Les ruses de la transmission : L'infant de Parme, E Badinter
10 juin 2009

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TYSZLER Corinne
Nos enseignements



Corinne Tyszler dans sa réflexion sur cet ouvrage nous introduit à deux niveaux de lecture. Elle nous rend sensible à un mot/signifiant qui nous est particulièrement inaudible aujourd’hui : le maître.
Nous ne savons plus ce que c’est un maître, sauf à le dénoncer ; nous répugnons également à l’idée d’une fabrique du maître et à toute position d’exception.
Dans l’histoire de L’infant de Parme, il y a cette volonté de fabrication d’un enfant en lieu de l’éduquer : c’est la praxis qui prend la place de la poésis. C’est l’éternel problème de la modernité. Le trait d’une société totalitaire est de vouloir conditionner, fabriquer les hommes.
Le deuxième axe sera l’angoissante question de la Critique des Lumières dans la distinction, opérée par Freud, d’un "Tu peux savoir" et "Tu dois savoir" Il faut se rappeler qu’en allemand le "Je dois" du Soll inclut la dimension du Autre.

Tours et detours de la transmission

Il existe un petit livre d’E. Badinter, "L’Infant de Parme", qui raconte comment la meilleure éducation avec les meilleurs philosophes du moment se solde par un ratage formidable. Ce sont les raisons de ce ratage qui vont nous permettre de mettre en lumière, c’est le cas de le dire, ce que suppose la transmission. Vous le verrez, Ferdinand va jouer un tour à ses instructeurs, mais la question qui nous intéresse est de savoir autour de quoi peut s’établir la transmission et quels en sont les détours inattendus. C’est à ce point qu’intervient dans le récit la soeur de l’Infant qui, par obliquité, par détour, va bénéficier de cet enseignement à l’insu de tous.

Je vais dans un premier temps vous faire un résumé de ce petit livre tout à fait passionnant, et ensuite avec nos outils de doctrine en faire un deuxième tour.

L’Infant de Parme est un petit essai qui restitue sur un mode historique la fable vraie d’une désillusion majeure, celle de l’éducation poursuivie sans relâche avec des philosophes des Lumières sur un enfant, Ferdinand, fils du Duc Philippe de Parme lui même fils de Philippe V d’Espagne, et de Louise Elisabeth fille aînée de Louis XV.

Ferdinand a 6 ans, âge auquel tous les princes de son âge doivent "passer aux hommes", comme il est dit à cette époque. Arraché ainsi aux jupes de sa gouvernante, il est confié à la férule de Kéralio qui, désormais, a la tâche d’en faire un homme accompli. Ce dernier a été choisi par sa mère à la cour de son père, dans l’exigence d’un enseignement philosophique des Lumières loin des bigoteries. Kéralio va rester 12 ans auprès du prince, et d’autres noms viendront s’y adjoindre comme Condillac, nommé précepteur dont la philosophie a inspiré l’Encyclopédie, ou Dutillot et d’autres encore. Ferdinand doit incarner l’idéal philosophique. Toute l’Europe est tournée vers cette expérience. Au début, l’Infant fait figure de rêve, il comprend tout, a soif d’apprendre, a de la douceur et de la sagesse et possède un goût pour le raisonnement. Kéralio, Condillac et Dutillot travaillent dans une harmonie exemplaire, soumettant le prince au plus austère des régimes. Kéralio le surveille sans relâche, n’hésitant pas à le battre durement.

Ferdinand on le voit, n’a plus de vie d’enfant, aucune place n’est laissée aux préoccupations de son âge, et surtout il est délaissé depuis sa tendre enfance par sa mère qui, bien que l’aimant tendrement, préfère séjourner à Versailles pour obtenir de son père avantages et faveurs. C’est là un point important, puisque c’est sa soeur Isabelle qui lui prodiguera la tendresse qui lui fait défaut chez sa mère, jusqu’à ce qu’elle quitte Parme au moment de son mariage, mais nous y reviendrons.

Pour revenir à l’expérience, Condillac son précepteur, dit son enthousiasme : "Je suis extrêmement content, et je ne pouvais désirer de trouver un sujet qui eût des dispositions plus heureuses et qui fût mieux préparé". C’est ainsi que, sûr de sa conviction que les "enfants sont capables de raisonner et que les notions les plus abstraites sont à leur portée", Condillac fait ingurgiter à son élève une quantité ahurissante d’ouvrages littéraires et philosophiques. Ce sera, comme on s’y attend, un échec sur toute la ligne : Ferdinand ne cesse de courir derrière les processions, d’être fasciné par toutes les bigoteries, dessine des Saints pour les accrocher aux murs de son cabinet. De plus, lui qui avait montré des talents intellectuels incontestables, va par la suite faire la démonstration de son manque de sérieux, de dignité, et d’infantilités en tout genre. Le comble du ratage sera bien évidemment le rétablissement de l’Inquisition par Ferdinand.

Le propos d’Elisabeth Badinter est sans doute une critique des Lumières, mais elle souligne surtout la dérive qui existe lorsqu’un enseignement est imposé par la contrainte, et dévoile ainsi la féroce ambition de celui qui est censé le transmettre.

Quant à notre thème, je le disais plus haut, la caricature de ce ratage peut, peut-être, nous permettre de faire une autre lecture au travers de nos outils psychanalytiques tels que, entre autres, transfert, désir et manque. Ces éléments de doctrine sont à entendre comme articulés les uns aux autres. Je vais prendre appui sur eux et tenter de dégager certains points de tension.

Si, comme nous le répétons souvent, le transfert est au coeur des apprentissages, existe-t-il une relation transférentielle entre l’Infant et ses instructeurs ? Autrement dit, existe-t-il un écart, une disparité d’ordre symbolique entre eux ? A tout le moins, on peut constater qu’il y a un grand écart qui au départ semble faire illusion. En effet, Ferdinand émeut Kéralio par sa douceur et sa sagesse, sa capacité d’ingurgiter les connaissances. Seule compte la volonté de façonner un prince éclairé et d’en faire un modèle de pédagogie. La relation transférentielle est ici ancrée dans un registre imaginaire, où aucune place n’est laissée à l’élève dans la façon de se saisir des connaissances et de se les approprier ; l’écart ainsi tend à s’effacer mettant sur le même plan élève idéal et idéal de l’instructeur. Bien plus, si l’infant a pu au départ, comme tout enfant, régler son désir sur celui de ses parents, le désir de l’Autre devient un impératif, une exigence qu’il incarne ce prince accompli dans ce qui aurait pu être le respect des Lumières, mais qui est devenu peu à peu une hégémonie pédagogique. On peut même avancer que l’élève Ferdinand, si éclairé soit-il, ne pouvait pas trouver d’autre interstice, d’autre écart, que celui là même tant redouté et abhorré par sa mère et la pensée du moment, à savoir la bigoterie dans toute sa bêtise. A cet égard, l’Infant de Parme surnommé "il bigotto illuminato" par l’un de ses derniers biographes, a privilégié le premier sur le deuxième, on est loin de l’encyclique de J.P. II, Foi et Raison, de cette tension maintenant cet écart entre ce qui est ici une croyance et la Raison.

"Déchiré par des exigences contradictoires, écartelé entre deux mondes qui se haïssaient, le pauvre prince ne put jamais danser sur ses deux pieds, tel l’ours de leibniz. Encore plus triste, peut être, fut l’espérance perdue dans le pouvoir de la raison en lequel les encyclopédistes avaient tant voulu croire."

C’est au fond tout un travail de finesse que de maintenir un écart entre désir et exigence, écart et écartèlement, autorité et autoritarisme. L’autoritarisme de Kerelio ou Condillac est semble-t-il un règle imposée par la société d’alors, mais aussi par la mère de Ferdinand. Si les parents dans le meilleur des cas, délèguent l’autorité à l’enseignant, c’est que d’une part ils le créditent dans sa position de transmettre les connaissances là où eux-mêmes acceptent d’être manquants. Bergès disait souvent : le drame des petits garçons c’est de tromper sa mère avec la maîtresse : pourquoi apprendre avec celle-ci puisque Maman, elle, sait tout ? Les philosophes engagés au duché de Parme sont inféodés à la férule de Louise – Elisabeth, et ils ne peuvent donc ainsi être crédités dans leur position d’enseignant dans une indépendance que seule peut permettre son exercice (aujourd’hui, les parents occupent trop le terrain scolaire, parfois dans un bras de fer avec les professeurs).

Un autre écart est à souligner et qui, dans notre histoire fait défaut. C’est celui qui logiquement se creuse entre demande faite à l’enseignant et la réponse qu’il en donne. Autrement dit, le manque a été soigneusement évacué dans cette dynamique. L’Europe des Lumières, rappelons-le est tournée vers cette expérience unique imposée à l’Infant de Parme, et il porte seul sur ses épaules tout l’espoir des nouveaux Philosophes. L’écart entre la demande et le résultat est là aussi caricatural. C’est oublier que l’enseignant ne dispense pas seulement des savoirs, mais quelque chose qui, à son insu, passe par sa parole. Autrement dit, l’enseignant ou l’instructeur ne peuvent être réduits à des détenteurs, voire des marchands de savoir où chaque élève viendrait se servir à sa guise. Esther Tellermann l’explique fort bien dans un article à paraître dans le JFP, où elle envisage, de sa place d’enseignante, "jongler entre l’armature rhétorique de programme de lettres qui nécessite un savoir faire, et l’ouverture sur la langue des grands textes classiques. En se réappropriant la langue de Racine par exemple. "Surgit" écrit-elle "la question du défaut autour de quoi tournent les textes littéraires. C’est tout l’intérêt de la place vide à partir de laquelle il est "possible de donner à l’autre une place dans son apprentissage". Il n’est point besoin de prendre pour exemple le livre d’E. Badinter pour mettre en valeur qu’un enseignement aussi éclairé soit-il, ne peut toucher, entamer l’autre s’il est lui-même bouché par un trop plein d’excellences ! La disparité, dont nous nous faisons en tant que psychanalystes les chantres comme les répétiteurs, est aussi à l’endroit de l’enseignant qui a à accepter que son enseignement ne produise pas du même, autrement dit qu’il renonce à vouloir se reproduire. L’Infant de Parme, à cet égard, n’a-t-il pas parfaitement ingurgité la somme des connaissances pouvant par la suite briller en le récitant à la Cour ? C’est à ce point qu’est mis en jeu un autre écart, celui qui existe entre devoir de savoir et désir de savoir. Le "tu dois savoir" est probablement l’équivalent, suggère Melman dans le JFP à paraître sur l’Ecole ; quelle transmission ?, d’un "commandement religieux", et il est remarquable de voir que notre Infant, loin d’être dans une énonciation, va de plus en plus promouvoir dans un clivage parfait, non seulement une bigoterie, mais un discours totalitaire dont l’effet est le rétablissement de l’Inquisition.

N’y a-t-il pas aujourd’hui cette dérive où se substituerait au "tu peux savoir" le "tu dois savoir" ? Le premier dans sa formulation permet la rencontre du désir de l’enseignant et celui de l’élève (rencontre – instituer – fonder), c’est l’aération du "tu peux" qui autorise une mise en jeu désirante de l’un comme de l’autre. Mais le "tu peux" ne garde son statut d’énonciation qu’au prix du maintien de la disparité symbolique, y compris dans le semblant.

Pour en venir à présent à Isabelle, la soeur de Ferdinand. Celle-ci va rédiger "Réflexions sur l’éducation", prenant à contre-pied celle qu’elle et son frère ont reçu. Elle a assisté aux leçons que son frère recevait et a été témoin de l’extrême sévérité des maîtres. Elle dénonce dans son ouvrage cette dernière, écrivant : "Elle ne corrige pas, n’inspire pas le respect…, inspire la haine et le désir de se venger, la méfiance, le désir de se tromper, ôte tout sentiment, rend dur et insensible, capable de tout mal" Elle leur oppose la "douceur méprisée aujourd’hui, mais qui gagne le coeur des enfants et crée la reconnaissance, l’attachement, la franchise, forme leur esprit et coeur, les rend complaisants et faciles à conduire." Isabelle a rédigé plusieurs textes aussi bien sur la politique, la philosophie, la religion et le féminisme. Elle était très en avance sur son temps et fut une authentique intellectuelle. (Elle a épousé l’Archiduc Joseph d’Autriche, futur empereur Joseph II. Là-bas, elle a conçu un amour flamboyant pour sa belle soeur, Marie Christine, dont E. Badinter a retrouvé la correspondance).

Ainsi c’est bien elle, Isabelle, qui par détour, par obliquité, va avoir les bénéfices des connaissances transmises au cours de son éducation à la Cour de Parme. Obliquité, car elle n’a pas la tâche d’incarner l’idéal voulu par ses maîtres. C’est cet écart qui lui permettra d’avoir une parole d’énonciation, questionnant ainsi sa position subjective et celle de ses parents comme de ses instructeurs.

Le détour vient ainsi creuser une place vide autour de laquelle va s’articuler ce que nous appelons le savoir. Le savoir est ainsi ce qui fait manque dans les connaissances, c’est cet objet là qui, lorsqu’il est mis en commun entre l’enfant et son aîné, l’enfant et son professeur peut faire émerger la curiosité et le désir d’apprendre.