour le comprendre vous n’avez qu’à vous reporter à ce dont Freud fait constamment état, c’est-à-dire que toute historisation, si primitive soit-elle, c’est-à-dire toute organisation en système mnésique – c’est-à-dire qu’il faut supposer toujours une organisation qui est déjà une organisation au moins partielle de langage dans l’antériorité, pour que le langage puisse fonctionner – tout[35] ce qui passe dans l’ordre de la mémoire est toujours, dans ces phénomènes de mémoire auxquels Freud s’intéresse, phénomène de langage.

En[36] d’autres termes, il faut déjà avoir le matériel signifiant pour faire signifier quoi que ce soit.

En[37] d’autres termes, ce que Freud fait entrer en ligne de compte par exemple dans le cas de l’Homme aux loups,

dans L’Homme aux loups, il est admis que l’impression primitive est restée là pendant des années, ne servant à rien, que pourtant elle est déjà signifiant, que c’est au moment où elle a à dire son mot dans l’histoire du sujet reconstruite, c’est-à-dire où elle ne joue pas à titre de refoulement, où elle intervient dans la construction si difficile à ressaisir des expériences du sujet entre un an et demi et quatre ans, et c’est justement un peu avant qu’avec toutes les précisions historiques qu’y apporte Freud, l’enfant a vu la fameuse scène primordiale,

le signifiant est donné primitivement.

Il n’est rien, tant que le sujet ne le fait pas entrer dans son histoire, dans une histoire qui prend son importance entre un an et demi et quatre ans et demi, non pas parce que le désir sexuel serait [plus ou] moins là qu’un autre [mais] parce que le désir sexuel est ce qui sert à un homme à s’historier pour autant que c’est au niveau du désir sexuel que s’introduit pour la première fois et sous toutes ses formes, la loi.

Vous voyez donc l’ensemble de l’économie de ce que nous apporte Freud avec ce simple schéma de cette petite « lettre [52] ».

Ceci est confirmé par mille autres textes. Dans un texte que l’un d’entre vous, que je louais d’apporter la contradiction autour de ce qui est en train ici d’essayer d’être élaboré, me faisait remarquer par exemple[38], à la fin du texte du « Fétichisme[39] », on peut très bien voir aussi là quelque chose qui se rapporte très directement à ce que je viens de vous expliquer. Il y apporte une révision essentielle à la distinction qu’il a faite des névroses et des psychoses, en disant que dans les psychoses c’est la réalité qui est remaniée, qu’une partie de la réalité est supprimée. Et là il dit des phrases extrêmement frappantes. Il dit que la réalité n’est jamais véritablement scotomisée. Il distingue deux choses qui se rapportent très précisément au sujet dont nous parlons, c’est-à-dire que

– les fonctions peuvent être là présentes, prêtes à s’exprimer, prêtes à surgir, du désir manifeste qui est en relation avec cette réalité, bien loin que la réalité soit trouée,

– mais c’est[40], dit-il, la vraie idée qui manque dans le cas de la psychose ; et[41] c’est en fin de compte à une déficience du symbolique qu’il se rapporte, même si dans le texte allemand dont je vous parle, c’est le terme de réalité qui reste, terme qui est utilisé pour la [Realität] oubliée dans la psychose, je veux dire qui[42] manque dans la psychose. Car vous le verrez d’après le contexte, [ceci] se révèle expressément, ne peut vouloir dire justement qu’un manque, un trou, une déficience du symbolique.

Aussi bien n’avez-vous pas vu que le phénomène primordial quand je vous montre des cas concrets, des patients, des gens qui commencent à nager dans la psychose, qu’est-ce que c’est ? Je vous en ai montré un qui croyait avoir reçu une invite d’un personnage qui était devenu l’ami, le point d’attache essentiel de son existence. Ce personnage se retire, dit-il, et il se[43] montre dans son histoire simplement dans cette perplexité liée à un corrélat d’incertitude[44], qui est ce par quoi s’annonce l’entrée, l’abord de ce que j’appelais tout à l’heure le champ interdit, dont l’approche constitue par elle-même l’entrée dans la psychose.

Comment y entre-t-on ? Comment le sujet est-il amené, non pas à s’aliéner dans le petit autre, dans son semblable, mais à devenir ce quelque chose qui, de l’intérieur du champ où rien ne peut se dire, fait appel à tout le reste, au champ de tout ce qui peut se dire. C’est-à-dire qu’il évoque tout ce que vous voyez manifesté dans le cas du président Schreber, à savoir ces phénomènes que j’ai appelés de frange au niveau de la réalité, qui s’organisent d’une façon qui est nettement lisible dans l’ordre imaginaire et qui l’aident bien.

[Ce] qui est devenu significatif pour le sujet, c’est le rapport au signifiant de la relation érotique que le désir fondamental de la psychose, ce qui fait que les sujets, leurs délires, ils les aiment, les psychotiques, comme ils s’aiment eux-mêmes[45]. À ce moment-là, il n’a pas fait « Le Narcissisme », il touche du doigt quelque chose, il ajoute d’ailleurs très rapidement que c’est là que gît le mystère, celui même dont il s’agit, [que] la question est là.

Qu’est-ce que ce rapport dans lequel le sujet entre, qui est toujours signalé de quelque façon par les phénomènes eux-mêmes dans la psychose, ce rapport du sujet au signifiant, cette sorte de rapport du sujet vivant au domaine du signifiant ? Quelles sont les frontières de l’expérience qui font que le sujet tout entier verse dans cette problématique ? C’est là la question que nous nous posons cette année, et c’est là aussi la question où j’espère que je vous ferai faire avant les grandes vacances quelques pas supplémentaires.

 

[1] La Psychanalyse,1956, n°1.

[2] dact : que cette sorte

[3] dact : que ce double

[4] dact : de ce

[5] dact : de notre propre image

[6] dact : et on

[7] dact : dans

[8] dact : et dans

[9] dact : voix

[10] Freud, o.c.  p.290.

[11] dact : je joue

[12] dact : Je dis ce que l’expérience de nos malades et de ce qu’il nous faut penser de ces relations, en ce qu’elles signifient, impliquent une étape primitive d’apparition de signifiant comme tel dans le monde qui est en question et comme quand je vous le dis, comme nécessité structurale

[13] dact : de savoir si cette Verwerfung

[15] dact : dans

[16] dact : Freud

[17] dact : qui recouvre

[18] dact : de quelque chose

[19] Voir M. Griaule et G. Dieterlen, Le Renard Pâle, Paris, Institut d’Ethnologie, 1965.

[20] dact : mes mains

[21] dact : et nous a été livrée

[22] dact : qui s’enfoncent

[23] dact : dans la réalité

[24] dact : de la conscience

[25] dact :

[26] dact : une première a priori

[27] dact : Verneinung

[28] dact : Unbeurz et au Vorbeurestein

[29] dact : La notion

[30] dact : et que c’est

[31] dact : d’accord, de cohérence

[32] dact : que tout

[33] dact : c’est parce que

[34] dact : que le

[35] dact : et tout

[36] dact : qu’en d’autres termes

[37] dact : qu’en d’autres termes

[38] dact : que par exemple

[39] « Le Fétichisme » (1927), in La Vie sexuelle, PUF, 1968 voir p.133 et note.

[40] dact : que c’est

[41] dact : que c’est

[42] dact : qu’il

[43] dact : le

[44] dact : liée à un corrélatif de certitide

[45] dact : qui est devenu significatif pour le sujet, c’est le rapport au signifiant de la relation érotique que le désir fondamental de la psychose,  que ce à quoi qui fait que le sujet, leurs délire, il les aime les psychotiques, comme ils s’aiment eux-mêmes.