Dans son livre Lacan. Le maître absolu.[1], Mikkel Borch-Jacobsen s\’était attelé à une analyse documentée et serrée de la \ »pensée\ » de Lacan. Certes, l\’approche philosophique, inévitablement, ratait le spécifique de la psychanalyse en traitant le travail de Lacan comme un système philosophique pour conclure à son imperfection comme tel, puisqu\’il ne tiendrait en définitive que de la parole de Lacan (l\’engagement de l\’auteur dans sa parole qui dans la logique de Peirce s\’appelle \ »phasis\ » est ainsi qualifié de \ »parole oraculaire\ »). Mais l\’entreprise ne manquait pas de mérite, sauf à exonérer précisément et à l\’inverse, l\’auteur des motivations de sa propre parole : ce livre[2], \ »commande\ » de l\’éditeur, \ »Au lecteur de s\’en servir, ce n\’est déjà plus l\’affaire de l\’auteur.\ », nous avertissait-il d\’entrée. Le philosophe est, comme chacun sait, un lecteur absolu : des suites, il s\’en lave les mains. Sa position dans l\’affaire, il l\’avouera pourtant clairement en les trempant, les mains, notamment, dans le Livre noir de la psychanalyse, elle est celle d\’un idéologue arc-bouté contre la psychanalyse. Il récidive cette fois avec un livre, hélas, bas et inconsistant où le lecteur pressé ou peu informé pourrait bien ne pas démêler ce qui peut constituer un réel apport à l\’histoire de la psychanalyse de ce qui relève de la \ »presse people\ ».
Présenté ici comme philosophe et historien, l\’auteur nous avertit d\’entrée : \ »Pas de théorie, pas de commentaires : je m\’en suis tenu à la surface des faits, des documents et des témoignages disponibles…\ ». Pur lecteur, à nouveau ! Comme s\’il ne savait pas qu\’ainsi la théorie implicite opère masquée dans la manière de présenter, articuler, juxtaposer les soi-disant faits, laissant croire au lecteur qu\’il a lui-même opéré les liens qui lui sont suggérés. Quant aux commentaires, au sens trivial, il en est truffé : incidentes, toujours péjoratives, parfois humoristiques, dernière phrase de chaque cas assassine, in cauda venenum.
Premier procédé douteux : présenter tout uniment comme des patients de Freud aussi bien Bertha Pappenheim (Anna O), traitée par Breuer, au motif qu\’\ »elle appartient de plein droit à l\’histoire de la psychanalyse\ » (p. 7), qu\’Ernst Fleischl, traité par la cocaïne en substitut de la morphine, puis présenter comme des cas d\’analyses (ratées évidemment !) les patientes reçues dans la décennie 80 ou au début des années 90 sur la même \ »surface\ » que les analyses effectives d\’après 1900, pour mettre en contradiction, a posteriori, le psychanalyste Freud avec ses pratiques (antérieures) effectives : utilisation de l\’hypnose et de médicaments notamment. Si bien que les évolutions de la pensée et de la pratique freudiennes, apparaissent au lecteur comme purement circonstancielles et opportunistes.
Procédé également curieux pour un philosophe et historien, la logique des cas, telle qu\’apportée par Freud, n\’est d\’ailleurs même pas énoncée ni, évidemment, analysée et critiquée, sauf la pétition de principe que Freud voyait son complexe d\’Œdipe partout et arrangeait les \ »faits\ » en conséquence.
Le présupposé de base, non formulé, est clairement que l\’inconscient n\’existe pas, ni donc le refoulé et le retour du refoulé, c\’est une élucubration de Freud à quoi il pliera l\’expérience pour la faire coller à ses théories. Il régit la présentation de la plupart des cas selon le schéma suivant :
1) Le symptôme présenté par le ou la patiente n\’avait rien à voir avec un retour du refoulé névrotique : soit il s\’agissait d\’un trouble organique, soit il s\’agissait d\’un trouble psychotique méconnu par Freud et qu\’il se serait résolu à traiter, comme tout le monde, par des médicaments plus ou moins appropriés ou dont il se serait finalement débarrassé par une hospitalisation;
2) A la fin de sa vie, selon des témoignages des proches, le ou la patiente souffrait toujours des mêmes maux que la psychanalyse n\’aurait donc pas guéris, voire souvent aggravés.
Ainsi, tout au long du livre, l\’auteur applique ce principe repris du livre La conscience de Zeno d\’Italo Svevo qu\’il cite à propos du patient Bruno Veneziani : \ »La meilleure preuve que je n\’ai pas eu cette maladie [la maladie d\’Œdipe], c\’est que je n\’en suis jamais guéri.\ » (p. 155). Prenons, par exemple, Elisabeth von R., venue consulter Freud pour une astasie-abasie, avec une douleur à la cuisse qu\’il rapporte aux soins donnés à son père mourant, douleur qui va s\’exacerber dans son lien à son beau-frère, alors que sa sœur se marie tandis qu\’elle doit continuer à soutenir seule la maisonnée. Rien sur la logique et la dynamique du cas telle que dégagée par Freud à partir des dires de la patiente (l\’équivalence entre le symptôme et l\’énoncé équivoque autour du signifiant solitude : Alleinstehen = tenir debout seule), mais l\’affirmation qu\’elle souffrait de rhumatismes, puis le témoignage de sa fille selon lequel elle n\’aurait jamais reconnu être amoureuse de son beau-frère et, pour finir, l\’affirmation qu\’ensuite, elle souffrait toujours de rhumatismes et que donc Freud ne l\’avait pas guérie ! Tout comme la baronne von Ferstel qui \ »à près de quatre-vingt douze ans ne pouvait toujours pas se coiffer seule.\ » (p. 83).
Idem pour Katharina, qui n\’est d\’ailleurs pas non plus, une patiente de Freud, mais une rencontre de vacances : ses états d\’angoisse liés au fait d\’avoir vu son père avec sa cousine, \ »n\’étaient qu\’une réponse somme toute assez normale à des événements bouleversants\ » (p. 64), nul besoin de penser que ces évènements soient venus rencontrer un désir œdipien refoulé. L\’angoisse serait donc une pure réponse de l\’organisme à son environnement. Mais en quoi voir son père avec sa cousine serait-il un évènement \ »naturellement\ » bouleversant ? Et pourquoi ne pas y réagir plutôt par le dégout, la colère, ou la dépression, ou la jalousie ?
Autre procédé curieux pour un historien, le point de vue de Freud sur le cas est ramassé en quelques lignes (fut-il ensuite étoffé par de nombreux éléments pris dans le texte de Freud, mais sans guillemets) et systématiquement présenté comme suspect et intéressé (théoriquement et financièrement) tandis que les témoignages des proches, souvent de deuxième ou troisième main, parfois piochés chez le sulfureux \ »détective\ » Peter Swales, mais souvent aussi tirés, hors contexte, de biographes d\’obédience psychanalytique (Eissler, Ellenberger…), sont pris comme argent comptant et comme \ »faits objectifs\ ». Depuis quand les proches (ou les descendants de proches), sont-ils bien placés pour apprécier les effets d\’une psychanalyse d\’un membre de leur famille qui aura souvent été conduit par la cure à se démarquer de la \ »névrose familiale\ » ? N\’entre-t-il pas dans la méthodologie de l\’historien d\’examiner la validité des témoignages qu\’il recueille, d\’en hiérarchiser la valeur selon leur nature (leur origine, leur destinataire…), leur qualité (directs ou indirects, contemporains ou après-coup…) ? Les psychanalystes, les psychothérapeutes et aussi les médecins savent bien comment ils peuvent être rendus responsables par les proches de l\’évolution de la pathologie des patients (nombre de schizophrènes ou de cancéreux auraient ainsi été aggravés par le traitement …). Ils savent aussi comment tel aveu recueilli dans le cadre du secret du cabinet (désirs érotiques ou vœu de mort à l\’égard de proches) ne pourra pas être soutenu ensuite devant ces derniers. Traiter ainsi les dits \ »témoignages\ » suppose soit une totale méconnaissance du statut de la parole, soit une parfaite mauvaise foi.
Il faut encore ajouter à cela toutes sortes de procédés douteux qui font pencher plutôt pour la seconde hypothèse : ainsi, le fait d\’écarter toutes les analysants didactiques (qui auraient pu produire des témoignages par trop élogieux), puisqu\’il s\’agit d\’un livre sur les \ »patients\ », mais de retenir Anna Freud puisque son analyse était à la fois didactique et thérapeutique ! Pour évidemment conclure sur l\’assujettissement d\’Anna à son père : \ »Antigone mourut vierge et fidèle.\ » (p. 197). Rien sur le fait qu\’elle doit peut-être à cette position d\’avoir échappé aux camps d\’extermination, à la différence de ses sœurs ! Comme quoi, il est bien difficile d\’apprécier \ »objectivement\ » les effets et conséquences d\’une analyse sur une vie. Sur une mort tout autant : l\’auteur produit ainsi de nombreux rapprochements incidents entre Freud, ou un de ses disciples ou l\’analyse ou la famille Freud, avec des décès. Par exemple pour Anna, celui de Robert Burlingham, \ »père et mari dévoué\ » (cela va de soi ?), après son divorce d\’avec Dorothy et le litige autour de la garde des enfants : \ »En mai 1938, Robert régla le problème pour tout le monde : il se jeta du 14ème étage de l\’immeuble où il habitait à New York.\ » (p. 195). Idem pour son fils Bob : \ »Il souffrait des mêmes cycles maniaco-dépressifs que son père mais Anna refusait qu\’il prenne des médicaments. Il mourut à l\’âge de cinquante-quatre ans. (p.197). La causalité est rarement explicitement affirmée (sauf pour Pauline Silberstein \ »pour qui le traitement de Freud avait eu une issue funeste\ », p.45) mais, comme dans le rêve, si la conjonction de coordination ou de subordination n\’y est pas, la juxtaposition répétée ne peut que la créer dans l\’esprit du lecteur. Ainsi pour cette patiente, Margit Kemzir, que Freud aurait reçue pendant quatorze jours, \ »vraisemblablement envoyée pour vérifier si ces douleurs n\’étaient pas d\’ordre hystérique\ » (p. 84), patiente qu\’il a renvoyée comme un cas de paranoïa et qui s\’est \ »pendue dans un hôtel de la ville par désespoir au sujet de son état sans issue.\ » (p. 84). Et l\’auteur de compenser l\’indigence des informations (à peine une page du livre) par un fac-simile de l\’avis de décès dans la Neue Freie PressLe choc des photos ! (pour Pauline Silberstein, ce sera l\’indication du numéro de la tombe et de l\’allée du cimetière qui viendra créer chez le lecteur l\’impression d\’une recherche objective, fouillée et précise, tandis qu\’à l\’inverse, on ne compte pas le nombre de \ »vraisemblablement\ » et de \ »on peut supposer que\ » qui sont ensuite traités comme faits avérés).
Bref, il s\’agit d\’une instruction exclusivement à charge où Freud est implicitement présenté comme responsable de l\’évolution péjorative, voire mortelle de nombre de ses \ »patients\ », tantôt parce qu\’il les a mal traités, tantôt parce qu\’il a renoncé à les traiter, ou encore parce qu\’il les a traités à l\’aide d\’un médicament dont on ne connaitra que plus tard la toxicité (le Sulfonil pour Mathilde Fleischer, p.31). Et, à chaque fois que Freud reconnait dans ses articles ou sa correspondance une erreur passée, dans sa pratique ou sa conceptualisation[3], l\’aveu que certains considèreraient comme un témoignage d\’honnêteté scientifique dans un \ »work in progress\ » est systématiquement porté au débit de Freud comme une preuve d\’incompétence ou d\’ignorance, ou encore de naïveté suffisante pour s\’être fait \ »délibérément berner\ » (p. 183) par Margarethe Csonka (la \ »jeune homosexuelle\ »), tout comme par le laboratoire Parke-Davis dont il aurait recopié la feuille promotionnelle pour son article sur la cocaïne. Quelques exceptions tout de même : Anna von Vest qui dut \ »au Professeur Freud d\’avoir encore eu trente années de bonne santé\ » (p. 98), au prix de n tranches d\’analyse (dont la dernière gratuite), Albert Hirst mais parce qu\’il l\’a traité plus comme un thérapeute familial (p.120), ou un thérapeute \ »persuasif\ » (p. 121), ou encore Ida Bauer (Dora), pour avoir reconnu le bien fondé de ses accusations contre M. K. Pour un peu, il inventait les thérapies cognitives et la victimologie !
Mais, au total, Freud apparaît au fil des pages comme un opportuniste, menteur, manipulateur, ajustant ses théories au gré des intérêts du moment, essentiellement motivé par l\’ambition et le souci de tirer un maximum d\’argent de riches juifs bourgeois et aristocrates de la société viennoise (L\’auteur émaille son texte d\’allusions au prix exorbitant des séances, d\’évaluations de la \ »facture\ » totale de l\’analyse de tel patient, de références de Freud au souci de gagner de l\’argent dans les lettres à Fliess, d\’une donation obtenues d\’une baronne…), le tout de concert avec un réseau de médecins juifs viennois qui se renvoient mutuellement ces proies fortunées.
Quant à savoir pourquoi nombre de ces patients, présentés comme insatisfaits et mécontents de leur traitement inefficace par Freud, sont revenus, comme l\’auteur le souligne, consulter cet homme antipathique, cynique, incompétent à deux, trois reprises, voire plus au cours de leur vie, quelquefois malgré son avis, allez comprendre ! Le transfert peut-être ? Mais s\’il n\’y a pas d\’inconscient, il n\’y a pas de transfert ! Ni positif, ni négatif. Et donc aucune motivation inconsciente à l\’acharnement de l\’auteur contre Freud et la psychanalyse.
Nancy le 25 novembre 2012.