Les paranoïas: un véritable baromètre de notre lien social
20 juillet 2023

-

Journées des cartels
image_print

 

Les paranoïas : un véritable baromètre de notre lien social

Özge Soysal

 

Ce travail en cartel est composé de trois participants de Turquie et de France, dont moi, Umur Yiğit Nural de Paris, Özge Soysal d’İzmir et Sevinç Beyza Toktay d’İstanbul. Nous nous sommes réunies chaque 3 semaines pendant deux ans à la suite des travaux de réflexion sur les caractéristiques du discours dominant de notre lien social à partir de nos diverses expériences cliniques. D’où le choix de ce séminaire de Charles Melman sur les paranoïas qui date des années de 1999-2000 et 2000-2001 qui nous permet d’identifier plus clairement les phénomènes de notre actualité.

Certes, cette actualité a plusieurs axes, économique-politique et social concernant la pluralité de notre monde et nous ne penchons sur le sujet qu’en tant que psychanalystes, car nous ne sommes ni des politiciens ni des économistes ni des sociologues.

Cependant, le populisme en tant qu’une des nouvelles contaminations de notre actualité nous incite paradoxalement à faire une lecture globale des phénomènes qu’on aurait pu appeler autrement local et spécifique d’un pays tout en écrasant les différences qui pourrait beaucoup apporter à la pensée. Le discours du Un du nationalisme, les fanatismes de toutes sortes et la normalisation d’une aliénation à un leader ou aux ex-pères du discours de la science sont les ingrédients habituels de notre quotidienne en Turquie.

Mais il y a aussi la révélation d’un phénomène qui est assez déterminant et bousculant : c’est la rupture qui s’est creusé de plus en plus entre la réalité régie d’une imaginaire sans appuies symboliques, donc angoissante -car elle risque de réduire le sujet au néant- et les lois de l’altérité. Cette rupture entre les différents registres a des effets remarquables sur les vécus corporels définie en clinique comme “morcelé” “tranché” “évanouie” “perdu” ou « visé », d’où la recherche des calmants unifiants pour cette souffrance énorme de certains sujets. La montée du discours nationaliste est avancée comme l’Un de ces calmants unifiants. Ce qui correspond politiquement bien avec ce projet de l’Un, car cela se répercute aussi avec la fragmentation de certaines villes en des endroits marqués par les phénomènes de l’immigration.

İl est clair que vivre avec le semblant est devenu assez problématique et insupportable dans notre actualité, parce qu’il exige pour le sujet une restriction de la satisfaction. Et cela explique surement la raison de notre préférence pour vivre dans un monde « factice », comme le dit T. Todorov. Les seuls lieux de sans « faux-semblant » d’après ses termes, sont des lieux où on se heurte au réel où il ne rigole plus[1]. Comme c’est souvent le cas dans les paranoïas, les sujets se divisent entre intérieur et extérieur ou bien devant ou derrière -devant ou derrière l’écran par exemple- d’une manière catégorique qui ne permet pas à l’interconnexion des espaces. Voici une question : si cette construction de l’ex-time grâce à la torsion de la bande de möbius ne s’effectue pas, quels en sont les effets ?

Nous constatons la force de la censure dans certains discours des patients en clinique comme l’une des effets de cette tentative de différenciation qui reste catégorique. Car la disparation de cette torsion dans la structuration qui implique l’exclusions de certaines lettres de la chaine signifiant qui sont les porteuses de l’excès de jouissance en même temps que l’introduction de l’Autre symbolique en tant qu’il assure le respect de ce qui lui échappe[2] produit une conséquence comme l’élision de la subjectivation de la perte ainsi que la dialectisation des contradictions. En effet, l’interconnexion et la flexibilité des espaces au niveau des bords n’est possible que s’il y a la symbolisation du trou structural du langage en tant qu’une perte subjective. Voilà, une des grandes lignes de ces séminaires qui nous a beaucoup travaillé. Une jeune fille qui participe au concours de « qui veux être millionnaire » à la télévision, répond à la question de ce qu’elle ferait avec l’argent qu’elle va gagner ainsi : « Je vais acheter un ami qui serai franc et sincère avec moi et qui va encourager mes réussites ». D’un côté cette jeune fille est bien consciente que la franchise et la sincérité sont des appuis symboliques importants dans un lien d’amitié. Mais d’un coté elle pense que cela peut s’acheter avec de l’argent. D’un côté elle est à la recherche d’un rapport humaine fondamental et d’un autre coté elle veut être la maitresse de cette relation selon ses propres vœux. Ce n’est ni le fruit d’une rencontre ni un engendrement d’un travail subjectif de chacun dans un lien. Les espaces et les registres restant sans tissages, la réalité est dotée d’un imaginaire imposant et cru.

Mais, soyons franc, comme le veut d’ailleurs cette jeune fille, est-ce qu’on n’a pas dépassé cette frontière où non seulement tout règle est négociable mais chacun a la liberté maintenant de mettre sa propre règle selon son gout ? Et y compris les gouvernements avec ses règlementations passagers sous le prétexte d’une protection dans les moments de crise qu’ils ont eux-mêmes créés. Nous éprouvons le sommet de l’inflation en Turquie après vingt ans et cela a des effets remarquables sur le plan social et relationnel. D’abord cela radicalise la rupture entre le sujet et les autres en élidant toute responsabilité envers l’autrui et en légalisant la règne de l’arbitraire sur le plan social. Et puis cela produit plus profondément cette facticité dont la question de la vérité ne fait plus des soucis dans les relations. Alors voici une autre question : Comment on va prendre des passages entre les espaces, si la question de la vérité ne nous arrête plus avec toute sa complexité pour rappeler justement non pas la coupure mais l’écart structurale qui fait lien entre les différents registres.

Nous sommes loin de faire ici une lecture exhaustive de ces phénomènes ni ces séminaires de Melman dont il est question. D’abord il y a plein de choses intéressant dans ce séminaire qui méritent d’être prise leçon par leçon. Et puis il s’ouvre en plusieurs couches au fur et à mesure en réarticulant les différentes formes de paranoïas aux concepts majeurs de la psychanalyse. Nous avons l’impression que c’est à la fois très évident, cela parle de soi toutes ces exemples de notre vie quotidienne, ces diverses anecdotes d’un travail clinique, cela suit une logique et cela prend une nouvelle tournure à chaque fois en suivant de ce qui a été abordé précédemment et invite à une lecture passionnée comme si on lisait un roman policier dont on est curieuse de la suite. Mais en même temps non, pas du tout, parce que c’est un séminaire qui est très dense et complexe à la fois et appel à la responsabilité du lecteur pour qu’il trouve son propre fil, sa propre interrogation, ses propres issus sinon on reste perdu dans cette aventure ou bien scotché au texte.

Donc d’où l’intérêt de notre question qui s’est dessinée ainsi à partir de ces prémisses : comment entendre la question des paranoïas comme un véritable baromètre de notre lien social ? D’abord les paranoïas, car d’une méconnaissance moïque de notre réalité psychique qui nous est maintenant familier depuis la thèse de Lacan[3] à l’une des formes de psychose qui se différencie par exemple de schizophrénie, il s’agit d’un large éventail. En tout cas, la raison que Melman donne au commencement de son séminaire à ce qui rend d’une certaine façon inévitable son projet sur les paranoïas est l’une des propriétés déterminant de notre époque. Nous sommes les habitants de l’ère de soupçon et cela veut dire que ce qui domine nos échanges sociaux, c’est la suspicion. Mais ce qui est encore plus questionnant, si on suit le cheminement de ce séminaire, c’est que c’est une suspicion qui se veut être certaine, c’est à dire fermée, close une foi pour toute. Autrement dit ce n’est pas un soupçon qui a le statut de doute en rapport avec la structuration du manque qui nécessiterait un temps logique pour le nouage de RSI. Mais c’est plutôt le résultat d’une recherche et une lutte pour le Bien qui dénie le réel avec ses versants de l’impossible, l’imprévisible ou de la surprise et sa prise en compte symbolique. Donc, la bascule va vers une paranoïa destructive de l’autre plutôt qu’un effort subjectif de garder son écart, c’est-à-dire sa lecture par rapport au paranoïa moïque et commun (le mode paranoïaque de connaissance du monde).

[1] Le magazine Philosophie, Tzvetan Todorov dialogue avec Andreï Kourkov, no 42, septembre 2010, 32-36p.
[2] C. Melman, Les paranoïas, leçon du 18 Novembre 1999, p.62.
J. Lacan, 1932, De la psychose paranïique dans ses rapports avec la personnalité, Seuil: Points.