Les paranoïas : un véritable baromètre de notre lien social
20 juillet 2023

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NURAL Umur Yiğit
Journées des cartels
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Les paranoïas : un véritable baromètre de notre lien social

Présentation de cartel sur le séminaire « Les Paranoïas » de Charles MELMAN

Umur Yigit NURAL

L’aiguille du baromètre révèle également une hausse de pression entre les générations en Turquie. La dimension du clivage entre les jeunes et les âgées qui sont le plus souvent du côté du pouvoir politique d’ailleurs est de plus en plus visible depuis les manifestations du parc de Gezi à Istanbul en 2013. Certes, le défi intergénérationnel existe depuis très longtemps mais ce qui est devenu un instrument politique en Turquie n’est plus seulement un défi qui se porte sur une question de transfert intergénérationnelle. Il s’agit d’un clivage radical qui ferme les générations dans leurs bulles et qui ne permet pas un échange symbolique. Nous entendons souvent les noms des catégories sociologiques comme « la génération Z » ou « Boomers » à la télévision, sur les réseaux sociaux et même dans la rue. De nos jours, les jeunes se présentent désormais comme les membres de telle ou telle génération et les âgées nous rappellent souvent qu’ils connaissent bien « la Turquie ancienne » celle où il n’y avait que des difficultés économiques et politiques. Chaque génération est isolée de son côté par ses propres conceptions du monde et il nous apparait que le feu de Prométhée n’a plus sa valeur d’échange entre les générations.

Le Un unifiant, autour duquel les différentes générations se réunissent, construit une société divisée en de petites communautés. Au prix de la perte de la différence subjective, les individus s’inscrivent ainsi dans un groupe en s’appropriant une identité partagée. Il n’y a donc plus de différences subjectives entre chaque membre du groupe, mais l’identité groupale distingue la communauté des autres, comme le décrit Serge Lesourd, en révélant la structure du communautarisme.1 Ce modèle soutient une masse sans faille qui est l’effet « d’une forclusion de la castration » comme le dit également Jean-Marie Forget dans une intervention vers la fin de ce séminaire.2 Cette structure sociétale produit en conséquence une réaction paranoïaque qui repose sur la violence envers l’autre et sur le déni des différences subjectives. A la place de tenter de dérober le feu (côté des jeunes) ou de le conserver (côté des âgées), comme l’image d’un défi intergénérationnel, nous constatons plutôt la destruction et l’exclusion d’une génération envers l’autre. Les jeunes et leurs actes sont la plupart du temps estampillés « terroristes » ou « traitres », et les âgées sont ainsi devenues des « perroquets » qui répètent sans arrêt leurs anciennes expériences traumatiques. Ces exemples sortent du discours de notre lien social actuel en Turquie. Ce lien social n’est plus régi par l’échange symbolique mais par les mouvements des catégories identitaires. Ces mouvements chamboulent constamment entre eux afin de s’efforcer de rester à jour : la génération Z, la génération و, les loups gris, les boomers, les pros machins, les écolos, les influenceurs, les bobos, les musulmans anticapitalistes etc. Le sujet se trouve donc réduit à un signe, à une identité dans son rapport à la société. Le jeu du signifiant qui rend possible l’échange intersubjectif reste ainsi en panne. Comme le dit Charles Melman dans le séminaire, c’est « la transformation du signifiant en signe »3.

Pour illustrer mon propos, je vous donne deux exemples cliniques. L’une des jeunes participantes à mon projet qui porte sur la communication intergénérationnelle dans un EHPAD à Istanbul en 2016, m’a avoué qu’elle avait toujours eu peur d’être dans l’échange avec les personnes âgées, comme si ces gens étaient des monstres avec leurs corps vieillissant et leurs discours relativement catégoriques. La lecture du séminaire de Melman peut alors nous donner une possibilité de comprendre que ce monstre devant lequel cette jeune femme éprouve une certaine angoisse serait l’incarnation imaginaire de l’Autre qui n’est pas tempéré par la fonction symbolique du signifiant. Nous pouvions être « à l’aise et tranquillisé devant la catégorie de l’Autre »4, nous dit Melman, à la faveur de l’opération du Nom-du-Père par rapport à l’instance phallique. Cette opération rend donc possible un lieu dans l’Autre sur lequel les représentations peuvent défiler et circuler. La trace de la forclusion de l’instance phallique permet au sujet de tisser une connexion de S1 à S2, un pacte que nous appelons l’échange symbolique. Ledit signifiant « monstre », nous apparait coupé et isolé de ce S2 ce qui est donc le lieu de la chaine signifiante qui donne à S1 sa valeur symbolique. Cette coupure détermine la structure de xénophobie que cette jeune femme exprime sous une forme d’angoisse. Dans la mesure où cette instance phallique dans l’Autre apparait dans le champ de réalité, ce signifiant « monstre » se trouve pétrifié, sans connexion au S2 dans sa logique de la réduction en signe.

Dans un autre exemple clinique, le malaise d’un jeune homme à l’égard de son nom de famille apparait sous une forme paranoïaque. Il dit que « l’on ne partage pas le nom de famille mais on le confisque à la génération précédente ». Il tombe ainsi sans arrêt dans une jalousie excessive vis- à-vis de son père. Cela suscite également chez lui un risque d’exclusion de la filiation. Il se confronte alors à un père qui conserve la clé d’être homme, juste pour lui-même. Par ses idées envahissantes sur « comment je vais devenir un vrai homme », ce jeune homme est enfermé dans une quête identitaire sous une forme paranoïaque. Ce dont nous parlons ici correspond à l’impossibilité d’un transfert intergénérationnel du nom qui est issu de l’opération par rapport à l’instance phallique. Ainsi, la valeur d’usage du phallus symbolique qui inscrit le sujet dans une génération et sous un nom, ne fonctionne plus. Le sujet cherche donc cette valeur d’usage à l’extérieur, dans le marché qui la commercialise, comme le dit Melman :5 les experts donnent leurs méthodes, les gourous partagent leurs méditations, les communautés offrent au sujet leurs idéologies… Notre ère de soupçon révèle alors le statut du sujet actuel dans sa revendication de son ex-sistence qui se trouve divisé entre les différents registres au risque de sa subjectivité.

 

1 S. Lesourd, Comment taire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales, Erès, 2010, p. 215.

2C. Melman, Les paranoïas, p. 542.

3 Ibid., p. 261.

4 Ibid., p. 108.

5 Ibid., p. 527.